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L E GENRE COMME « MÉTAPHORISATION VIOLENTE » DU SEXE

Chapitre 2 – (Re)définir le genre en linguistique

2.3 L E GENRE COMME « MÉTAPHORISATION VIOLENTE » DU SEXE

Pour l’analyse du concept de genre, la démonstration d’Edward Sapir opère en deux temps, en lien tout d’abord avec le relativisme, puis la valeur symbolique (synonyme ici de conventionnelle) de la catégorisation par le genre (toute catégorisation induisant des opérations de sélection, d’exclusion et de différentiation). On retrouve chez Sapir ce double détachement envers la hiérarchie entre les langues et envers les concepts de classification/catégorisation dits « fondamentaux » : ces concepts qui ne sont fondamentaux, en fait, qu’aux structures des langues indo-européennes, étaient alors projetés, par ethnocentrisme, sur l’analyse des langues du monde.

2.3.1 Remarque préalable

Ainsi, sa description des catégories sémantiques/conceptuelles de la langue Nootka73 le pousse à prévenir son lectorat et ses étudiants du danger de l’ethnocentrisme74 de toute recherche translinguistique et transculturelle :

It is precisely the failure to feel the value or tone, as distinct from the outer significance, of the concept expressed by a given grammatical element that has so often led students to misunderstand the nature of languages profoundly alien to their own. Not everything that calls itself tense or mode or number or gender or person is genuinely comparable to what we mean by these terms in Latin or French (1921 : 103- 104, note 14).

Cette double vigilance porte, premièrement, sur ce que l’on cherche dans une autre langue-culture, deuxièmement sur ce que l’on est capable de voir ou de trouver, à cause de l’influence du prisme linguistico-culturel sur le réel et le nouvel arrangement du réel que propose toute autre langue-culture. Et c’est bien parce que le genre ne repose pas sur l’opposition masculin/féminin dans les langues non indo-européennes que Sapir insiste sur le caractère secondaire et artificiel de cette opposition, à la fois pour la structure linguistique (logique interne, morphosyntaxique) et pour la communication.

73 Langue parlée par la tribu amérindienne Nootka vivant alors entre l’État de Washington et l’île de

Vancouver.

74 Sylvie Durrer (2002) démontre que Charles Bally, élève de Saussure et rédacteur du Cours (cf. 2.2.1.2),

demandait aussi « d’opérer sur sa langue le même type d’approche détachée et critique que celui que l’on pratique sur des idiomes éloignés » et de « questionner ce que nous désignerions aujourd’hui par les termes d’ethnocentrisme et d’androcentrisme, voire de gender blindness. Il nous oblige à réfléchir sur les présupposés idéologiques qui guident les descriptions prétendument objectives que les linguistes occidentaux livrent d’un certain nombre de phénomènes ».

2.3.2 Relativisme du genre dans les langues

Pour démontrer son propos, le cas du genre dans la langue française l’intéresse particulièrement. En effet, si, en français, « le genre du substantif n’existe pas en dehors de l’accord » (Roché 1991 : 6), l’opposition masculin/féminin y est toutefois systématique pour tous les substantifs :

It goes without saying that a Frenchman has no clear sex notion in his mind when he speaks of un arbre (« a masculine tree ») or of une pomme (« a feminine apple »). […] Now form lives longer than its own conceptual content. Both are ceaselessly changing, but, on the whole, the form tends to linger on when the spirit has flown or changed its being. Irrational form, form for form’s sake – however we term this tendency to hold on to formal distinctions once they have come to be – is as natural to the life of language as is the retention of modes of conduct that have long outlived the meaning they once had (Sapir, 1921: 97-98).

Cette citation permet de comprendre plusieurs aspects du lien entre genre et sexe.

L’inscription de la différence sexuelle dans la langue, à travers l’organisation binaire (masculin/féminin) du genre linguistique, contribue à symboliser cette différence, influant sur la perception et la catégorisation de la réalité extralinguistique, et donc sur la vision du monde du sujet parlant. Pour Patrizia Violi, Sapir

explique l’existence de ces catégories classificatoires comme une survivance de concepts archaïques, n’existant plus en tant que tels dans la conscience des sujets parlants, mais étant maintenus dans les structures de la langue par une sorte d’inertie de la forme linguistique (Violi, 1987 : 21).

