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Le genre en français : du binarisme

dualisme sexué »

3.2 C ATÉGORIES PLEINES OU CATÉGORIES VIDES ?

3.2.1 Le genre en français : du binarisme

Le système binaire du genre en français se prête à de nombreuses divagations. Ceux qui ont proposé l’analyse la plus extravagante de cette « sémantique du genre » sont certainement Jacques Damourette (1873-1943) et Édouard Pichon (1890-1940). À partir de leur théorie qu’ils nomment étrangement la « sysémie homophonique », et qui n’est, là aussi, applicable qu’aux langues « fortement sexualisée[s] », Jacques Damourette et

Édouard Pichon, deux autodidactes84 en linguistique, déclarent que « l’identité des signifiants a entraîné un rapprochement des signifiés d’où l’idée d’une influence de la ressemblance des signifiants sur l’évolution des signifiés » (Arrivé, 1994 : 178-180).

Les substantifs nominaux [sont, en français] répartis en deux groupes distincts et bien définis. Les uns (chien, évêque, sang, dragon, foin, couvent) sont masculins, c’est-à- dire expriment des substances de sexe masculin ou comparées par la langue à des êtres mâles ; les autres (vie, filles, femmes) expriment des substances du sexe féminin ou comparées par la langue à des êtres femelles. Le répartitoire qui établit ces deux groupes a reçu de nous le nom de répartitoire de sexuisemblance (Damourette & Pichon, 1911-1940 : 347).

[…L]a sexuisemblance n’étant pas une notion scientifique, mais intuitive et poétique, n’a pas pour base la notion scientifique de sexe, dans toute son extension biologique, mais bien uniquement les réactions impressives provoquées par l’un ou l’autre sexe. Ce sont donc avant tout les sexes de l’espèce humaine qui sont le point de départ de la métaphore sexuisemblantielle (idem, p.419).

Ils auraient pu dire, par exemple, que le mot cigarette était au féminin parce que destiné aux femmes, ou inversement (!).

Michel Roché, qui a travaillé sur l’attribution du genre aux mots nouveaux en français, parle pour eux de « sexisme sans complexe » (1997). Pour Sylvie Durrer, « Damourette et Pichon se contentent de relayer des associations sans évoquer leur caractère socialement construit ni stigmatiser leur axiologisme […Ils] ne discutent pas et encore moins contestent [l]es impressions » produites par leur « métaphore sexuisemblantielle » (2002 : 80-81).

En dépit de l’avertissement que Damourette et Pichon donnent eux même sur la notion de sexuisemblance (citation supra de la page 419) et bien que leurs analyses soient empreintes d’un prisme psychanalytique et d’un sémantisme qui les éloigne de l’analyse systémique du genre, leur approche a grandement alimenté les discours de ceux qui pensent que le genre est une catégorie pleine, parfaitement motivée, c’est-à-dire en lien direct avec le sexe. En effet, Michel Arrivé (1989 : 12) classe Damourette et Pichon parmi les linguistes « inductifs » qui :

s’inscri[ven]t dans une tradition très ancienne, si ancienne qu’on peut la faire remonter aux origines de la terminologie. […Ils] récuse[nt] la notion de genre – réservée aux langues qui ont des taxinomies non ou incomplètement sexualisées – et mett[ent] en place, pour le français et les langues du même type, la notion de sexuisemblance, […]

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Édouard Pichon, neuropsychiatre, neveu de Jacques Damourette, est connu pour avoir ouvert la porte à la psychanalyse en France.

sexe métaphorique attribué aux noms selon que leur contenu […] « se teinte, pour une raison quelconque, de masculinité ou de féminité » ([Damourette & Pichon,] 1968 : 368). Toutefois, le masculin « physe indifférenciée du répartitoire » (ibidem, comprendre: « cas non marqué de la catégorie ») est propre à accueillir tous les noms « qu’une cause particulière ne fait pas classer ou maintenir dans le féminin » (ibidem). La subjectivité la plus grande règne sur cette « cause particulière ». Or, le genre en français n’est en aucun cas motivé, même si les catégories du masculin/féminin sont ambigües et s’amalgament, par un martèlement binaire, avec la prégnance du dualisme sexué.

3.2.1.1 Les outils d’analyse

Comme vu précédemment pour l’analyse de Sapir, le genre en français est un type spécifique de classe nominale fondé sur des contraintes d’accord morphosyntaxiques, mais ces contraintes reposent sur l’attribution des marques masculin/féminin à tout type de substantif, sans que cette dichotomie soit réduite aux êtres humains. La marque de genre ne correspond donc pas à la marque de sexe puisque la « flexion en genre » est fondée sur une typologie de terminaisons et d’alternances : lors de la mise en discours, le substantif communique son genre à l’article, à l’adjectif, à l’attribut, au participe passé et au pronom (Roché, 1997). Néanmoins, le mécanisme de l’accord en genre, qui impose un choix exclusif, fait du masculin la catégorie dominante car elle s’amalgame avec la valeur générique, en l’absence d’une autre catégorie :

