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Les Tahitiens furent peut-être moins surpris que nous ne OH SHQVRQV SDU O¶DUULYpH GHV Européens. En tout cas, ils étaient habitués à gérer la présence de nouveaux venus dans leurs îles, car elles étaient inlassablement parcourues par les pahi, les grandes pirogues doubles pontées, qui servaient à la fois à transporter les biens et les personnes. Toute arrivée G¶pWUDQJHUTXLSRXYDLWGpVWDELOLVHUO¶pTXLOLEUHSUpFDLUHGHVFRPPXQDXWpVIDPLOLDOHV était régie par des procédures rituelles.

« /HV pWUDQJHUV YHQDQW G¶DXWUHV Uégions étaient cordialement reçus au marae V¶LOV appartenaient à la même dénomination que le clan chez qui ils se présentaient. Aussi, ORUVTX¶LOV YRXODLHQW j OHXU DUULYpH RIIULU GHV SUpVHQWV HW UHPHUFLHU OHV GLHX[ GH OHXU heureux voyage, ils demandaient au clan (¶DWLKDRXWRX ? (De quelle tribu êtes-vous ?). Si

la réponse était favorable, ils disaient 2LD¶WRDPDWRX &¶HVWODPrPHTXHODQ{WUH HWLOV

pWDLHQWDXVVLW{WOHVELHQYHQXV/HSUrWUHRIILFLDLWSRXUHX[HWLOVQ¶pWDLHQWSOXVFRQVLGpUpV comme des étrangers. Ceux qui ne trouvaient pas leur marae correspondant se sentaient vraiment comme des intrus, ce qui ne les empêchait pas de faire leurs prières à la mer et de lui porter des offrandes de gratitude. Il est vrai que dans la plupart des cas les gens du pays étaient très hospitaliers, les recevaient chez eux, disant Haere mai i te fare nei (Viens dans la maison). Ces rencontres créaient souvent des liens durables entre les étrangers et les gens du pays. » (Henry, 1997 : 152)

98 Bougainville fait examiner Aotourou par M. Pereire, « FpOqEUH SDU VRQ WDOHQW G¶HQVHLJQHU j SDUOHU HW ELHQ articuler aux sourds et aux muets de naissance ». Le savant conclut doctement que le Tahitien « ne pouvait physiquement prononcer la plupart de nos consonnes, ni aucune de nos voyelles nasales » (Bougainville, 1997 :  &HWWHLGpHTXHOHVKRPPHVVRQWGRWpVG¶RUJDQHVGHSKRQDWLRQGLIIpUHQWVHVWXQHWHQWDWLYHSRXUH[SOLTXHUOD diversité des langues. Loti raconte, au début du Mariage de Loti, que les Tahitiens, incapables physiquement de prononcer les noms anglais, sont contraints de donner des noms polynésiens aux deux personnages anglais. Louise Peltzer, dans Lettre à PoutaveriH[SOLTXHTXHOHVJRVLHUVWDKLWLHQVVRQWIDLWVG¶XQHDXWUHIDoRQTXHOHV gosiers anglais : les petits élèves tahitiens contraignent ainsi le missionnaire Davies à enseigner dans leur langue. Cette soi-GLVDQWLPSRVVLELOLWpSK\VLTXHHVWELHQV€UXQPR\HQGHUpVLVWHUjO¶DFFXOWXUDWLRQ

