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Le genre et le féminisme

Chapitre 1 – Sexe et genre

1.1 L E CONCEPT DE GENRE

1.1.3 Le genre et le féminisme

D’autres analyses revendiquent la dissolution de la différenciation/hiérarchisation entre les sexes. Elles s’inscrivent dans la recherche féministe contemporaine et visent ainsi à inscrire l’acte militant dans la démarche scientifique.

Né de la révolte des femmes à l’égard des normes et des conditions qui président à leur destin personnel et à leur confinement dans la sphère privée, le mouvement féministe contemporain est rapidement devenu, au cours des années soixante-dix, un projet intellectuel et politique pour penser et agir le Nous femmes, annoncé par la parution du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949 et rendu possible à imaginer à la suite des premières grandes mobilisations collectives des années soixante. Pratiques de résistance, les visées de changement du mouvement des femmes ont rapidement mené

militantes et intellectuelles à vouloir appréhender autrement la dynamique sexuée des rapports sociaux [… et à poser] le travail de théorisation comme acte militant. (Descarries, 2003 : np)

Dans Le Deuxième Sexe, la philosophe Simone de Beauvoir propose, en étudiant « les faits et les mythes » (tome 1) et « l’expérience vécue » (tome 2), de penser la dynamique des relations homme/femme en termes de catégorisation et de s’attacher à en décrire les effets sur le vécu individuel et social, des femmes en particulier30. Elle souligne le fonctionnement asymétrique de cette catégorisation : enfermées dans une fonction d’altérité au bénéfice des hommes, les femmes sont essentiellement définies par leur existence catégorielle de sexe. Les femmes ont intériorisé cette infériorisation qui est, selon Simone de Beauvoir, réellement incompréhensible aux hommes :

Il est difficile à l’homme de mesurer l’extrême importance de discriminations sociales qui semblent du dehors insignifiantes et dont les répercussions morales, intellectuelles sont, dans la femme, si profondes qu’elles peuvent paraître avoir leur source dans leur nature originelle (Beauvoir, 1949 : 28).

En France, Christine Delphy est la première à parler, plus précisément, de « féminisme matérialiste », se réclamant à la fois de Karl Marx et de Simone de Beauvoir pour étudier les rapports de pouvoir concrets et leurs effets mentaux31. Les autres théoriciennes de ce courant sont Nicole-Claude Mathieu, et Colette Guillaumin mais seules Christine Delphy et Nicole-Claude Mathieu reprennent littéralement le terme de genre dans leur théorisation, Colette Guillaumin lui préférant celui de « sexage ».

En 1970, sous le pseudonyme de Christine Dupond, Christine Delphy publie « L’ennemi principal » dans Partisans : libération des femmes, année zéro, où elle dénonce la

30 Cet ouvrage mondialement connu est paru en France la même année que Male and Female de Margaret

Mead aux États-Unis. Sa traduction en anglais, The Second Sex, a fait l’objet de nombreuses polémiques depuis sa publication incomplète en 1953 (voir les textes réunis et présentés par Ingrid Galster en 1999 dans Cinquante ans après Le Deuxième Sexe : Beauvoir en débats). Une nouvelle version complète de l’ouvrage a été publiée en avril 2010 aux États-Unis suite au travail de (re)traduction de Constance Borde et Sheila Malovany-Chevallier.

31 On ne peut nier l’antériorité du mouvement féministe américain. Pour ce qui est de la période étudiée ici,

dès 1969, dans Sexual Politics, Kate Millet disait : « […] our society, like all other historical civilisations, is a patriarchy. The fact is evident at once if one recalls that the military, industry, technology, universities, science, political office, and finance – in short, every avenue of power within the society, including the coercitive force of the police, is entirely in male hands. As the essence of politics is power, such realisation cannot fail to carry impact. What lingers of supernatural authority, the Deity, ‘His” ministry, together with the ethics and values, the philosophy and art of our culture – its very civilisation – as T. S. Eliot once observed, is of male manufacture ». (Extrait du chapitre 2 intitulé « Theory of Sexual Politics »). Le choix de se concentrer, ici, sur les théorisations féministes matérialistes en France repose sur la nécessité de comprendre le parcours épistémologique du concept de genre dans le contexte français et les relations entre disciplines à propos de ce concept.

