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D’ADULTES ET DE JEUNES ADULTES

CHAPITRE 2. L’ORTHOGRAPHE DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS

4. ZOOM SUR UNE DIFFICULTÉ EMBLÉMATIQUE DU FRANÇAIS : LES MORPHOGRAMMES

4.2. LES LETTRES MUETTES ET LE PRINCIPE DE DÉRIVATION

L’hétérographie en français, comme pour la morphologie, est à la source de la volonté de lever à l’écrit des ambiguïtés et de garder trace à l’écrit d’informations qui ne sont pas nécessairement inscrites dans la chaine sonore. Elle se traduit par une distinction graphique entre homophones, souvent sur la finale des mots (SAIN vs SAINT, COURS vs COURT). Mais c’est parfois la forme complète qui est impactée comme dans SANG et CENT, et pourtant ces deux mots ne sont pas plus différents d’un point de vue phonographique que le sont SANG et SANS que seul le dernier graphème distingue. Très souvent, le radical graphique qui est commun au mot simple et à ses dérivés trouve son origine dans l’étymologie, notamment à des formes empruntées au latin. Blanche-Benveniste et Chervel (1969) soulignent que les mots dérivés qui ont recours au latin, et qui sont donc plus « savants », ont une écriture plutôt simple, qui se conforme aux valeurs de base du code car ils ne sont « […] pas tenus, comme

les mots de base moins savants, d’inclure dans leur graphie l’amorce de dérivations qui découleraient d’eux. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 166). Mais le système de

dérivation en français n’a pas uniquement recours à l’étymologie. Pour faire référence aux formes de dérivation non latines (SIROP, SIROTER), Blanche-Benveniste et Chervel (1969) parlent de dérivation « populaire ». Les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie au XVIIème et XVIIIème siècle témoignent des nombreux ajustements effectués à cette époque. Par soucis de simplification, certaines lettres muettes disparaissent complètement (ex. ENCORES), d’autres partiellement car elles subsistent dans leurs dérivés (FRUICT devient FRUIT mais on conserve le « c » dans FRUCTUEUX). Certaines sont conservées (CERTES) alors que d’autres sont ajoutées (SOURIS) (Fayol et Jaffré, 2014).

Pour Blanche-Benveniste et Chervel (1969 : 164), le code a parfois su tirer parti des ressources qui sont offertes par les transformations, la plus importante étant « celle qui fait passer les

consonnes de leur valeur muette en fin de mot à leur valeur de base dans le dérivé : petit, petite » et la plupart des consonnes muettes en fin de mot se justifient par leur rôle dans la

dérivation. Même si certaines transformations font apparaitre, entre les graphèmes, des relations qui ne sont pas inscrites dans le code, le remplacement de certains graphèmes trouve néanmoins sa justification dans le fonctionnement des dérivés. Par exemple le remplacement du « v » par un « p » dans certains dérivés (comme LOUP > LOUVETEAU et dans certaines séries comme RECEVOIR > RÉCEPTION) s’explique par une régularité dans le code qui veut que « v » ne peut pas se trouver en fin de mot car il n’a jamais la valeur zéro et ne peut non plus être suivi d’une consonne. Son remplacement par un « p » n’est pas non plus le fruit du hasard : dans l’évolution phonétique qui mène du latin au français, /p/ étymologique a souvent été remplacé par /v/ en position intervocalique (exemple RIPA > RIVE).

Certaines séquences sont impossibles à noter en français et c’est le recours à la sémiographie qui permet de relier les mots à leurs dérivés et de résoudre certains problèmes phonographiques :

- la cédille de balançoire permet ainsi de maintenir le « c » du radical BALANCER tout en conservant le /s/ ;

- le maintien de la valeur de base du « t » dans la séquence « -tion » /tjõ/, qui permet de distinguer la forme verbale PORTIONS (/pɔrtjõ/) du nom PORTION(S) (/pɔrsjõ/) s’explique également par le recours à la sémiographie : la valeur /t/ du graphème « t » de la forme verbale trouve sa justification par son rapport de dérivation à l’infinitif PORTER.

Les alternatives proposées par la dérivation forment également des réseaux associatifs qui indiquent les familles de mots ainsi que les formes canoniques de la dérivation :

« Le code s’est moulé au plus juste selon les besoins de la dérivation, et n’a pas cherché à généraliser des solutions graphiques en dehors des problèmes précis qui lui étaient soumis. Il y a des séquences de phonèmes qui sont impossibles à écrire en français si l’on s’en tient aux lois du code phonographique. Comme elles n’apparaissent que dans des séries morphologiques précises, la difficulté a été résolue par des artifices qui ne valent que pour des cas particuliers de dérivation. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 165).

Ainsi par exemple, pour le même phonème /ɛ̃/, la graphie « –ain » se transforme en « -aine » et « an » (GRAIN, GRAINE, GRANULÉS) alors que la graphie «–ein » se transforme en « -eine » et « én » (PLEIN, PLEINE, PLÉNITUDE41) : « L’idéographie se manifeste ici comme une tendance

à multiplier sur le mot graphique les signes paradigmatiques. Les paradigmes indiqués sont aussi bien d’ordre lexical que grammatical. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 166).

