• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 La communication persuasive au service des comportements de santé

2. Les modèles et stratégies de la persuasion et leur application en santé

2.1 La persuasion : du constat des effets à la compréhension du processus

Comme l‟écrivent Chabrol et Radu (2008), « le point focal des recherches en psychologie de la

communication se situe aujourd‟hui dans les pensées, les jugements et les émotions que le récepteur va produire ou éviter à l‟occasion du traitement plus ou moins élaboré qu‟il fait subir aux messages » (p.7). Pourtant, pour arriver à ce constat qui semble évident à l‟heure actuelle,

bien des modèles de persuasion ont été proposés et la façon de considérer le processus et de distinguer certains éléments vus comme particulièrement essentiels dans ce processus a considérablement évolué.

En effet, les premières théories permettant de comprendre les processus de persuasion datent des années 50. « Les théories de la persuasion proposées par les chercheurs de l‟Ecole de Yale dans

les années 1950 s‟inscrivaient dans le cadre des théories de l‟apprentissage » (Chabrol & Radu,

2008, p.19). Ces chercheurs pensaient alors qu‟il suffisait d‟améliorer le processus d‟apprentissage, comme la mémorisation du message ou sa compréhension, par exemple en choisissant une caractéristique du message plutôt qu‟une autre, pour améliorer la persuasion. Or, il est apparu que ce n‟était pas suffisant et qu‟il fallait inclure les processus cognitifs et/ou affectifs entrant en jeu dans les traitements des messages et susceptibles de produire des effets persuasifs. Au fil du temps, les modèles ont ainsi intégré de plus en plus d‟étapes du processus cognitif, comme le modèle stochastique de McGuire (1968) par exemple. Puis, de nouveaux modèles ont vu le jour, comme ceux de Petty et Cacioppo (1986) ou de Chaiken et Eagly (1983), qui ajoutent des éléments d‟environnement et de dispositions individuelles et s‟intéressent aux interactions

entre les caractéristiques du récepteur et celles du message afin de mieux comprendre dans quelles conditions les individus vont traiter cognitivement le message. Cela les amène à envisager, non plus un seul cheminement possible pour le récepteur du message persuasif, mais deux routes de traitement possibles (d‟où leur appellation de modèles « duaux »). De ce fait, désormais, « ce

n‟est plus d‟abord l‟effet qu‟il importe de constater pour espérer le reproduire mais tout le cheminement des pensées et sentiments qui l‟ont amené, le processus qui a conduit au résultat »

(Chabrol et Radu, 2008, p.8).

Pourtant, afin de mieux comprendre ce passage d‟une vision de transfert d‟informations et de réponses à des stimuli agissant directement sur le comportement des récepteurs à une autre vision, plus complexe, d‟un processus de persuasion fait de multiples mécanismes et facteurs cognitifs, affectifs ou encore contextuels, il est intéressant de retracer rapidement cette évolution.

Ainsi, McGuire propose en 1968, dans la lignée des travaux de l‟école de Yale et afin de rajouter un processus cognitif médiateur et hiérarchisé, le modèle stochastique des déterminants du consommateur. Il répertorie toutes les étapes qui permettent d‟expliquer le processus de persuasion : l‟exposition à l‟information, la perception de l‟information à laquelle l‟individu a été exposé, la compréhension suite à cette perception, l‟acceptation de ce qui a été compris, jusqu‟à la décision. Les étapes se succèdent dans cet ordre et une étape doit être effectuée avant de passer à la suivante, et si une seule n‟est pas réalisée, elle interrompt alors le processus menant à la persuasion. Ce modèle est d‟ailleurs à l‟origine du fameux modèle AIDA (attirer l‟Attention / susciter l‟Intérêt / provoquer le Désir / inciter à l‟Action). Cette vision linéaire du processus de persuasion a largement été contestée car il a été souvent montré que le succès lors d‟une étape ne garantit en rien le succès lors de la suivante. Ainsi, une bonne mémorisation n‟est absolument pas la clé d‟une attitude positive à l‟égard du message. C‟est d‟ailleurs ce constat qui a amené Greenwald (1968) à suggérer un rôle majeur, dans le processus persuasif, des pensées suscitées par le message. Cependant, ces différents modèles initiaux de la persuasion peinent à expliquer, par exemple, les conditions de réussite persuasive de certains messages n‟ayant pourtant pas nécessité de traitements cognitifs élaborés.

