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D’ADULTES ET DE JEUNES ADULTES

CHAPITRE 2. L’ORTHOGRAPHE DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS

1. L’ORTHOGRAPHE : UN PROBLÈME DE SOCIÉTÉ

1.3.1. LES ENJEUX ET DIFFICULTÉS D’UNE RÉFORME

L’épineuse question d’une réforme de l’orthographe l’était déjà il y a 50 ans lorsque Peytard (cité par Lucci et Nazé, 1979) écrivait :

« […] pour beaucoup [l’orthographe] représente l’essentiel du langage, qu’elle recouvre et domine, autoritairement. Aussi, rien ne peut être fait ni dit de l’orthographe - et cela précède toute réforme, toute méthode - si d’abord le phénomène « orthographe » n’est pas situé, démythifié, dédramatisé ».

Il semble ainsi qu’aucune réforme ne pourra aboutir tant que les représentations de l’orthographe chez les usagers n’auront pas évolué et que l’orthographe ne sera pas considérée comme étant prioritairement un objet de communication. Lucci et Nazé (1979) vont même jusqu’à se demander si l’orthographe est tout simplement « réformable ». Les travaux de la « Table ronde sur la structure de l’orthographe française » (Catach, 1973) organisée par l’équipe de recherche du CNRS dirigée par Nina Catach, ont montré que seule une réforme restreinte sur un nombre limité de phénomènes aurait la chance d’aboutir, à moins d’une peu probable révolution.

Pour Blanche-Benveniste et Chervel (1969) en revanche, la nature même de l’orthographe nécessite une refonte complète, sous peine de voir s’installer des phénomènes de réactions en chaine (si la réforme était partielle) qui ne pourraient être résolus. Ils donnent l’exemple de la généralisation du digramme « an » qui note /ã/ et de ses conséquences :

- CENT > CANT et GENS > GANS = mais cette transformation ne peut subsister sans aménagement puisque la réalisation phonique n’est plus respectée (CANT = /kã/ et

GANS = /gã/) ;

- il faudrait alors remplacer le graphème à l’initial : CANT > SANT et GANS > JANS ;

- mais la graphie SANT (pour le nombre) serait aussi l’homonyme de la forme verbale : IL SENT > IL SANT.

Blanche-Benveniste et Chervel (1969) concluent que la mise en place de ce type de réforme nécessiterait d’abandonner deux principes importants constitutifs de notre orthographe : la différenciation graphique des homonymes et le respect de l’étymologie.

Quoi qu’il en soit, il apparait que cette volonté de réformer l’orthographe ainsi que les nombreux changements dans la manière de l’enseigner à l’école traduisent bel et bien l’existence d’un malaise. Lucci et Nazé (1979) se sont interrogés sur l’existence de ce malaise : est-il dû à l’orthographe elle-même, à ses enjeux dans la société et donc aux usagers eux-mêmes ou à la manière dont elle est enseignée ? L’explication se trouve probablement dans

toutes ces réponses. Pour de nombreux linguistes, une réforme profonde de l’orthographe et de sa pédagogie est nécessaire car l’orthographe ne devrait pas être si difficile à maitriser. Elle ne devrait pas non plus être si sélective et stigmatisante :

« Si l’orthographe française devenait simple, cohérente et logique, elle serait vite démythifiée et perdrait, dès l’école, une grande partie de son importance ; elle cesserait d’être un instrument de sélection et l’apprentissage de la langue, nous l’avons vu, s’en trouverait amélioré ; quant à l’adulte peu scolarisé, il retrouverait, peut-être, une certaine sérénité face à sa langue et à son emploi et pourrait reporter tout son intérêt sur l’élaboration de ses messages écrits et sur leur contenu. » (Lucci et Nazé, 1979 : 26).

1.3.2. UNE ORTHOGRAPHE PLUS « ÉCONOMIQUE » ?

Selon les propositions avancées pour réformer l’orthographe, il semble que deux niveaux se dessinent. En premier lieu, apparaissent des propositions permettant d’alléger le poids de son enseignement en supprimant certaines formes graphiques qui n’ont plus d’utilité aujourd’hui et qui sont accusées de surcharger la mémoire des usagers. Il s’agit par exemple des pluriels des noms en « -x » qui ne sont que des variantes du cas général en « -s » (Fayol et Jaffré, 2014). Une réforme plus radicale apporte l’idée d’une orthographe plus « économique ». La notion d’économie de l’orthographe est régulièrement utilisée lorsque sont abordées des thématiques comme la complexité de l’orthographe du français ou la question d’une réforme. Cette notion suggère de recourir à des graphies qui permettraient au lecteur d’identifier plus rapidement les mots et au scripteur de gagner également en efficacité. Mais nous pouvons nous interroger sur les limites de telles graphies, entre une écriture purement phonétique qui ne transcrirait que la forme orale sans tenir compte des règles de distribution et de position spécifiques au français (pour CERISE, dans les dictées de notre enquête, cela pourrait donner

