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3 Le corps, objet social, objet de recherche

4.3 Perception et langage

Si l'homme accède au monde par le mouvement, par son corps et que sa perception est action, nous pourrions alors appréhender des perceptions intersensorielles in situ en considérant le type d'actions réalisées dans un lieu donné : par exemple, en observant les interactions entre personnes en présence, ainsi que le pratique Goffman [Ex. : Goffman, 1973]. L'avantage d'un tel travail est de bien montrer les capacités d'un lieu à permettre tel ou tel comportement, telle ou telle action. C'est donc essentiellement de la définition des caractéristiques d'un lieu et de ce qu'il autorise qu'il s'agit. Ce qui est autorisé est appréhendé sous la forme de comportements des personnes en présence et d'interactions entre ces personnes.

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Goffman typifie, par exemple, différentes mises en scène de la vie quotidienne qu'il a observées [Goffman, 1973].

Mais comprendre les raisons de telles attitudes dans un environnement donné est délicat voire impossible uniquement avec cette méthode. C'est pourquoi nous proposons de procéder différemment ou plutôt complémentairement en faisant parler les usagers sur ce qu'ils perçoivent des ambiances, de l'espace, des autres, des objets et de leur relation avec cet espace. Nous proposons d'accéder au perçu de l'usager par le langage et plus particulièrement par ce qui est nommé compte rendu de perception [ex.: Garfinkel, cité par Héritage, 1991 ; Thibaud, 1998].

Straus, qui n'aborde pourtant qu'avec beaucoup de réticence la question du langage, souligne que ce dernier ne remplace pas ce qui serait par ailleurs accessible dans la perception, mais qu'il est un moyen d'accès à ce qui ne serait pas observable directement : "En conséquence, loin d'assumer un rôle substitutif à l'égard de ce qui nous serait accessible par ailleurs dans la perception, le langage nous donne accès à des régions fermées à l'observation directe" [Straus, 1989 p242].

Austin adopte une position assez proche de celle de Straus en postulant que l'étude du langage donne accès aux faits de la perception : "Ce sont bien les faits de la perception et non le langage qui intéressent Austin mais il croit que l'étude du langage est une des voies d'accès aux faits de la perception" [Austin, 1962]. Si Straus et Austin justifient l'utilisation du langage pour accéder à des régions fermées à l'observation directe, d'autres chercheurs pensent qu'il est nécessaire d'étudier le langage car il permet de structurer l'expérience [Dubois, 1997, pp26-27] : "C'est sans doute le langage qui donne à l'enfant la capacité de saisir la couleur par elle-même.

on ne peut admettre le point de vue de Koffka, qui parle de structures sensorielles pures antérieures aux structures linguistiques. Il y a une interaction entre les deux En effet, la structure du langage à travers l'appropriation et l'usage de sa langue (y compris de la fonction de dénomination) est ce qui permet la structuration de l'expérience. Cette fonction de dénomination ne pouvant être réduite, sauf dans certains cas particuliers à l'imposition d'une étiquette sur une réalité préexistante ."

Straus s'oppose à cette façon de voir. Pour lui, l'expérience vécue ne dépend pas de la pensée discursive [Straus, 1989 p68] : "Contrairement à la conception nominaliste traditionnelle, qui enseigne que dans la vision originelle des choses seul n'apparaît jamais que le singulier, le particulier, l'individuel et que le général n'est jamais découvert que par le truchement de l'abstraction, nous pensons que ce particulier, compris classiquement comme une discrimination sensorielle originelle, n'est

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accessible d'aucune manière ; ici, comme ailleurs, en effet, le particulier reste, malgré son isolement, un fragment du monde, un resserrement de sa totalité.

C'est la raison pour laquelle notre expérience vécue du général n'est pas non plus dépendante du langage. Loin de dériver en première instance de la pensée discursive, elle apparaît déjà au niveau du sentir et de l'expérience vécue dans le monde animal" [Straus, 1989, pl68]. Notre approche du perçu, par le biais des comptes rendus de perception est validée par un impératif : accéder au perçu qui n'est pas observable directement in situ si ce n'est par le langage. C'est donc un impératif méthodologique qui va ici guider notre décision au-delà des réflexions théoriques et philosophiques qui ont court sur la préexistence de la réalité sur la dénomination.

Le terrain que nous devons aborder, un terrain urbain au sein duquel nous souhaitons faire émerger des formes perçues et vécues, peut être doublement observé par le perçu et par les actions. Comme nous l'avons déjà souligné, le perçu peut expliquer pour partie le vécu et, pour un usager en situation de déambulation, ce perçu pourrait être appréhendé par ce que l'usager nous dit percevoir du lieu, des autres, de lui-même, de son action au sein de ce milieu.