56 Teuira Henry insiste à juste titre sur le rôle que jouaient les noms dans la relation avec O¶$XWUH 'LUH VRQ QRP F¶pWDLW GRQQHU VHV SDSLHUV G¶LGHQWLWp DWWHVWHU GH FH TX¶RQ pWDLW 2Q FRPSUHQG SRXUTXRL FHV QRPV TXL YR\DJHDLHQW G¶vOH HQ vOH HW SHUPHWWDLHQW G¶rWUH UHFRQQXV IDLVDLHQW O¶objet de nombreuses attentions. On ne confiait de son nom que ce qui était nécessaire pour établir des liens. Les noms et les généalogies qui les expliquaient étaient tenus VHFUHWV SDUFH TX¶LOV SRXYDLHQW rWUH YROpV 6L O¶pWUDQJHU QH SRXYDLW SURXYHU SDU VRQ nom sa SDUHQWpUpHOOHDYHFXQKDELWDQWGHO¶vOHRXVRQDOOLDQFHDYHFXQPHPEUHTXHOFRQTXHGXFODQ qui le recevait, il pouvait quand même être accepté en devenant le tayo G¶XQGHVHVPHPEUHV &¶HVW FH PRW GH tayo (taio) TX¶HQWHQGLW %RXJDLQYLOOH GqV VRQ DUULYpH HW TX¶LO WUDGXLVLW imparfaitement par le mot « ami ». Etre le tayo GHVRQK{WHF¶pWDLWpFKDQJHUVRQQRPDYHFOXL et obtenir ce que Jean-François Baré nomme « la consanguinité métaphorique » (2002 : 150). &¶HVWjFHWWHSDUHQWpPpWDSKRULTXHTXHUHFRXUurent les chefs qui accueillirent les capitaines HXURSpHQVDYHFOHVTXHOVLOVpFKDQJqUHQWOHXUQRPOHXUSURFXUDQWDLQVLOHWHPSVG¶XQHHVFDOH une sorte de passeport qui leur permettait de jouir du privilège de pouvoir revendiquer une terre et des ancêtres. Cette générosité, temporaire, permettait aussi de neutraliser le danger, espérait-RQTXHUHSUpVHQWDLWO¶DUULYpHLQDWWHQGXHGHvisiteurs si puissamment armés.

Dans son Journal, James Morrison, le second-maître du Bounty, compare cette coutume du

tayo au PDULDJHRXjO¶DGRSWLRQIUpTXHQWHHQ3RO\QpVLH

« Quand un homme adopte un ami pour son fils, la cérémonie est la même, le garçon SUHQDQWODSODFHGHODIHPPHHWjVDFRQFOXVLRQOHJDUoRQHWO¶DPLpFKDQJHQWOHXUVQRPV et, dès lors, ce dernier est considéré comme faisant partie de la famille, devenant le fils DGRSWLIGXSqUHGXJDUoRQ&HWWHDPLWLpHVWUHOLJLHXVHPHQWREVHUYpHHWQHFHVVHTX¶jOD PRUW PDOJUp OHV VpSDUDWLRQV HW G¶DXWUHV DPLWLpV FRQWUDFWpHV SHQGDQW OHV DEVHQFHV ; ORUVTX¶LOVVHUHWURXYHQWils se saluent toujours. » (Morrison, 1981 : 156) 99

.

En réalité le nom reçu du tayo pWDLWSOXVTX¶XQSDVVHSRUW&HOXLTXLOHUHFHYDLWSRXYDLWSURILWHU de la maison, de la femme et des alliances de son « ami », mais il devait aussi en épouser les querelles. Pomare qui fit de Cook son tayo Q¶HXW GH FHVVH GH YRXORLU O¶LPSOLTXHU GDQV OH FRQIOLWTXLO¶RSSRVDLWDXFKHIGH0RRUHD,OQ¶HVWSDVV€UTXHOHVFDSLWDLQHVHXURSpHQVDLHQW SHUoXWRXWHO¶LPSRUWDQFHGHO¶pFKDQJHGHVQRPVTX¶LOVFRQVLGpUqUHQWVRXYHQWFRPPHXn geste de politesse exotique. Cette coutume du tayo IXWFHUWDLQHPHQWXQGHVPR\HQVTX¶XWLOLVqUHQW les premiers chefs tahitiens pour maîtriser le danger potentiel que représentaient les nouveaux

