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L’opposition sexe/genre

dualisme sexué »

3.3 G RAMMATICALITÉ , NATURALITÉ ET TABOUS DU GENRE

3.3.2 L’opposition sexe/genre

Le prisme de l’anglais conduit également Otto Jespersen à opposer sexe et genre et à mettre en relation la bipolarité mâle/femelle (sexe) face au masculin/féminin (genre) : « In nature we find sex, male and female; outside animated beings everything is sexless [...] In grammar we speak of genders » (Jespersen, 1933 : 188). Le glissement du concept

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Ces dérivés n’en sont pas, même en anglais qui a beaucoup emprunté au français pour les suffixes dits « féminins » : voir le chapitre 3.

de genre de l’analyse linguistique vers des aspects traitant du sexuel et du social (comme vu dans le chapitre 1) a été opéré par les scientifiques féministes anglophones dans le même objectif de différencier le culturel (gender/genre) du naturel (sex/sexe).

In the past, linguists have used the term gender to refer to grammatical word categories based on, but independent of sex differences. The words sex and gender have traditionally referred to biological and linguistic classifications, respectively. When feminist scholars pointed out in the 1960’s and 1970’s that feminine and masculine behaviors were prescriptively divided into two mutually exclusive sets which do not necessarily correspond to female and male, theorists borrowed the term gender from linguists to refer to behavior that was socially acquired rather than biologically innate (Bing & Bergvall, 1998: 496).

Jean-Rémi Lapaire et Wilfrid Rotgé, partant de l’affirmation de Jespersen, questionnent ce qui relève d’une certitude considérée comme fondamentale : la dichotomie de sexe exprimée par l’opposition mâle/femelle qui s’applique à tous les êtres sexués.

[Jespersen] meant: sex is natural, more precisely the sexual dichotomy is natural. Nature provides male and female beings: a tiger is male, whereas a tigress is female, no question about that. Nevertheless, we may wonder whether all of nature is pervaded with that sexual distinction or whether it is not in fact a somewhat cultural – rather than a totally natural – distinction. Biology for instance teaches us that bacteria have no sex, that some animals are both male and female, or sometimes alternately male and female, that the lifestyle of certain animals confines the male/female dichotomy to reproduction. One might even contend that that distinction only becomes a dichotomy through language: our linguistic habits clearly dissociate these two categories that are only made watertight by language. Thus if sex is in nature, the male/female dichotomy could be in culture, in language only. Distinguishing people on the basis of sex is a fundamental and probably inescapable trait of our culture. […] Indeed, the coordinator and clearly sets a boundary between the two coordinated items: in nature animated beings are thus either male or female. We know that things are more complex than that (1994 : 73-76).

Jean-Rémi Lapaire et Wilfrid Rotgé se demandent si l’expression dichotomique n’existe pas seulement dans la langue au départ, au vu de la multiplicité des expressions du sexe dans la nature : absence de sexe, présence conjointe ou alternance du sexe mâle et du sexe femelle, limitation de cette dichotomie sexuelle pour la reproduction. Remettant en cause l’opposition sexe/genre, ils posent, comme de nombreux linguistes anglophones des language and gender studies, que la dichotomie male/femelle de la langue constitue un masque idéologique pour l’expression de la multiplicité et de la variation :

By assuming a female-male dichotomy and by emphasizing language which reflects the two categories, linguists may be reinforcing biological essentialism, even if they emphasize that language, like gender, is learned behaviour (Bergvall & Bing, 1998 : 505).

Est-il possible d’analyser les catégories conceptuelles du langage autrement, en tentant d’échapper à la logique binaire ? C’est ce que semble penser Antoine Culioli, figure clé de la linguistique anglaise contemporaine en France (cf. Cotte & al., 1993). Sa « théorie des opérations énonciatives » propose de comprendre les phénomènes linguistiques au travers d’une nouvelle grille de lecture :

Je définirai la linguistique comme la science qui a pour objet le langage appréhendé à travers la diversité des langues naturelles. […] Or, l’observation et les classements même rudimentaires montrent qu’il existe, par-delà la diversité des réalisations et des catégories, des propriétés analogiques stables ; en bref, les langues ne sont pas irréductiblement spécifiques […] L’objectif n’est pas de construire une grammaire universelle, mais de reconstruire par une démarche théorique et formelle de type fondationnel, les notions primitives, les opérations élémentaires, les règles et les schémas, qui engendrent les catégories grammaticales et les agencements propres à chaque langue, bref, de rechercher les invariants qui fondent et règlent l’activité de langage, telle qu’elle apparaît à travers les configurations des différentes langues (Culioli, 1982 : 95-96).

Antoine Culioli pose donc l’existence de « propriétés physico-culturelles » qui « préexistent aux langues et qu’on va retrouver comme des espèces de primitives, ou de relations primitives dans les langues » : le genre n’est donc pas une « notion primitive » puisqu’il y a « des langues qui ne retiennent pas cette propriété » (Boutet, 1991 : 8). Le genre ne préexiste pas à la langue comme « objet du monde » : c’est donc bien un « objet linguistique ». Ce qui ne préexiste pas à la langue non plus, c’est l’organisation du lexique selon un ensemble de traits distinctifs ou oppositifs binaires. Le concept de « notion » permet de dépasser cette approche.

Même la catégorisation apparemment très nette de « mâle/femelle » pose question dès qu’on a affaire, par exemple, à des bébés ou à des adolescents. Et on peut alors entendre des énoncés où la catégorisation conventionnelle est interrogée par les locuteurs : « pour une fille, elle a une drôle d’allure ». Autrement dit, les créations lexicales ne constituent pas l’unique issue linguistique possible au travail sur les catégorisations. Les catégorisations du monde social et naturel que proposent les dénominations peuvent être travaillées, remises en question par les locuteurs au moyen de la mise en mots, des agencements syntaxiques (Boutet, 1991 : 7).

Un autre moyen, pour les locuteurs et locutrices, de remettre en question ces « catégorisations du monde social », est sans doute de voir qu’il existe d’autres « agencements syntaxiques » pour le genre dans les autres langues : la créativité lexicale en langue cible et ensuite en langue source serait alors sans doute encouragée.

Antoine Culioli précise à propos du genre :

[C]haque communauté se forge des termes qui récapitulent une expérience particulière. […] Mais l’on aurait tort de surestimer l’importance de tels faits, qui ne concernent ni la masse du lexique, ni la phonologie, ni la grammaire. On peut ne pas avoir de distinctions de genres dans sa langue et savoir pourtant que les sexes existent ! (1965 : 5)

Le premier danger est d’assimiler marque linguistique et existence du référent : poser le conditionnement absolu (déterminisme) de la forme sur l’extralinguistique revient à cautionner l’équation sophiste du masculin/féminin symbolique et du masculin/féminin grammatical ; ou encore à croire à la sexuissemblance de Damourette et Pichon. Au contraire, on voit ici encore combien l’approche relativiste (comparatiste) d’Edward Sapir peut être utile en DLC, dans la mesure où les différences entre deux langues permettent de proposer une prise de conscience des apprenants envers la construction sociale, les connotations et les tabous du genre.

Le second danger est de ne pas comprendre qu’un autre découpage du monde est possible et que le formalisme linguistique du genre entraine forcément une relativité des connotations et des tabous autour du genre. En conséquence, les différentes grilles de lecture féministes pour l’analyse du sexisme doivent tenir compte de ces « écarts » entre les différentes configurations linguistiques du genre, comme c’est le cas quand on compare le français et l’anglais.

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