C‟est donc sur les failles et limites de ces premiers modèles que vont être développés, dans les années 1980, deux modèles duaux de la persuasion, celui de Petty et Cacioppo (1986), le modèle de probabilité d‟élaboration (ou ELM pour Elaboration Likelihood Model), et celui de Chaiken et Eagly (1983), le modèle de traitement heuristique et systématique (ou HSM pour Heuristic

Il est important de noter que ces modèles tentent d‟expliquer comment se produit un changement attitudinal, mettant ainsi en avant l‟importance du changement d‟attitude pour faire évoluer le comportement. « Le terme d‟attitude renvoie à des évaluations générales et relativement durables

que les individus vont avoir par rapport à d‟autres personnes, des objets ou des idées. Ces évaluations globales peuvent être positives, négatives ou neutres et peuvent varier en intensité.7 » (Petty, Wheeler et Tormala, 2003). En effet, une personne pourra avoir une attitude extrêmement favorable envers une cause, mais seulement modérément favorable ou défavorable envers une autre cause. Et d‟autres personnes des attitudes totalement inverses envers les mêmes sujets. Il est pertinent de s‟intéresser à l‟attitude pour deux raisons :

- « l‟attitude guide le comportement » (Petty, Wheeler et Tormala, 2003).8

- l‟attitude, même si elle est souvent durable, peut être modifiée. Il est possible de faire changer l‟attitude d‟une personne par rapport à une autre personne, une idée, un objet.

Il est communément admis que la structure de l‟attitude se décompose à partir de trois composantes : 1) une composante cognitive, 2) une composante affective et 3) une composante conative (e.g., Eagly et Chaiken, 1993).

Le modèle de probabilité d‟élaboration (ELM) prévoit que le traitement cognitif peut prendre deux directions totalement différentes, selon la motivation et les prédispositions des individus. Les auteurs évoquent un modèle expliquant un changement attitudinal et mettent en avant l‟objectif fondamental de modifier l‟attitude pour faire évoluer le comportement. Ce lien de causalité de l‟attitude sur le comportement et/ou sur l‟intention comportementale avait déjà été proposé par les modèles expliquant le comportement, et a fortiori, le comportement de santé, évoqués dans la première partie de ce chapitre. Cependant les auteurs montrent que le changement d‟attitude véhiculé par une communication n‟est pas forcément un changement durable et avec un impact sur le comportement. Le détail du modèle va permettre d‟éclaircir ce point.

7 “Attitudes refer to the general and relatively enduring evaluations people have of other people, objects, or

ideas. These overall evaluations can be positive, negative, or neutral, and can vary in their extremity.”

8

2.1.1 Le modèle de probabilité d’élaboration (ELM) de Petty et Cacioppo (1983)

L‟apport qu‟ont amené ces modèles par rapport aux précédents est que, en plus de prendre en compte des mécanismes cognitifs et affectifs dans le processus de persuasion, ils intègrent un effet plus global de l‟environnement et de dispositions qui vont faire que deux individus exposés à une même communication persuasive pourront emprunter des voies différentes, deux « routes de persuasion », menant à des attitudes et intentions comportementales différentes. Pour que les individus soient motivés à traiter un message persuasif, il faut 1) qu‟ils soient motivés à réaliser cet effort, 2) qu‟ils aient les ressources cognitives suffisantes pour l‟effectuer, et 3) enfin qu‟ils aient l‟opportunité contextuelle de le faire. La figure 1.3 présente les conditions du modèle qui mèneront à l‟une ou l‟autre des deux routes de persuasion. La probabilité d‟élaboration, i.e. la motivation et la capacité des individus à évaluer les arguments, doit être vue comme un continuum allant d‟un extrême (probabilité d‟élaboration faible) à l‟autre (probabilité d‟élaboration élevée).

