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La dimension sociale au fondement du rapport affectif à l'espace

3 Le corps, objet social, objet de recherche

5.5. La dimension sociale au fondement du rapport affectif à l'espace

Toujours aussi intime que puisse nous paraître le phénomène émotionnel, celui-ci encore une fois nous est livré dans le cadre d'une situation, d'un contexte, historique, social et culturel. La psychosociologue Arlie R. Hochschild (1979, 2003) montre ainsi que l'émotion peut être l'objet d'une forme de gestion, d'ailleurs beaucoup plus courante qu'on ne le pense. Elle parle dans ce sens d'un véritable « travail émotionnel

», dépendant d'un certain nombre de « règles de sentiments» (Hochschild, 2003: 19) définies et régulées dans le cadre de l'interaction sociale. Quand l'émotion semble un trait caractéristique de notre capacité à donner du sens, à attribuer une signification à l'espace ; l'espace lui-même et la manière dont celui-ci nous affecte, ne peuvent être envisagés sans prendre en compte des facteurs aussi déterminants que la situation, le contexte, dans laquelle l'émotion émerge. C'est en ce sens précisément, où l'émotion est dépendante de l'intention, qu'il nous faut comprendre la capacité des espaces à faire émerger en nous un certain nombre d'émotions, de sentiments, contribuant de la sorte à la construction du rapport affectif à l'espace.

La compréhension phénoménologique de l'émotion ne s'oppose en rien à une compréhension sociologique du phénomène affectif, dans sa qualité, dans la possibilité même de son occurrence, dans son orientation, au contraire. Raymond Ledrut le soulignait fort bien, concernant l'image : « il est bien évident que les groupes (classes et autres groupes) comme les individus sont soumis à l'action de conditions

"culturelles" qui par la voie des moyens de communication et d'expression pénètrent le discours et la "pensée"» (Ledrut, 1973: 24). À commencer par le langage des urbanistes, ajoutait Ledrut, « et l'idéologie (ou les idéologies) qu'il véhicule, comme le

"discours" de la réalité urbanistique elle-même, [lesquels] ne sont pas sans apparaître dans les expressions de tout un chacun et sa "vision" de la ville » (Ledrut, 1973: 24).

D'autres déterminations entrent également en jeu, nous disait-il : « obstacles et freins,

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ou impulsions et impressions dues à l'appartenance de classe » (Ledrut, 1973: 24), sont autant de conditions, extérieures et objectives, qui expliquent, selon Raymond Ledrut, que « comme toute autre "vision", l'Image de la ville est un "produit culturel" » (Ledrut, 1973: 24).

De son côté, Sartre n'hésitait pas à établir le même type de rapprochement en ce qui concerne l'émotion. Après avoir souligné que l'émotion est toujours en lien avec une intention, Sartre de noter qu' « on en est arrivé, chez les psychologues et chez les romanciers, à une sorte de solipsisme de l'affectivité» (Sartre, [1940] 1986: 137), en raison du fait, ajoutait-il, que 1«< on a isolé le sentiment de sa signification » (Sartre, [1940] 1986: 138). La compréhension phénoménologique de ce que peut être le rapport affectif à l'espace, ne doit pas masquer une des facettes importantes du phénomène émotionnel, bien qu'intime et individuel; sa dimension sociale. Même s'il ne ressort pas toujours comme un intérêt premier de la recherche sur les émotions, y compris en lien avec l'espace, cet aspect ne semble pour autant pouvoir être négligé. C'est ainsi que l'on retrouve, aussi bien chez Sartre, chez Ledrut, et bien d'autres encore, ce souci pour l'un de rapporter l'émotion à l'intention, pour l'autre de fixer de manière objective, et en raison de ses appartenances, les émotions et les préférences de chacun.

En effet, avant même de parler de travail émotionnel et de règles de sentiments (Hochschild, 2003), autrement dit, avant même de pouvoir envisager l'influence des contraintes sociales — que nous nous imposons le plus souvent de façon non consciente - sur notre manière d'éprouver, y compris notre relation à l'espace, il faut bien reconnaître que le phénomène émotionnel renvoie à la dimension sociale de la vie en société. Ou du moins, que la qualité du phénomène émotionnel, si ce n'est sa nature, dépend de l'intériorisation par l'individu de la signification sociale de son environnement spatial. Comme a su nous le suggérer Pierre Kaufmann, le phénomène émotionnel est en lui-même étroitement lié à la question de l'altérité, et derrière l'altérité, à la question du social, ce qui nous rapporte à l'autre, aux autres, structure nos manières de penser, d'agir, et même nos manières d'éprouver.

En la matière, Arlie R. Hochschild reconnaît deux perspectives ou « deux approches possibles à l'organisation sociale de toute expérience émotionnelle » (Hochschild, 2003: 21). La première, typiquement « organiciste », consiste à examiner les facteurs sociaux qui induisent ou stimulent les émotions, comment celles-ci s'ancrent dans la nature profondément sociale de tout être humain, tandis que la seconde, plus proche de la perspective «intellectualiste» et, de fait, interactionniste, consiste à étudier les actes qui sont posés en conséquence de l'émotion, la manière de les exprimer, de les réfréner, voire de les simuler, afin d'essayer de réagir, ou de ne

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pas réagir émotionnellement, de manière convenable à une situation. «La première approche s'intéresse à la façon dont les facteurs sociaux influencent cc que les gens ressentent, la seconde à la façon dont les facteurs sociaux influencent ce que les gens pensent et ce qu'ils font à propos de ce qu'ils ressentent ou pressentent qu'ils vont ressentir» (Hochschild, 2003: 21-22).