En effet, si Sapir traduit « un arbre » par a masculine tree et « une pomme » par a feminine apple c’est pour signifier l’incongruité du genre : les adjectifs masculine et feminine ICI renvoient clairement et uniquement à du symbolique. Il ne tente pas de faire de masculine et feminine des traits sémantiques à valeur linguistique. Dans ce cas, il aurait sans doute codifié le genre ainsi :

- ‘arbre’ = [Noun+masculine] - ‘pomme’ = [Noun+feminine]

Au contraire, il montre que le genre, même associée aux /non animés/, est une forme pour la forme, une forme irrationnelle. Son approche relativiste lui permet de déterminer ce qui relève du classement philosophique (l’opposition masculin/féminin) de ce qui est fonctionnellement linguistique (utile à la communication).

2.3.3 Conventionnalisme et symbolisme du genre

Pour Sapir, le genre fait partie des concepts inutiles à la cohérence du discours. Il fait la différence entre les concepts fondamentaux qui permettent de relier les éléments de la phrase (fonction syntaxique) et les concepts secondaires dont la matérialité se greffe parfois aux premiers (encombrement syntaxique) :

The absolutely essential concepts in speech [are] the concepts that must be expressed if language is to be a satisfactory means of communication. […There is a] distinction between essential or unavoidable relational concepts and the dispensable type. The former are universally expressed, the latter are but sparsely developed in some languages, elaborated with a bewildering exuberance in others. But what prevents us from throwing in these “dispensable” or “secondary” relational concepts with the large, floating group of derivational, qualifying concepts that we have already discussed? […] By a certain violence of metaphor75

the material concept is forced to do duty for (or intertwine itself with) the strictly relational. […] The case is even more obvious if we take gender as our text. In the two English phrases, “The white woman that comes” and “The white men that come”, we are not reminded that gender, as well as number, may be elevated into a secondary relational concept (Sapir, 1921: 93-95). Il montre que le genre (ici, comme « marque de sexe » en anglais) est un concept (au sens de principe de classification/catégorisation des objets du langage), au même titre que le pluriel, d’ordre secondaire et dont on pourrait se débarrasser, comme on pourrait le faire des procédés de dérivations (dont sont affublés le français et le latin, par exemple). La matérialité du genre en tant que concept secondaire s’apparente même à une « métaphorisation violente ».

It would seem a little far-fetched to make of masculinity and femininity, crassly material, philosophically accidental76 concepts that they are, a means of relating quality and person, person and action, nor would it easily occur to us, if we had not studied the classics, that it was anything but absurd to inject into two such highly attenuated relational concepts as are expressed by “the” and “that” the combined notions of number and sex (Sapir, 1921: 95-96).

Les catégories du masculin/féminin sont vues comme des notions sans pertinence linguistique mais marquant inéluctablement la langue.

Il juge également « absurde » la marque du sexe et du nombre sur les déterminants et les démonstratifs (comme c’est le cas en français). Pour Sapir, l’analyse du concept de genre

75 Pour Jean-Louis Gardies, cette métaphorisation est un « abus intellectuel » : voir Esquisse d’une

grammaire pure (1975 : 148).

76 Dans Métaphysique, Aristote parle aussi d’accidents, le genre étant donc, selon sa démonstration, une

catégorie attribuable non essentielle. Voir également ce que disent François Rastier dans « Ontologies » (2004b : 21) et Frédéric Nef (1991 : 48-54).

n’appartient pas au domaine strictement verbal (morphosyntaxique) du langage humain. Bien que l’ancrage du genre soit strictement formel, cet ancrage marque, rend prégnante et symbolise une mise en relation entre différents aspects. Il étend la portée du genre, ainsi que les connotations stéréotypées qui reposent sur la dichotomie du masculin/ féminin, à la qualification d’une action et d’une personne, ce qui est du domaine de la communication globale. Son approche théorique semble être la plus à même de rendre compte de l’oppression sexiste par le genre.

On peut en effet déduire de son analyse que :

- la « masculinité » et la « féminité » sont des attributions bêtement et grossièrement matérielles, des « accidents philosophiques » qui infectent la langue et opèrent dans le discours et la communication une relation forcée entre qualité, personne et action ;

- cette construction idéelle du genre métaphorise abusivement et artificiellement le sexe sur une expression binaire au niveau de la morphosyntaxe et du lexique.

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