57 YHQXV /¶pFKDQJH GHV QRPV HVW j FRQVLGpUHU GDQV O¶HQVHPEOH SOus vaste des échanges TX¶RUJDQLVDLHQW OHV 3RO\QpVLHQV SRXU VWDELOLVHU OHV UHODWLRQV VRXYHQW FRQIOLFWXHOOHV TXL opposaient les différents clans entre îles voisines. Les Européens, souvent prisonniers de leur logique du profit immédiat, eurent du mal à comprHQGUHO¶LQWpUrWGHFHVpFKDQJHVTXLGpILDLHQW parfois le simple bon sens marchand. Ils tentèrent de maîtriser les cours des denrées pFKDQJpHVQHVHUHQGDQWSDVWRXMRXUVFRPSWHTXHODWUDQVDFWLRQTXLOHXUpWDLWSURSRVpHQ¶pWDLW pas seulement économique. Les 3RO\QpVLHQV VDYDLHQW TX¶HQ GRQQDQW LOV LPSRVDLHQW GH rendre  F¶pWDLW OHXU PDQLqUH GH PDvWULVHU FH TXL SRXYDLW OHV PHQDFHU OHV GLHX[ FRPPH OHV KRPPHV (Q GRQQDQW LOV IDLVDLHQW UHQWUHU O¶$XWUH GDQV XQ V\VWqPH JOREDO GH VROLGDULWpV LOV DSSULYRLVDLHQWO¶Lnconnu en espérant en faire un partenaire, voire un obligé100

. Mais au-delà du GpVLU G¶LPSOLTXHU OH QRXYHDX venu dans un ensemble de relations, les tayo tahitiens eurent FHUWDLQHPHQWOHVHQWLPHQWTX¶HQRIIUDQWOHXUVQRPVLOVIDLVDLHQWjOHXUVK{WHVVDQVDWWaches un GRQG¶XQHYDOHXULQHVWLPDEOHTXe ceux-ci seraient bien incapables de rendre. Le nom tahitien procurait à ces navigateurs aux maigres patronymes TXL YHQDLHQW V¶pFKRXHU VXU OHV F{WHV tahitiennes, à ces KXWXSƗLQXO¶DQFUDJHQpFHVVDLUHOHIRQGHPHQWTXLOHXUGRQQHUDLWYUDLPHQW

une identité, et les rendrait peut-être définitivement humains. Que représentait un pauvre nom, comme Uariti (Wallis), Poutaveri (Bougainville) ou Tute (Cook), comparé à la richesse d¶XQ nom tahitien qui étalait ostensiblement les titres et attaches terrestres de celui qui le portait ? Les navigateurs de passage comprirent-ils le prix de ce don inestimable qui leur était fait ? En saisirent-ils aussi la valeur agonistique ? Les chefs polynésiens pratiquèrent volontiers ce

potlatch avec leurs puissants hôtes. On peut douter que cette coutume fut appréciée à sa juste

YDOHXU/HVFDSLWDLQHVGDQVOHXUVMRXUQDX[GHERUGV¶LQWHUURJHQWVRXYHQWVXUOHFRPSRUWHPHQW étrange de ces Indiens qui bondissent sur les bateaux en criant tayo.

Ces étrangers sans attaches, venus du levant, devaient inquiéter vaguement leurs hôtes pWRQQpVTX¶RQS€WHUUHUDLQVLVXUO¶RFpDQ4X¶LOVIXVVHQWpris pour des demi-dieux comme le pense Tcherkézoff (2003) ou simplement pour des créatures menaçantes, il convenait de les apprivoiser en leur donnant un nom complet, à les humaniser en leur trouvant des attaches, notamment en identifiant leur marae G¶RULJLQHFHTXLpWDLWODPDQLqUHODSOXVFRPPXQHSRXU GRWHU XQ KRPPH G¶XQ HQUDFLQHPHQW HW G¶XQH KLVWRLUH &KDTXH IDPLOOH SRO\QpVLHQQH

100 Voir sur le don polynésien Marcel Mauss (2001 : 143-279), la préface « ,QWURGXFWLRQjO¶°XYUHGH0DUFHO Mauss » que Lévi-Strauss a écrite pour cet ouvrage, et /¶(QLJPHGXGRQ de Maurice Godelier (1996b).

58 revendiquait en effet un marae ancestral, que Teuira Henry nomme marae tupuna, auquel étaient attachés les noms héréditaires (Henry, 1997 : 148)1018QMRXU2ULROHFKHIGHO¶vOHGH Raiatea, osa demander à Cook le nom de son marae. Cook fut un peu étonné de la question mais il voulut rassurer son tayo. Comme il croyait que les marae étaient de simples cimetières, LOUpSRQGLWTXHF¶pWDLWcelui GH6WHSQH\VDSDURLVVHG¶RULJLQHj/RQGUHV. Orio parut heureux de cette information qui faisait enfin de Cook-Tuti, un homme selon sa conception. Il put ainsi compléter le nom du capitaine qui lui semblait certainement bien court : il y ajouta donc le nom du marae de Stepney qui donnait à son « ami ªO¶HQUDFLnement qui lui manquait.

