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Perspectives pour l’analyse didactique

dualisme sexué »

3.6 PREMIÈRES PERSPECTIVES

3.6.2 Perspectives pour l’analyse didactique

L’analyse morphosyntaxique a permis de voir que le formalisme du genre est au fondement de la problématique en didactique des langues : non seulement il impose une marque, variable selon les systèmes, conditionne l’expression et la communication, mais opère au niveau inconscient, renforçant une logique binaire « rendue naturelle » par la répétition (Butler). L’ambition didactique est alors de montrer que cette logique n’est en rien naturelle. En conséquence, l’action didactique repose sur l’analyse préalable, en français langue-culture, de ces résistances et de ces blocages, ainsi que de leur ancrage socioculturel, lequel constitue le dernier niveau du crible psychologique de l’apprenant-e (crible culturel).

Dans un premier temps, il faut donc tenir compte du « point de départ » imposé par le système de la langue source, au niveau linguistique le plus formel, ce qui est constitutif du « crible personnel » de l’apprenant-e, premier niveau du crible psychologique (cf.

110 Pour aller plus loin sur les apports de la psychologie sociale sur le traitement cognitif des stéréotypes

culturels en classe de langue-culture, voir par exemple l’article d’Albane Cain (1992) « Les stéréotypes, un passage obligé vers la découverte d’une culture étrangère : une étude inter-pays » (cf. bibliographie).

0.2.2), pour faciliter l’apprentissage. Or, on peut retenir, pour le prisme imposé par la langue française qu’aucun auteur ayant étudié le genre d’un point de vue morphosyntaxique ne nie l’influence de facteurs sémantiques dans l’acquisition du genre des substantifs chez les natifs et les non-natifs.

[Generally speaking], inability to predict gender assignment on the basis of meaning does not entail that grammar is autonomous from semantics in the sense of representing an independently describable structural domain. Even if gender has to be listed for a large class of nouns, it is quite conceivable that the listing is affected by symbolic units alone, each of which is meaningful in some fashion (Langacker, 1991 : 305).

Néanmoins, suite à de nombreux travaux en sciences cognitives dont l’objectif est de comprendre les mécanismes d’acquisition des « règles du genre » afin d’en améliorer l’enseignement et l’apprentissage (aussi bien en langue première qu’en langue étrangère), il a été montré que la prédictibilité de la règle est portée en priorité par des facteurs formels pour les langues dont le genre est fortement grammaticalisé, comme c’est le cas du français.

Gender [in French] does co-occur, in a systematic and predictable manner, with noun ending (Tucker et al., 1977 : 19).

The phonological rules [in French] are powerful predictors of gender (Corbett, 1991 : 61).

Marie Surridge (1989 : 42-43) place en première position « des associations entre genre et terminaison phonétique » dans l’ordre chronologique d’acquisition de ces facteurs chez des locuteurs francophones natifs. La répétition de sons identiques serait donc à l’origine des associations de genre qui assurent la cohérence du système. Du point de vue cognitif, les conséquences de la présence répétée de l’accord en genre sont donc considérables :

Le niveau phonologique est […] celui qui est le plus étroitement structuré et qui échappe le plus à la maîtrise du sujet parlant. Premier acquis – outre la prosodie – dernier oublié, il lui est le plus inconscient. Bien qu’il soit (ou parce qu’il est) le premier ancrage articulatoire de sa langue « maternelle » dans son corps, l’animal parlant ne sait rien de lui ou fort peu tant y est prégnante la norme linguistique et sa légitimité : la pertinence distinctive (Houdebine, 1979 : 3-4).

Au niveau phonologique, la « pertinence distinctive » permet à tout élément du langage de ne pas être confondu avec un autre et donc d’exister en autonomie. Transposée à l’analyse des catégories du genre, on a vu que cette « pertinence distinctive » des sons du langage pouvait conduire aux divagations essentialistes des adeptes de la différence des sexes alors même que la distinction (ou « rapport de différence ») ne peut être cantonnée à une logique de différenciation binaire. Par contre, ce qu’il semble falloir retenir des

études sur le mécanisme d’acquisition du genre, c’est que l’ancrage structurel du genre chez les sujets parlants se situerait donc également au niveau le plus inconscient.