dépendance contractuelle des femmes aux hommes par le mariage. Elle explique que, bien souvent, le « travail domestique » qui consiste à fournir un certain nombre de services, à produire des biens, n’est pas considéré comme tel, mais déqualifié comme une « activité ménagère » naturellement attribuable aux femmes. Elle ajoute que « l’appropriation et l’exploitation de leur travail dans le mariage constitue l’oppression commune à toutes les femmes » (1970 : 168). Époux et épouses sont, à partir de ce rapport de production, constitué-e-s en classes de sexe antagonistes dans ce que Christine Delphy qualifie de « patriarcat ». C’est donc le patriarcat qui est « l’ennemi principal », un « principe de partition de l’humanité en ‘hommes’ et ‘femmes’ », un « système de genres » qui résulte dans « la mise en œuvre concrète et particulière de la différenciation des dominants et des dominés nécessaires à tout système de classe ». Évoquant le « schème culturel profond de l’incomplétude essentielle de chaque individu, dans la mesure où il/elle est sexué(e) », Christine Delphy propose de « penser le genre » à travers un véritable prisme utopique, pour « imaginer le non-genre » et l’absence de hiérarchie/asymétrie entre les sexes (1991 : 100). Elle propose donc de dépasser cette idéologie de l’incomplétude et de la complémentarité, idéologie sur laquelle se fonde le système du genre. Pour elle, le genre précède le sexe.

Colette Guillaumin préfère le terme « sexage » à celui de genre pour désigner le rapport de pouvoir et d’appropriation collective du corps des femmes par les hommes, lequel, selon elle, préexiste à l’appropriation individuelle par le mariage (1978). Ce rapport de sexage est produit à la fois par des faits matériels et des faits idéologiques :

L’effet idéologique n’est nullement une catégorie empirique autonome, il est la forme mentale que prennent certains rapports sociaux déterminés: le fait et l’effet idéologique sont les deux faces d’un même phénomène. L’une est un rapport social où des acteurs sont réduits à l’état d’unité matérielle appropriée (et non de simples porteurs de force de travail). L’autre, la face idéologico-discursive, est la construction mentale qui fait de ces mêmes acteurs des éléments de la nature : des « choses » dans la pensée elle-même (Guillaumin, 1992: 17).

Pour Claire Michard (2004 : 128), cette définition modifie « la façon d’envisager l’influence des représentations véhiculées par le langage » :

Si ces représentations sont une composante intrinsèque du rapport de pouvoir et contribuent par conséquent à sa (re)production, ce ne sont pas elles qui en sont la seule origine. Cela signifie, d’une part, qu’il ne peut exister de domination symbolique sans exploitation concrète et, d’autre part, que le sexisme dans le langage est considéré ici à la fois comme le symptôme du rapport de pouvoir et comme l’un des moyens de sa mise en œuvre.

Reprenant le concept de « sexage », Claire Michard (1982, 1999, 2002) montre que, dans la langue, si le /mâle humain/, désigné par le terme « homme », est le dominant générique et référent de l’espèce, la « femme », n’est que « femelle de l’humain » et n’a d’existence dans cette logique oppositionnelle que comme « sexe femelle de l’espèce humaine ». Le genre dans la langue est alors à la fois symptôme et moyen de reproduction du rapport de pouvoir au détriment des femmes, selon l’axiologie : « Universel = Humain = Homme = Culture » vs « Sexe = Femelle = Femme = Nature ». Nicole-Claude Mathieu montre également que « les deux sexes32, en quelque sorte, sont biologiques, mais [que] l’un serait plus naturel que l’autre » (1973, 1991a : 53) ; elle avance que « la féminité et la masculinité n’ont pas de sexe, ou plutôt [qu’] elles n’ont qu’un rapport statistique avec le sexe biologique ; de plus ce rapport est arbitraire, et donc provisoire dans une société historique » (1977 : 59).

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