Figure 1.3 Modèle ELM par Derbaix et Pierre, 2004, adapté de Petty, Unnava et Strathman, 1991

- La route « centrale », quand la probabilité d‟élaboration du message est élevée, cela correspondra alors à un investissement fort de l‟individu dans le contenu du message. Cela apparaîtra notamment en condition de forte implication, par exemple s‟il est intéressé pour mobiliser ses ressources cognitives, s‟il n‟est pas distrait par un bruit autre, etc. L‟attitude sera alors élaborée à partir d‟une analyse approfondie du fond du message.

- La route « périphérique », quand la probabilité d‟élaboration est faible. Les individus ne traiteront pas le fond du message mais vont fonder leur attitude sur la présence ou l‟absence d‟indices périphériques comme la crédibilité de la source, la forme, la quantité d‟arguments, etc.

En suivant la route dite centrale, l‟individu traitera le message de manière cognitive, avec un traitement porté sur les arguments « centraux » du message. L‟attitude fondée sur ces arguments est supposée être relativement durable, résistante au changement et prédictive du comportement de l‟individu (Derbaix et Pierre, 2004). A l‟inverse, en suivant la route périphérique, les attitudes résultant du traitement des éléments périphériques, sans traitement cognitif important, et, au contraire, provenant de réactions affectives associées à l‟objet ou à certains éléments d‟exécution du message, risquent d‟être temporaires, facilement modifiables et peu prédictives du comportement de l‟individu (Derbaix et Pierre, 2004). Afin de comprendre pourquoi les individus ne s‟engagent pas toujours dans un traitement cognitif complexe des arguments, outre les explications de l‟environnement (e.g. distraction) ou de l‟incapacité à un traitement cognitif, Chabrol et Radu (2008) évoquent le modèle de « l‟avare cognitif » (« the cognitive miser », Fiske et Taylor, 1991) : l‟individu essaie de maximiser la confiance qu‟il possède en ses propres jugements afin qu‟il ne soit pas nécessaire de fournir un effort cognitif important dans les situations où il ne trouve pas d‟enjeu important à modifier son comportement.

Un point essentiel de ce modèle réside dans le rôle majeur accordé à l‟implication. Petty, Cacioppo & Schumann (1983), par exemple, ont opérationnalisé le modèle via une expérimentation au cours de laquelle la moitié des répondants avaient un enjeu plus élevé à traiter cognitivement l‟étude, via un cadeau à choisir parmi les produits des marques présentées. De cette manière, les auteurs ont pu manipuler l‟implication (Georget, 2005). Les résultats ont montré qu‟en situation de faible implication, les arguments forts, de même que les arguments faibles, entrainaient des attitudes vis-à-vis du produit à un niveau moyen. Ce qui pourrait signifier qu‟il n‟y avait pas eu de traitement cognitif des arguments. A contrario, une forte implication révélait un traitement central du message, puisque les arguments forts amélioraient l‟attitude vis-à-vis du produit alors que les arguments faibles n‟y parvenaient pas (cf. figure 1.4).

Figure 1.4 Les attitudes vis-à-vis du produit selon le niveau d‟implication des individus (repris par Georget, 2005, d‟après Petty, Cacioppo et Schumann, 1983).

Bien que le modèle ELM soit une référence majeure en persuasion publicitaire (en 2008, Chabrol et Radu parlaient, au sujet des modèles duaux, des « deux grands théories majeures de la persuasion des vingt dernières années », p.26), plusieurs critiques ont cependant été émises à son encontre (Corneille, 1993) et, notamment, il lui a été reproché de considérer que la route périphérique et la route centrale ne pouvaient coexister, la persuasion se faisant de manière exclusive par l‟une des deux routes. Même si les auteurs à l‟origine du modèle ont quelque peu fait évoluer leurs positions sur ce point en réponse à ces critiques (Petty et Cacioppo, 1986), les conditions de cette coexistence restent assez imprécises.

