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CHAPITRE 5 : LA PAUVRETÉ RURALE, LE TERRORISME, L’EXODE, ET

5 Les différentes perceptions de la pauvreté dans la zone d’étude

5.2 La perception sociale

5.2.1 La perception du pauvre par lui-même

Depuis les travaux de B. Seebohm Rowntree sur les budgets de consommation des ménages, de nombreuses études sur la mesure de la pauvreté ont été réalisées. Par contre, les recherches qui s’appuient sur les représentations sociales de la pauvreté, à savoir le sens que les individus donnent à ce phénomène en fonction de leur vécu, ne sont pas si nombreuses (Paugam et Selz 2005).

Dans tous les entretiens avec les pauvres que nous avons eus à Sidi Sémiane ou à Menaceur, nous avons relevé un sentiment d’abandon des pauvres par l’État, mais aussi par leur entourage dans le sens social du terme. Pour preuve, une phrase relevée par un pauvre à Sidi Sémiane : « Pourquoi les riches de ce pays n’aident-il pas les pauvres ? » Il est donc ici question d’un sentiment d’exclusion des pauvres par la société à laquelle ils appartiennent. Dans d’autres cas, nous avons décelé aussi une acceptation de sa situation par le pauvre. Leur force provient de leur grande croyance religieuse : selon eux, la pauvreté est une épreuve à laquelle ils doivent faire face afin d’être récompensés dans l’au-delà. Dans le même ordre d’idée, l’étude du Pew Research Center, think tank américain spécialisé dans l'analyse du fait religieux, met en évidence une corrélation entre le niveau de PIB par tête et le degré de religiosité : plus un pays est riche, moins il croit en Dieu. À titre d’exemple, le Pakistan, le Ghana ou encore le Sénégal, pays très pauvres, sont des pays avec des populations croyantes dans leur quasi-totalité. Par contre, des pays riches comme la France, le Royaume-Uni, ou le Japon, comptent moins de 20 % de population croyante.

Les résultats sur le profil du pauvre dans la zone d’étude ont révélé qu’il était plus féminin. Nous avons également constaté une moindre acceptation de leur situation par les « nouveaux » pauvres, surtout lorsqu’il s’agit de femmes qui menaient une vie décente et qui ont basculé dans la pauvreté après la mort de leur conjoint. Cette vie nouvelle est difficile à mener et elles ne voient de solutions pour sortir de la misère que dans l’éducation de leurs enfants.

Un autre profil enquêté, celui de la veuve d’un terroriste, montre une situation différente. Cette mère de famille originaire du douar de Maachouk de Sidi Sémiane vit la pauvreté comme un défi à relever pour sauver ses enfants de la famine. L’épreuve difficile que cette femme a traversée lui a permis de compter sur elle-même, de trouver des sources de revenus et de développer des capacités qu’elle ne soupçonnait même pas : le travail de la poterie (tajine, vaisselle et autres ustensiles en argile) est devenu son métier de prédilection, et elle a commercialisé pendant longtemps sa production pour faire vivre ses enfants et épargner à son fils aîné de travailler. Selon Nussbaum (2000), l’approche des « capabilités » est une approche plurielle, qui explique que les femmes s’efforcent de maitriser une pluralité d’éléments irréductibles et différents. Celles-ci sont centrées sur la « capabilité » ou sur l’émancipation exactement comme la propre réflexion des femmes est centrée sur la création de possibilités et de choix, plutôt que sur le fait d’imposer à un individu un mode de fonctionnement requis. Il est également important de rappeler que cette femme, âgée de 55 ans actuellement, a bénéficié de l’habitat rural, des aides scolaires

pour ses enfants à chaque rentrée, du couffin du ramadan et de la dia (somme d’argent octroyée par l’État après l’exécution de son mari).

Paugam et Selz (2005) ont décrit ces deux formes de pauvreté identifiées dans le cadre de notre étude : la pauvreté qui se reproduit de génération en génération tel un destin et la pauvreté qui apparaît subitement. La première est perçue comme une évidence pour les individus qu’elle touche ainsi que pour leur « groupe d’appartenance ». La seconde frappe au contraire des individus qui n’ont pas connu la pauvreté et qui se trouvent de ce fait désorientés face à cette nouvelle situation humiliante. Il se trouve que pour les deux groupes de pauvreté, « traditionnelle et nouvelle », cette pauvreté est perçue comme un scandale à vivre.

5.2.2 La perception du pauvre par les non pauvres

Si on est amené à faire un sondage sur les représentations sociales de la pauvreté, on peut penser que les personnes qui répondront à cette question feront le lien avec les personnes qui fréquentent les lieux de distribution alimentaire, des mendiants et sans domicile fixe errant dans les rues, ce qui renvoie à la notion de la pauvreté monétaire ou absolue. Dans notre cas d’étude, les choses se présentent d’une manière différente. Nous nous retrouvons dans un milieu rural codifié où les familles se connaissent entre elles et ont le plus souvent des liens de parenté en plus de ceux de voisinage. Ceci rend le phénomène de mendicité mal perçu et explique son inexistence dans le milieu rural étudié.

Comme il a déjà été décrit dans le chapitre 4 : « Les pauvres à Sidi Sémiane et Menaceur, pourquoi le deviennent-ils ? Pourquoi le restent-ils ? Méthodologie et terrain d’étude », nous avons eu recours à une sélection aléatoire des ménages non pauvres enquêtés. Ceux-ci nous ont conduite à des ménages qu’ils considéraient eux-mêmes comme pauvres dans la région de Menaceur (c’est le cas pour le groupe de femmes d’Aifer). Un agriculteur qui nous a conduite chez ces femmes nous a confié : « Il y a des pauvres dans cette région qui ne mangent de la viande, qu’une seule fois par an. » Nous sommes dans un milieu rural où la consommation de la viande est perçue comme un symbole d’aisance.

À Sidi Sémiane, selon les informations recueillies auprès du maire de cette commune, les personnes préfèreraient vivre des aides de l’État et de l’aumône du voisinage plutôt que de travailler. L’explication de cette forme de représentation sociale de la pauvreté liée à la paresse renvoie à une conception morale fondée sur le sens du devoir et de l’éthique du travail. Selon le Président de l’association que nous avons interviewé, ce facteur de la paresse pourrait s’expliquer dans le rapport du pauvre à l’argent. Selon lui, les pauvres n’ont pas toujours la notion de la valeur de l’argent qui leur est donné, du moins dans le cadre de son association : « nous avons donné une somme d’argent à un pauvre pour construire une maison, mais il a préféré acheter une voiture et laisser sa famille dans un habitat précaire », dit-il. Paugam (2008), dans cette vision, émet l’idée que les pauvres ne se prennent pas suffisamment en charge eux-mêmes et, par conséquent, que les pouvoirs publics n’ont pas à les aider davantage. Cette approche renvoie à la notion du courage individuel qui permettrait d’éviter la pauvreté et/ou d’en sortir.