En d’autres termes, comme le disait déjà Edward Sapir dans Language (1921), l’impression de sexisme linguistique est indubitablement liée à la structure propre de chaque langue en ce que cette structure produit un « formatage inconscient ».

On peut supposer que, dans le cas d’un « blocage du genre », les locuteurs et les locutrices francophones (re)produisent une rebinarisation du genre en dépit

- d’une part de la présence objective d’éléments non sexués,

- d’autre part de la critique des stéréotypes de sexe et de l’asymétrie du féminin. Les résistances individuelles s’alimentant des représentations sociales, peut-on dire que le « harcèlement binaire » du genre en français est devenu un « habitus » pour les locuteurs et locutrices ? Pierre Bourdieu distinguait habitude et habitus ainsi :

L’habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l’idée que l’habitus est quelque chose de puissamment générateur. L’habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation ; c’est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous « reproduisons » les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits (Bourdieu, 1980 : 134). Si l’habitus du genre est « une espèce de machine transformatrice » et que les reproductions opèrent « d’une façon relativement imprévisible », il s’agit de tenter de décrypter les points d’ancrage des manifestations normatives du genre pour prévoir, en amont, quelles pourraient être les portes d’entrée qui rendront possible, dans un second temps, l’intégration de la problématique du genre en situation d’enseignement/ apprentissage de l’anglais langue-culture, ce qui correspond ici au deuxième niveau du crible psychologique de l’apprenant-e (crible situationnel).

Chapitre 4 – La lutte pour

l’égalité linguistique :

stratégies et obstacles

Ce qui peut discréditer la problématique du genre au niveau linguistique et sociolinguistique c’est que les enjeux autour de l’expression sexiste ne sont pas comparables aux oppressions matérielles et physiques que peuvent subir les femmes et les hommes. Néanmoins, les enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes démontrent que l’insulte verbale est constitutive des pressions psychologiques qui précèdent souvent la violence physique. Maryse Jaspard, qui a mené pour l’INED (Institut National d’Études Démographiques) la première Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) déclarait en 2001 :

Dans la sphère privée, l’acte de violence physique est souvent précédé de pressions psychologiques diverses qui, du reste, peuvent être aussi destructrices. Et je revendique un continuum entre les deux111.

Dans la sphère publique, la violence sexiste verbale est également considérée comme une atteinte à la dignité de la personne et un outil de stigmatisation sociale. Rendre illégale cette violence verbale fait partie de la lutte pour le respect des droits humains.

111 Les résultats de l’Enveff (2001) sont parus en 2003 à La Documentation française. Le commentaire de

Maryse Jaspard est issu d’un article paru dans l’édition du 2 juin 2003 du journal Le Monde, « Violences sexuelles : débat autour d’une enquête ». Elle répondait aux attaques d’Élisabeth Badinter, Hervé Le Bras et Marcela Iacub qui la « mett[ai]ent en garde contre la criminalisation croissante des rapports amoureux ».

En mars 1998, Amnesty International publiait Qu’y-a-t-il dans un mot? / What’s in a word ?, brochure sous-titrée dans sa version française par « Pour un langage non sexiste des droits humains » :

Qu’y-a-t-il dans un mot? Une histoire, une découverte, une transformation, mais aussi une identité, un combat, une victoire ou une défaite. Dans un mot, on peut trouver la verve d’une personne politique, la créativité de l’artiste, le cri d’alarme de l’activiste. Il y a des mots qui incitent à la violence, d’autres à la paix. Il y a des mots qui expriment le pouvoir d’exclure, et d’autres la volonté d’inclure.

Quand il faut les mots pour le dire mais qu’ils ne sont pas là, alors les sociétés, quelles que soient leur langues, les cherchent, les créent ou les changent. Les mots et expressions ont ainsi été transformés afin de décrire des découvertes scientifiques, des changements dans les mœurs, des représentations identitaires. Les mots ont aussi été l’objet de luttes et de changements afin que tous les êtres humains puissent se voir reconnaître leurs droits civils, politiques, économiques, sociaux, et culturels.