« -HGXVUpSpWHUOHQRPSOXVLHXUVIRLVMXVTX¶jFHTX¶LOVSXVVHQWOHSURQRQFHU ; et Stepney

marae no Tuti102UHWHQWLWGDQVFHQWERXFKHVjODIRLV-HP¶DSHUoXVSDUODVXLWHTX¶RQSRVD la même question sur la plage à M. Forster mais il donna une réplique différente et MXVWLILpHHQOXLUpSRQGDQWTX¶XQKRPPHGRQWODYLHHVWHQPHUQHSRXYDLWGLUHRLOVHUDLW enterré. &¶HVWODFRXWXPHLFLFRPPHGDQVODSOXSDUWGHVDXWUHVQDWLRQV TXHWRXWHVOHV grandes familles aient un lieu de sépulture leur appartenant en propre, où sont enterrés leurs restes FHOLHXVHWUDQVPHWHQPrPHWHPSVTXHODSURSULpWpG¶KpULWLHUHQKpULWLHU ; F¶HVWDLQVLTX¶j7DKLWLORUVTXH7XWDKDpWDLWDXSRXYRLUOHPDUDHGH3DUHpWDLWmarae no

Tutaha, mais maintenant on dit marae no Tu. » (Cook, 1994 : 218)

Forster, par sa déclaration intempestive dut effrayer à nouveau le chef Orio que Cook venait GH UDVVXUHU /H FDSLWDLQH VDYDLW TX¶LO FRQYHQDLW GH UHVSHFWHU OHV FUR\DQFHV GHV KRPPHV GH cette région TX¶LOH[SORUDLW,Oeut certainement conscience que ces nombreuses visites dans les îles contribuaient aussi au maillage de cet espace polynésien dont il finit par faire définitivement partie103$SUqVVDPRUWOHVFKHIVWDKLWLHQVSULUHQWO¶KDELWXGHGHFRQILHUDX[ étrangers de passage le tableau qui le représentait104 FRPPH VL FHOXL TX¶LOV FRQVLGpUDLHQW maintenant comme un tupuna YHLOODLWVXUODVWDELOLWpG¶XQPRQGHTXLYHQDLWGHV¶RXYULUSOXV largement105.

101 Ces marae familiaux avaient pour pierre de fondation une pierre que la pirogue des ancêtres fondateurs avait prélevée sur le marae GH O¶vOH GH GpSDUW /HV SLHUUHV GHV marae GH O¶vOH G¶RULJLQH VHUYDLHQW DLQVL j IRQGHU OHV

marae QRXYHDX[TXHODIDPLOOHUHYHQGLTXDLWFRPPHOLHXG¶DQFUDJH&HWWHGLVSHUVLRQGHVSLHUUHVGHVmarae qui constituaient un espace réticulé peut être comparée à une sorte de bouturage, une extension rhizomique qui PRQWUHTX¶HQUDFLQHPHQWHWYR\DJHSHXYHQWFRH[LVWHU

102 Stepney, le marae de Cook.

103 James Cook mourut assassiné le 14 février 1779 dans la bDLH GH .HDODNHNXD j +DZDw 6L O¶RQ HQ FURLW OH FDSLWDLQH.LQJFHUWDLQVUHVWHVGXFDSLWDLQHTXHOHVDXWRFKWRQHVILQLUHQWSDUUHQGUHDOOqUHQWILQDOHPHQWV¶DEvPHU GDQVOHVSURIRQGHXUVGHO¶RFpDQ,OVQHUHYLQUHQWMDPDLVDXmarae de Stepney.

104 Le portrait pHLQWSDU:HEEHUHQTXHOHVFDSLWDLQHVSUHQGURQWO¶KDELWXGHGHVLJQHU