Un même radical phonique est alors souvent associé à deux radicaux graphiques différents. Nous illustrons ce phénomène par deux exemples de dérivation : l’un portant sur le suffixe et l’autre sur le préfixe.

4.2.1. DÉRIVATION SUFFIXALE

Pour le radical DON, il existe deux séries qui se distinguent par le redoublement ou non de la consonne « -n » : DON, DONATEUR, DONATION (associés à des suffixes savants qui proviennent du latin : « -ateur », « -ation ») vs DONNER, DONNEUR, MALDONNE (dont le

radical -DONN intervient dans des formations d’origine française avec les formes verbales en « -er », « -e » et le suffixe « -eur »). Dans cet exemple, il y a deux niveaux de dérivation que l’orthographe manifeste par des formes graphiques distinctes que l’oral ne distingue pas. De nombreux mots suivent cette répartition42, ce qui introduit un facteur de cohérence et une régularité dans l’écriture de ces finales que nous devons à la sémiographie :

« Beaucoup d’alternances entre consonne simple et consonne double, qui peuvent apparaitre comme des irrégularités capricieuses de l’orthographe, s’expliquent par ce type de répartition […] la répartition se fait toujours selon le même schéma : consonne géminée pour le mot de base et consonne simple pour le dérivé. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 169).

Blanche-Benveniste et Chervel soulignent également que le choix de la finale semble davantage s’adapter aux paradigmes grammaticaux qu’aux paradigmes lexicaux. Par exemple, COURT prend un « t » final pour permettre de marquer le féminin COURTE alors qu’il devrait prendre le « c » de RACCOURCIR. Inversement, CRU et NU ont perdu la finale en « -d » d’origine (qui venait de CRUDITÉ et NUDITÉ) pour disposer d’une forme directement disponible pour le féminin : CRUE et NUE.

Il apparait enfin que « […] dans un conflit entre dérivé savant et dérivé populaire, c’est presque

toujours le dérivé savant qui impose sa marque : sirop porte le p de sirupeux et non le t de siroter. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 171).

4.2.2. DÉRIVATION SUR LE PRÉFIXE

La dérivation sur le préfixe se construit à partir de plusieurs règles. Lorsque la préfixation s’organise sur la base d’un mot qui a une existence autonome (ex. PORTER), il y a gémination de la consonne initiale (ex. PORTER > APPORTER ou FAIM > AFFAMER). Inversement, quand il n’y a pas de base autonome, il n’y a pas de gémination (ex. APAISER : A-PAISER). Cet exemple issu de Blanche-Benveniste et Chervel (1969) montre que cette règle n’est pas systématique : si elle l’était, la préfixation de APAISER se serait organisée sur la base du mot PAIX. La construction de la préfixation dépend donc également d’autres facteurs.

Dans l’exemple VRAISEMBLABLE, le « s » a valeur de /s/ alors qu’il ne devrait pas de par sa position. Selon Blanche-Benveniste et Chervel (1969), le /s/ semble conserver le statut d’initial de SEMBLABLE alors que VRAI et SEMBLABLE ne sont pas traités comme deux mots isolés : ils

42 « Les finales en -onation, -oniser, -onifier, -onor [etc.] qui comportent un élément radical et un suffixe savant, s’écrivent presque toujours avec un n simple, tandis que -onnaille, -onnaire, -onnée, -onneur sont toujours en n double. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 168).

auraient un statut intermédiaire entre l’autonomie et la fusion. Enfin, SALIR et RESALIR qui fonctionnent comme SENTIR et RESSENTIR n’appliquent pourtant pas la règle prévue. Blanche-Benveniste et Chervel (1969) soulignent ainsi que ce classement est plutôt arbitraire.

4.2.3. BILAN SUR LES LETTRES MUETTES ET LA DÉRIVATION

En somme, par rapport à ce problème des lettres muettes et de la dérivation, si la connaissance de la dérivation peut permettre de retrouver la graphie de base comme le « t » de CHANT > CHANTER, ce type d’opération n’est pas toujours possible (CHEMINOT, employé de chemin de fer vs CHEMINEAU, qui parcourt les chemins). Les travaux en psycholinguistique43 (notamment ceux de Sénéchal et al., 2000, 2006 ; Pacton et al., 2002, 2006 ; Béguin et al.2010) montrent que si cette stratégie est efficiente, elle n’est pas la plus utilisée chez les élèves qui semblent privilégier la récupération de la forme lexicale enregistrée grâce à l’effet de fréquence. Par ailleurs, d’autres travaux en linguistique comme ceux de Gak, (1976) et de Blanche-Benveniste et Chervel (1969) ont montré que la discrimination graphique des homonymes ne relevait pas d’un procédé cohérent et homogène mais a eu recours à plusieurs facteurs comme l’étymologie (avec parfois de fausses parentés), la morphologie (IL MARCHE vs ILS MARCHENT), la tradition (comme le fait de conserver une graphie qui témoigne d’une prononciation révolue) ou même l’arbitraire. Gak (1976) cite différents exemples :

- le « d » de POIDS qui le distingue de POIS résulte d’un rapprochement erroné avec le latin PONDUS alors qu’il est issu de la forme PENSUM ;

- le « c » de SCEAU qui le distingue de SEAU est arbitraire puisqu’il résulte de la forme latine SIGILLUM.