A la même époque, un autre modèle dual du processus de persuasion a été proposé par Chaiken et Eagly (1983), le modèle du traitement heuristique systématique (HSM), qui sera développé ci- après.

2.1.2 Le modèle de traitement Heuristique Systématique (HSM) de Chaiken et Eagly (1983)

Chaiken (1980), puis Chaiken et Eagly (1983), ont en effet proposé un autre modèle dual du processus de persuasion, assez similaire au modèle ELM dans son principe de fonctionnement. Dans le cadre de ce modèle de traitement Heuristique Systématique (« Heuristic Systematic

Model » ou HSM) les individus peuvent traiter le message persuasif de deux manières :

- soit par un traitement systématique qui analysera les arguments communiqués en traitant cognitivement ces arguments, avec, s‟il en découle, un changement d‟attitude durable,

individus utiliseraient alors des « heuristiques cognitives », i.e. des raccourcis cognitifs leur permettant de baser leur jugement sur des expériences passées et via les éléments facilement visibles du message comme la forme, la source, etc.

Deux points majeurs distinguent cependant le modèle ELM de Petty et Cacioppo du modèle HSM. D‟une part, le modèle HSM ne prend aucun processus affectif en considération dans le cas du traitement heuristique, mais seulement un processus cognitif simplifié, contrairement à la route périphérique du modèle ELM (Derbaix et Pierre, 2004). D‟autre part, le modèle HSM pallie une des critiques adressées au précédent modèle, puisque les deux modes de traitement peuvent coexister. Ces deux modes de traitement sont d‟ailleurs considérés comme complémentaires. Ce faisant, ils vont entraîner des effets différents, selon qu‟ils se produisent ensemble ou indépendamment. Notamment, pour les messages faisant appel à la peur, une stratégie de communication persuasive qui sera longuement développée dans le chapitre 2, les auteurs ont proposé l‟existence d‟une troisième voie de persuasion : le traitement central biaisé (Liberman et Chaiken, 1992 ; Petty, Wegener et Fabrigar, 1997). L‟individu, s‟il est fortement impliqué, traitera effectivement le message de façon centrale, donc en analysant les arguments, mais le fera de manière biaisée afin de chercher à contrôler la peur générée, lui permettant de ne pas changer son attitude ni son comportement, même mauvais pour sa santé. Pour se faire, il biaisera les arguments

via une minimisation des risques, du déni ou de l‟évitement. La stratégie de contrôle de la peur

sera détaillée plus précisément dans le chapitre 2.

Ces modèles ont permis de mieux appréhender les mécanismes entrant en jeu dans le processus de persuasion, et donc dans le changement attitudinal. D‟autres modèles ont vu le jour, mais le modèle de probabilité d‟élaboration et celui du traitement heuristique systématique restent, actuellement, ceux qui ont été les plus utilisés et les plus souvent et les plus solidement validés. Ils ont été testés dans des contextes de communication publicitaire, afin d‟obtenir des changements d‟attitude et de comportement sur des produits et/ou des marques (Petty, Cacioppo et Goldman, 1981 ; Petty, Cacioppo et Schumann, 1983 ; etc.). Les managers ont par la suite déployé des stratégies et tactiques correspondantes pour tenter de mobiliser les individus et de les amener à évoluer vers des attitudes favorables envers leur produit ou leur marque. Le marketing social a, quant à lui, utilisé ces modèles et les stratégies qui en découlent à des fins sociales, et notamment à des fins d‟amélioration de la santé.

La section suivante sera consacrée à présenter les grands types de stratégies de persuasion qui ont découlé des modèles évoqués ci-avant, et identifiera quelles en ont été les applications dans le domaine de la santé.