A ce titre, alors que le traitement sensoriel est silencieux, à l'opposé du traitement verbal, Elisabeth Dumaurier nous livre quelques règles qui président à la relation entre le codage sensoriel et le codage verbal. Il y aurait deux sortes de perception, une perception-appréhension et une perception-compréhension, cette dernière étant réalisée dans une étape postérieure à la première. La perception-appréhension est une perception fonctionnelle, existant à la naissance, en action même de nuit : elle est un état d'alerte et correspond à un codage sensoriel.

Ce codage est réalisé directement au contact du monde, tandis que le codage verbal n'est pas un codage résultant du contact avec le monde mais un codage du second degré provenant après un codage sensoriel. Afin d'être "appréhendé par une signification verbalisable", le codage sensoriel doit persister un certain temps et

"l'association successive de deux types de codage facilite la construction de la représentation" [Dumaurier, 1982 ppl42-143]. Elisabeth Dumaurier n'est pas la seule à s'appuyer sur l'existence de deux systèmes cognitifs, en ce qui la concerne il s'agit du codage sensoriel et du codage verbal. Marks suppose également deux systèmes, le système cognitif sensoriel et le système cognitif langagier, le système sensoriel ayant pour qualité d'être synesthésique et transmodal.

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La première qualité aurait tendance à disparaître au fur et à mesure de la mise en place du système langagier, beaucoup plus conceptuel [Marks, 1975]. Hannah Arendt suppose deux langages, le langage corporel et le langage conceptuel. Le langage corporel manifeste la vie de l'âme par le regard, le son, les gestes, il est de type pré-langagier et s'exprime en terme de sensations physiques.

Aucun recours à la métaphore n'est possible pour ce langage, aucun recours à l'analogie : ce langage n'est pas séparé des sens. A l'opposé, le langage conceptuel manifeste la vie de l'esprit, il permet une pensée qui ne saurait être conçue sans lui.

De ce point de vue, Hannah Arendt rejoint la position de Danielle Dubois [Dubois, 1977 et 1997]. Pour Hannah Arendt, les métaphores permettent de combler le fossé entre l'expérience sensorielle et un domaine qui ne connaît pas la saisie immédiate des données [Arendt, 1981]. Ce faisant, Hannah Arendt (tout comme Elisabeth Dumaurier et Marks,) nous livre des modalités de passage entre les deux types de langage, notamment par la métaphore.

En observant ce qui nous est dit lors des comptes rendus de perception, que pouvons-nous obtenir ? Pour Wittgenstein, ce serait une représentation qui a la forme logique du fait : "Afin qu'une certaine phrase puisse affirmer un certain fait, quelque soit la construction du langage, il doit y avoir quelque chose de commun entre la structure d'une phrase et la structure du fait" [Wittgenstein, 1961 p8]. Pour Vignaux, les processus de catégorisation sont constitutifs des objets et des formes d'organisation des catégories mentales : nous aurions connaissance autant des objets que des formes d'organisation des catégories mentales, comme le soulignait Berlin [Berlin, 1978citéparVignaux].De plus, l'organisation linguistique n'est pas seulement contrainte par les déterminations des "choses", mais aussi par l'interaction de l'usage de la langue et des pratiques humaines individuelles et collectives, comme le notait déjà Cassirer [Cassirer, 1980 p57, cité par Dubois].

Pour finir cette synthèse sur le lien entre perception et langage et pour rallier notre objet d'étude notons que peu de chercheurs se sont intéressés à l'expression orale des perceptions in situ. Des recherches empiriques sont nécessaires pour trouver comment les comptes rendus de perception, traces de nos activités perceptives, issues d'échanges entre deux types de langage, le langage sensoriel et le langage conceptuel, capables de nous renseigner autant sur les objets que sur nos façons de penser, nous permettent d'accéder à des perceptions intersensorielles et à leur organisation.

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De ce qui précède, il a été clairement établit que la perception a un rôle déterminant dans l’expérience vécue des usagers, mais elle ne peut se réduire à elle-même car comme nous l’avons vu pour qu’elle puisse jouer son rôle parfaitement la perception fait appels autres modalité sensorielles qui nous permette de mieux décoder le monde extérieur.