C’est alors le contexte qui est présent à l’écrit dans un texte qui doit permettre au scripteur de choisir la forme adéquate (SANG plutôt que CENT) puis les connaissances lexicales pour retrouver la forme graphique normée. Dans les dictées de notre enquête, un des items peut poser ce problème, SEL, par rapport à l’homonymie avec SELLE bien que la graphie SEL soit la plus fréquente et la plus transparente d’un point de vue phonographique. En somme, les lettres muettes font partie d’un problème généralisé en français écrit, celui des formes homophones qui sont également hétérographes. Nous verrons ce qu’il en est dans la partie résultats (chapitre 5). Les confusions seraient davantage présentes sur ce que Gak (1976) nomme les « homonymies totales », qui ont la même représentation phonique avec une distinction graphique mais une parenté de sens comme MARTYR (supplice) et MARTYRE

(supplicié). Thimonnier (1967) ajoute à cette catégorie certains homophones dont le contenu est pauvre comme certains mots outils (CES vs SES, CE vs SE, etc.), dont on sait qu’ils représentent des entrées traditionnelles de l’enseignement scolaire et des manuels sur l’orthographe.

L’exemple de la dérivation n’est qu’une des difficultés de l’orthographe du français, mais elle est très révélatrice de la complexité du système auquel le scripteur est confronté lorsqu’il écrit.

4.3.LA PRONONCIATION DES FINALES ET LA QUESTION DU « -E » MUET FINAL

Selon Blanche-Benveniste et Chervel (1969), toutes les consonnes qui se trouvent en finale peuvent se prononcer sans le secours du « e », mais celles qui sont prononcées dans cette position ont souvent un caractère étranger et appartiennent donc à des séries de mots assez restreintes. La prononciation de la consonne (ex. CLUB, SUD) apparaitrait comme un fait marginal à côté du type qui semble plus régulier, où elle n’est pas prononcée (ex. PIED, POING). Cette conclusion est basée sur une intuition. Blanche-Benveniste et Chervel (1969) soulignent en effet qu’il est impossible de déterminer avec précision si le type le plus régulier est effectivement celui où la consonne ne se prononce pas : NEF, SUBTIL, CAP vs CLEF, GENTIL ou DRAP. Catach (1980) estime la prononciation en hausse (FJORD, NET, VIS) sous l’effet des emprunts (voir section suivante).

À l’aide des outils actuels, des requêtes simples dans les dictionnaires peuvent permettre d’affiner ces analyses. On relève ainsi dans le Petit Robert électronique :

- 660 mots se terminant par la lettre « -f », dont beaucoup de mots en « -if », ce qui permet de penser que la finale se prononce le plus souvent mais 832 mots se prononcent /f/ en finale, parmi lesquels ceux en « -fe » et « phe » ;

- 180 mots se terminent par la lettre « p », là aussi a priori sonore (RAP, CAP).

Il faudrait également tenir compte de la variation dans la prononciation et de la dimension régionale : par exemple MOIS D’AOÛT se prononce selon les locuteurs /mwadut/ ou /mwadu/. Nous disposons aujourd’hui de plusieurs outils permettant d’effectuer des calculs de fréquence applicables à la finale des mots. Cette analyse sera présentée dans la partie méthodologie, d’après les mots de la dictée et en lien avec les choix graphiques des scripteurs de notre enquête.

Arrêtons-nous brièvement à présent sur le « -e » muet en français. Selon Catach (1980), l’idée du « -e » caduc final qui permettait selon une conception traditionnelle de faire prononcer la

consonne qui précède, est mise en péril par l’arrivée dans le lexique du français de nombreux emprunts dont la consonne finale est prononcée (FJORD, HAREM) et par la prononciation de plus en plus fréquente des lettres finales dans les monosyllabes (SOC, NET, MAT, VIS). « Dans

la mesure où certaines distinctions phonologiques disparaissent, la fonction des graphèmes correspondants est remise en cause […] » (Catach, 1980 :59). Dans la dictée d’IVQ, plusieurs

items entrent ainsi en concurrence avec d’autres mots dont l’absence de « -e » final n’empêche pas la prononciation de la dernière consonne : CONFITURE (item de la dictée) vs MUR ; TOMATE (item de la dictée) vs MAT /mat/. Pour d’autres en revanche, l’absence de « -e » final -en r-evanch-e conditionn-e la prononciation corr-ect-e44 de la consonne finale : FROMAGE (item de la dictée) vs AIRBAG, TAG /tag/ ; CERISE (item de la dictée) vs ANIS /anis/ pour qui l’absence de « -e » final en revanche conditionne la prononciation de la consonne finale. Dans la dictée, nous relevons également les items LIBRAIRIE et ÉPICERIE qui suivent la règle de formation des noms féminins en « -i » mais qui sont concurrencés par d’autres graphies comme FOURMI, SOURIS.

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