serise, cerize, sriz ou même criz) ou une écriture que l’on pourrait qualifier de

phonographique, qui respecterait les règles graphiques (la forme criz serait exclue au profit de serise par exemple).

Nous avons retrouvé ces graphies dans les dictées IVQ et nous avons été confrontée à des choix parfois difficiles :

- la graphie criz ou sriz permet-elle de retrouver la forme CERISE qui à l’oral peut être prononcée /səriz/ ou /sriz/ ?

- rhum peut-il être lu /rym/ (comme HUME se lit /ym/) ou renvoie-t-il davantage à la

Ces exemples nous ont amenée à distinguer les graphies dites phonétiques de celles qui sont phonographiques pour expliquer des compétences à l’écrit différentes chez les scripteurs qui les utilisent (voir chapitre 4 qui présente notre méthodologie). Et il nous est apparu que les graphies les plus simples comme sriz pour /seriz/ ne sont pas nécessairement les plus aisées pour le lecteur. Jaffré et Fayol (2008) ont en effet montré que les graphies qui seraient économiques du point de vue du scripteur le seraient moins pour le lecteur et qu’il s’agirait alors de trouver dans la graphie, un équilibre entre des besoins contradictoires : les graphies phonétiques permettraient au scripteur de communiquer plus rapidement et avec moins d’effort (geste graphique, temps, fatigue, etc.), mais pour le lecteur en revanche, la tâche se complexifie :

Exemple de graphies que l’on pourrait qualifier de phonétiques recueillies dans les dictées IVQ : sl pour SEL ; libreri pour LIBRAIRIE ; sol à nel pour SOLENNEL.

1.3.3. UN ATTACHEMENT PARFOIS IRRATIONNEL À L’ORTHOGRAPHE

Il n’est pas possible d’envisager le système orthographique et ses évolutions de façon isolée, en dehors de ses usages, du côté des scripteurs comme des lecteurs et il faut prendre en compte aussi le rapport à l’écrit. Or, l’orthographe fait l’objet d’un attachement parfois irrationnel.

Lucci et Nazé (1979) soulignent que les plus conservateurs à l’égard de l’orthographe (qu’il s’agisse de scripteurs dits « moyens » ou de « lettrés ») invoquent souvent le caractère esthétique du français pour justifier le maintien de ses graphies et les exemples choisis pour étayer cet argument jouent davantage sur les jeux de mots qu’ils n’illustrent le caractère esthétique du français : ainsi nouillorque pour NEW-YORK fera évidemment sourire parce qu’il rappelle la graphie nouille et son signifié.

Tout scripteur a pu se dire qu’une graphie n’est pas « jolie » lorsqu’elle n’est correctement orthographiée. Dans notre enquête, certains scripteurs interrogés sur la graphie des pseudo-mots ont justifié leur choix par des arguments d’ordre esthétique. De même certains puristes, selon Lucci et Nazé, avancent que l’orthographe ne peut changer sans altérer la signification même des mots qui sont les témoins d’un héritage riche. Le côté irrationnel prend ici toute sa signification en touchant au mysticisme. Car nous l’avons vu, le plus souvent, les graphies ne portent plus les marques du passé : on peut observer que l’on n’écrit plus doubter ni eschole. Dans l’enquête de Péret, Sautot et Brissaud (2008), il transparait des discours des stagiaires qu’ils se sentent investis d’une mission dans le domaine orthographique et ils adoptent ainsi une attitude très normative (« gardien de la norme ») car ils ont conscience de l’importance

et de la valeur sociale qui est accordée à l’orthographe. En même temps, l’analyse de leurs écrits montre qu’ils ont une connaissance partielle du système linguistique : « Cela ne doit pas