De plus, comme nous l'avons démontré, la compréhension du fonctionnement des perceptions intersensorielles, des modalités sensorielles et des autres facteurs tels que la motricité, les modalités d'être, le langage selon ce système complexe inhérent à l'homme est intéressant. Il est intéressant en soi, mais également pour notre connaissance de l'environnement et de ses qualités perceptives, car ces deux entités (l'homme et l'environnement) sont en interaction au moment de l'expérience de la perception.

Il n'y a pas de frontière étanche entre moi, individu, et l'objet ou le monde que je perçois. Le point de rencontre étant le moment de l'expérience, le moment où la forme est perçue. Du côté de l'objet, nous sommes en présence de qualités perceptives, qualités qui s'imposeront à nous ou que nous irons chercher, en fonction de certains facteurs. Du côté de l'individu nous pouvons noter quatre composantes de la perception, composantes qui sont en interaction ou tout du moins susceptibles de l'être. Il y a d'une part les modalités sensorielles, la motricité ou tonicité musculaire, les modalités de l'être et le langage. Nous considérons qu'il existe trois niveaux d'interaction, un niveau d’ [interaction entre les sens], un niveau d' [interaction sens-motricité ou tonicité musculaire] et un niveau beaucoup plus complexe où interagissent les quatre composantes de la perception :

[Interactions sens-motricité-modalités de l'être-langage]. Cette perception intersensorielle, en tant qu'expérience peut être exprimée au moins de deux façons : d'une part par les comportements physiques ou oraux. L'expression orale comportera des traces de l'échange entre l'individu et l'objet et/ou des traces plus particulières inhérentes aux modalités sensorielles, à la motricité, aux modalités de l'être... et aux qualités perceptives et/ou à leur interaction.

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Pour bien mener notre étude à sa fin théorique il nous semble fécond d’aborder la notion de sensation sinon l’affectivité de l’espace urbain sous un angle toujours concret, c’est ce que sera le prochain chapitre.

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Chapitre 5

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Chapitre5 : De l’usage émotionnel au rapport affectif de l’espace urbain

92 Introduction :

L’affectivité, les émotions, les sentiments, sont des thématiques encore relativement peu explorées dans le champ des sciences de l’espace, et pourtant de plus en plus nombreux sont les auteurs qui soulignent l’intérêt, et même la nécessité, de surmonter la difficulté de leur intégration dans les sciences qui se partagent ce domaine de connaissance, de l’aménagement et de l’urbanisme, à la sociologie urbaine, en passant par la géographie.

Ce contexte qui se réfère de plus en plus à l’idée que la relation sensible et affective à l’espace n’est pas neutre, que les affects sont au c"ur de la connaissance que l’on peut produire sur cette relation, pousse le chercheur en sciences de l’espace, à mesurer , à évaluer leur importance, leur poids, tout autant en termes de compréhension et d’analyse des phénomènes spatiaux, de coordination et de mise en

"uvre de l’action collective, qu’en termes d’impact, et de capacité de l’aménagement

de l’espace et de l’urbanisme, à proposer , à suggérer, à accompagner, à orienter, à guider l’organisation des modes de vie.

Souscrivant pleinement à cet objectif, le présent chapitre pose comme hypothèse centrale et fondatrice que la connaissance de la dimension affective de la relation de l’homme à son environnement, son rapport affectif à l’espace, depuis les mécanismes qui président à sa construction, à son évolution, jusqu’aux conséquences pratiques et spatiales de ce lien qui unit l’homme à son environnement, constitue une connaissance utile à la science de l’aménagement des espaces. Ainsi nous essayons à travers les 5sections de ce chapitre (5.1. De la sensation à la signification affective de l'espace, 5.2. De la sensibilité à l'affectivité, 5.3. L'image de la cité : la perception et l'affect, 5.4 Les images de la ville : le symbole et l'affect, 5.5. La dimension sociale au fondement du rapport affectif à l'espace) de démontrons que, la thématique affective n’est en effet pas sans interroger la pratique de l’aménagement, et ce, de multiples façons, sur les plans matériels, organisationnels et sociétaux bien évidement, mais plus profondément encore elle interroge la logique d’action propre à la transformation des espaces habités. La logique de projet ayant pris le pas sur la planification, si ce n’est totalement en pratique au moins sur le plan théorique, comment ne pas envisager dès lors la place qu’occupent et que pourraient occuper à l’avenir les émotions, les sentiments, les affects et, avec eux, les valeurs les croyances, les attentes, les préférences, les désirs, dans la constitution de ces nouveaux modes de production de l’espace.

Chapitre5 : De l’usage émotionnel au rapport affectif de l’espace urbain

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