Il n’y a pas de genre neutre en français, pas plus pour les pronoms que pour les noms [en note : ni davantage dans les autres langues romanes]. L’examen des faits grammaticaux montre que ce qu’on appelle « neutre » relève de la neutralisation du genre au profit du masculin « non marqué »85. Ces mots – « neutralisation », « masculin non marqué » – recouvrent cependant des réalités beaucoup plus larges, complexes, et surtout très différentes suivant qu’il s’agit d’animés ou d’inanimés. Il y a une parenté étroite entre le neutre traditionnel – celui des pronoms – et la logique du masculin non marqué de type « neutre » qu’on voit à l’œuvre dans l’attribution du genre lors des substantivations. Il peut être intéressant par conséquent de conserver la notion [je précise : en parlant de pseudo-neutre pour évoquer le masculin pseudo- générique] pour souligner à la fois cette parenté et cette spécificité par rapport aux autres phénomènes de neutralisation ou d’indifférenciation (Roché 1990 : 149).

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Les grammairiens définissent comme « neutres » les pronoms ce, ceci, cela, ça, le, etc., quand ces derniers renvoient à des inanimés, à des choses, à des propositions.

Aussi, non seulement parle-t-on de flexion pour le genre et non de « dérivation du féminin » dans l’opposition suffixale, mais cette formulation n’est que le produit d’une analyse ayant rendue scientifique la généricité du masculin par l’expression « masculin non marqué vs. féminin marqué ». Non seulement le terme de dérivation ancre d’autant plus la dépendance matérielle et symbolique du féminin, mais, par un retour sur l’évolution de la langue française, on peut dire, au contraire, que

le féminin français jouit d’une belle santé, qui, depuis les origines impose massivement (à 90%) l’alternance masculin/féminin de tous les noms communs de personnes et de tous les adjectifs sauf ceux qui se terminent déjà par -e, (nous sommes dressées depuis l’enfance à n’étudier que les exceptions), il ne dérive aucunement du masculin par suffixation sauf la série en -esse dont deux noms seulement sont d’usage courant (Khaznadar, 2004 : 69).

Pour Claire Michard, c’est précisément la formule « masculin non marqué vs. féminin marqué » qui « représente l’idéologie naturaliste inhérente au rapport d’appropriation physique des femmes par les hommes, le rapport de sexage » (Michard, 2002 : 143-144). Devenue outil d’analyse incontournable, cette formule, que l’on retrouve donc abusivement chez la plupart des structuralistes et des grammairiens, s’est répandue aux /animés non-humains/86 et aux /inanimés/ pour lesquels la situation est pourtant plus compliquée : par exemple, pour certains noms d’animaux en français, c’est le féminin qui sert de générique (Roché, 1990 : 139-140).

3.2.1.2 Le mariage forcé des mots

Voir le genre comme une catégorie pleine, c’est aussi affirmer que la morphologie est sexiste : il faudrait alors convenir, comme Luce Irigaray qu’« [u]n travail patient sur le genre des mots révèle presque toujours leur sexe caché » (1990 : 85-86). C’est ce que semble montrer l’attribution d’un sexe (ou plutôt d’un genre prescrit) aux animaux à partir du genre attribué au nom de l’espèce (cf. par ex. Dubois 1989, Roché 1996) car cette « catégorisation insidieuse » (Yaguello 1978 : 117) alimente très diversement, selon les langues données, l’imaginaire sexué et sexiste des livres pour enfants (cf. Turin 1997, 1998). Pour Charles Bally,

nous apercevons souvent la réalité à travers le prisme de la langue ; c’est là un des aspects de la psychologie linguistique qu’on néglige trop dans l’étude des rapports entre le langage et la pensée. L’exemple le plus caractéristique de ce phénomène nous

est offert par la manière dont nous classons les objets et les procès de la réalité. Qu’il s’agisse de catégories générales ou de distinctions particulières, ce triage est subjectif, puisqu’il diffère en tout ou partie d’un idiome à l’autre. C’est ainsi qu’en français les êtres et les choses doivent être masculins ou féminins, et quoiqu’on le conteste souvent, cette estampille sexuelle les présente à l’esprit sous un aspect où la fantaisie trouve son compte ; pensez à des couples tels que pied et main, fauteuil et chaise, soleil et lune, sans compter ceux que les psychanalystes interprètent de façon plus précise : bouchon et bouteille, tenon et mortaise, pène et gâche, etc.). On sait que beaucoup d’animaux, grâce à la langue, ne peuvent être que mâles ou femelles (le requin et la baleine, le rat et la souris, etc.) ; on a peine à se figurer que l’hirondelle serait le même oiseau si elle changeait de genre ; et le folklore imagine des rapports sentimentaux entre le pinson et la fauvette (Bally, 1940 : 197)87.

Il est indéniable que « la sexuation arbitraire des inanimés », à travers les noms qui les désignent, infléchit l’image que s’en fait, inconsciemment, le sujet parlant (Roché, 1990 :130), mais chercher le sexe derrière le genre, au-delà de la projection enfantine, qui fait que la grenouille se marie forcément avec le crapaud, et la chouette avec le hibou (cf. Khaznadar, 2001 : 2), renforce surtout l’opposition et la bipolarité. On se rapproche alors des interprétations qui ont permis à Jacques Damourette et Édouard Pichon de forger leur notion de « sexuisemblance ».

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