être sans rapport avec une forme de culpabilité fréquente dans ce domaine chez les enseignants, ou a contrario avec des attitudes très normatives qui les protègent d'aléas théoriques qu'ils maitrisent mal. » (Péret et al., 2008 : 4). Concernant la question d’une

réforme, leur discours est ambigu : tout en admettant sa nécessité, ils sont plutôt contre et leurs arguments sont ceux qui sont rapportés dans la littérature depuis les années 1990 (dont principalement celui de la permanence, avec l’idée que les changements n’apporteraient que des confusions). Ils ne sont par ailleurs que mal (voire pas) informés des rectifications de 1990, et certains, lorsqu’ils les connaissent, pensent qu’il ne s’agit que de propositions. Péret et al. (2008) rapportent aussi le cas d’une stagiaire ayant appris l’orthographe avant 1990 et qui applique, sans le savoir, l’orthographe rectifiée de 1990.

1.4. BILAN SUR L’ORTHOGRAPHE ET LA SOCIÉTÉ

Depuis l’origine, l’orthographe du français (et son enseignement) est le point d’ancrage d’enjeux et de passions considérables. Il suffit de voir le nombre important de réformes proposées, qui n’ont jamais abouti ou qui n’ont apporté que de modestes changements. Et pourtant la complexité de l’orthographe du français est avérée, car nous l’avons vu, son histoire explique que dès le départ elle est la source de nombreuses incohérences, à cause du nombre limité de lettres latines disponibles pour transcrire tous les phonèmes de la langue orale. Il en découle que sa maitrise totale se révèle peu probable :

« […] personne ne peut se vanter de sortir indemne de la célèbre dictée de Mérimée. Il faudrait pour cela connaitre l’orthographe académique de tous les mots du dictionnaire et apprendre chaque année tous les mots nouveaux ; mots dont la forme orale ne laisse pas toujours préjuger la forme écrite. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 12).

Connaitre l’orthographe aujourd’hui, c’est être capable de choisir la bonne graphie parmi un ensemble de formes possibles et maitriser, lorsque les aspects lexicaux ont été surmontés, tous les aspects grammaticaux. L’orthographe grammaticale constitue une difficulté majeure de l’orthographe du français, notamment parce que la plupart des marques de morphologie sont soit homophones (le /e/ de CHANTÉ, CHANTAIT), soit silencieuses (le « -s » de FROMAGES pour /fRomaʒ/ ou le « -nt » de JOUENT pour /ʒu/)30.

30Nous développons dans la section 2 du chapitre 3, les apports de la psycholinguistique concernant l’acquisition de la morphologie flexionnelle et dérivationnelle.

En matière d’orthographe, les préjugés sont anciens et bien implantés avec par exemple l’immanence d’une orthographe éternelle (Jaffré, 1992) ou la supposée baisse du niveau en orthographe avec le prétendu âge d’or de l’orthographe évoqué par Manesse et Cogis (2007). Si c’est à l’école primaire que revient principalement la formation des élèves en langue écrite, il semble que certaines acquisitions sont nécessairement repoussées. Mais comme le dénoncent Manesse et Cogis (2007 : 211) « Peut-on en effet exiger des adolescents

d’aujourd’hui qu’ils maitrisent aussi bien la langue qu’autrefois alors qu’ils disposent de moins de temps pour la mémoriser et qu’ils ont davantage de matières à étudier ? ». Se pose alors la

difficulté d’une optimisation de l’enseignement de l’orthographe au vu des attentes à la fois de l’école mais surtout de la société et des contraintes de temps qui pèsent aujourd’hui sur l’enseignement avec des programmes chargés, liés aux nouvelles matières qui suivent l’évolution de la société comme les nouvelles technologies, les langues vivantes, etc.

Enfin, l’attitude irraisonnée qui va jusqu’à la passion chez certains usagers face au mot constitue également un frein important à toute réforme et le rejet des arguments d’ordre esthétique au profit de choix plus fonctionnels semble loin de constituer une évidence. Du côté des jeunes enseignants, le résultat de l’enquête de Péret, Sautot et Brissaud (2008) est plutôt édifiant : en décalage entre leur pratique de l’orthographe et leurs discours, ils tiennent des discours normatifs tout en ne possédant que des connaissances parcellaires du système linguistique et une connaissance limitée des processus cognitifs qui sont nécessaires à son apprentissage. Ces différents éléments les placent, lorsqu’ils commencent à enseigner, dans une insécurité linguistique : « […] la reconfiguration du rapport à l'orthographe des élèves

qu'ils furent, en rapport à la norme des enseignants qu'ils deviennent se heurtent à quelques obstacles » (Péret et al., 2008 : 8).

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