Ce document a été rédigé à l’occasion du 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme afin de mettre l’accent sur une expression qui exclue, celle de « droits de l’homme », et par ce biais, d’attirer l’attention sur une histoire et une transformation inachevées, celles du langage des droits.

L’objectif de ce chapitre sur les aspects sociolinguistiques du genre est tout d’abord d’essayer de comprendre pourquoi l’histoire et la transformation du langage des droits humains demeurent inachevées et quelles en sont les conséquences pour les politiques éducatives en didactique des langues.

L’examen des débats sur la féminisation des noms de métiers, des titres, grades et fonctions, permettra de voir, premièrement, que les arguments avancés en faveur ou en défaveur d’une action sur la langue ne sont pas d’ordre linguistique ; deuxièmement, que la France est le pays francophone où le « blocage du genre » et les résistances sont les plus fortes. Troisièmement, que dans les pays anglophones, qui connaissent une situation en de nombreux points opposée à la situation de la France, les arguments anti-réforme en anglais s’arque-boutent sur les mêmes thèses et manifestent les mêmes peurs face au changement. En conséquence, en dépit de sa particularité systémique (langue) au sein des langues indo-européennes, l’anglais ne résiste pas à la pression sexiste lors de la mise en discours (parole) pour les noms de personne. Le potentiel sémiotique du tiers se trouve donc masqué, réduit au genre prescrit, puisque la valeur épicène du terme se connote des représentations sociales sexuées et sexistes :

[En anglais,] le suffixe -er […] est strictement épicène de même que -ist et -ent, mais il semble qu’une différenciation insidieuse se fasse dans l’esprit des locuteurs sur la base des rôles masculins et féminins dans la société. Ainsi baby-sitter sera perçu

comme féminin, alors que par exemple writer, écrivain, et philosopher seront perçus comme masculins. Comme le remarque Sheila Rowbotham (1974)112 seuls les hommes ont droit, dans certains domaines, au terme absolu : « A man is not a male film-maker or a male writer. He is simply a film maker or a writer » […] Par contre on dira male prostitute ou male nurse ou male baby-sitter, ces professions étant généralement considérées comme féminines, bien que leur nom ne comporte aucune marque formelle de genre (Yaguello, 1978 : 119).

Le mécanisme d’oppression sexiste est donc similaire dans les deux langues : la base des mots suffixés en anglais est morphologiquement épicène, alors qu’elle est au masculin en français, mais la confusion entre masculin et générique, prégnante dans les deux langues, induit la dévalorisation du féminin. L’enjeu de cette péjoration se trouve donc au niveau de la suffixation d’un élément déjà dévalorisé, déjà symbolisé comme inférieur (cf. 3.1.3). Les échanges entre les deux langues montrent que la compréhension de la « mécanique de féminisation » terminologique/morphologique en français permet de mieux comprendre la problématique en anglais.

En dépit d’une augmentation du nombre de femmes à des postes d’autorité ou dans les professions dites supérieures (Lapeyre, 2003, 2004) on observe une persistance des connotations négatives associées au féminin linguistique. Du point de vue théorique et pratique, la féminisation terminologique en français, versant linguistique de la parité en politique, ne trouve pas forcément de légitimité ni auprès de toutes les femmes, ni auprès de toutes les féministes francophones. On peut alors se demander si la visibilité du féminin, sa présence « à côté » du masculin, est une condition certes nécessaire mais surtout suffisante pour asseoir symboliquement et matériellement dans le langage l’égalité femme/homme. Or, si de nombreuses études montrent que la « charge négative » du suffixe féminin perdure en français comme en anglais, la problématique pour trouver des solutions d’expression non-sexiste n’est pas la même systémiquement dans les deux langues, au regard de la présence ou de l’absence d’une catégorie tierce et du nombre de contraintes d’accord (cf. 3.5.1). Ainsi, la

revendication des féministes françaises […] est très exactement contraire à la revendication des anglophones pour qui, au contraire, un seul et même nom d’agent devrait désigner indifféremment hommes et femmes. […] Ce qui est une autre manière de régler la question, rendue possible en anglais par le fait que les relations anaphoriques sont régies par le sexe du référent et non par la morphologie (Yaguello, 1998 : 187-8).

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