Quoiqu'il en soit, comme le suggère Arlie R. Hochschild, les perspectives organicistes et intellectualistes de l'émotion ne sont pas incompatibles, au contraire, celles-ci se complètent, comme le soulignait en son temps Jean-Paul Sartre ([1938]

1995), et montrent, chacune à leur façon, une manière de considérer l'influence plus ou moins directe des mécanismes sociaux sur le phénomène émotionnel. Pour autant que l'on ne puisse douter de leur intrication, cette manière de rapporter l'émotion à la dimension sociale ne doit pas non plus autoriser à verser dans un excès inverse, dont d'ailleurs Jean-Paul Sartre soulignait les risques. « La haine est haine de quelqu'un, l'amour est amour de quelqu'un. [William] James disait: ôtez les manifestations physiologiques de la haine, de l'indignation et vous n'aurez plus que des jugements abstraits, l'affectivité se sera évanouie. Nous pouvons répondre aujourd'hui : essayez de réaliser en vous les phénomènes subjectifs de la haine, de l'indignation sans que ces phénomènes soient orientés sur une personne haïe, sur une action injuste, vous pourrez trembler, frapper du poing, rougir, votre état intime sera tout sauf de l'indignation, de la haine. Haïr Paul, c'est intentionner Paul comme objet transcendant d'une conscience. Mais il ne faut pas commettre l'erreur intellectualiste et croire que Paul est présent comme l'objet d'une représentation intellectuelle.

Le sentiment vise un objet mais il le vise à sa manière qui est affective » (Sartre, [1940] 1986: 137). Si cette manière intentionnelle de l'émotion, comme le défendait Sartre, est une caractéristique propre à l'affectivité - ce que nous-mêmes sommes enclins à penser - dès lors, il faut bien comprendre aussi le risque de la tendance à considérer, inversement, toute émotion comme l'unique produit de l'organisation d'une société. Autrement dit, se prémunir également contre toute forme de « sociologisme » des émotions, et s'attacher davantage, comme le suggère François Bourricaud (1975) dans la lignée de l'individualisme méthodologique, à examiner le rapport entre, d'une part, les motifs de l'individu, les modèles qui l'inspirent et les normes socio-culturelles qu'il respecte, les valeurs auxquelles il adhère, sans considérer qu'il soit entièrement déterminé par ces dernières, et d'autre part, les éprouvés affectifs qu'en conséquence de l'ensemble de ces données il peut ressentir, exprimer, penser devoir ressentir, penser devoir exprimer, et de la sorte réfréner, feindre, reproduire, mimer, simuler.

Sans doute, la plus grande difficulté et, en même temps, le défi le plus

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intéressant en ce qui concerne l'affectivité, est de ne pas céder à l'une ou l'autre de ces apories, mais les considérer de concert comme jouant chacune à leur façon sur l'émotion elle-même, son vécu et sur sa médiation cognitive, autrement dit la construction du rapport affectif. Aussi bien il ne faut pas nier, comme le remarquaient très justement Raymond Ledrut (1969), mais aussi Jean-Paul Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) à propos des préférences en matière de logement, et en particulier du goût ou du dégoût vis-à-vis des grands ensembles, le risque, «faute de rapporter certains phénomènes à leur origine véritable, la composition de la population, de les autonomiser et de les grossir jusqu'à en faire des curiosa de l'étiologie et de la sociographie » (Chamboredon & Lemaire, 1970: 11).

Selon ces auteurs, ce serait dans un tel cas, si l'on rapportait le phénomène à la seule dimension individuelle, affective et psychologique, «trop concéder à des présupposés volontaristes et idéalistes» (Chamboredon & Lemaire, 1970: 11). L'on se rend bien compte qu'il n'est évidemment pas question de «traiter les intentions de départ et la durée moyenne de séjour comme l'expression du "goût" ou du "dégoût"

pour le grand ensemble sans tenir compte des chances inégales d'accéder à un autre type de logement et, par la suite, du délai variable de réaliser ces chances » (Chamboredon & Lemaire, 1970: 11). Soulignant par là-même toute l'ambiguïté d'une notion telle que l'attachement, à la frontière entre habitude et affectivité, entre intention et détermination, il faut nécessairement s'interroger: «rattachement" que les habitants ont pour leurs immeubles vient-il de ce qu'ils s'y plaisent ou de ce qu'ils y sont

"attachés"? » (Chamboredon & Lemaire, 1970: 11). Pour autant, en vue de dépasser, ou du moins, dans l'optique de ne pas se limiter à un débat qui confinerait rapidement à la stérilité, renvoyant systématiquement dos-à-dos l'individu et la société, la liberté et la contrainte, l'affectivité et l'habitude, il faut reconnaître ce qu'est l'émotion, sa nature individuelle et phénoménale, sans pour autant renier - mais plutôt identifier - l'influence et l'importance de ces facteurs sociaux dans la façon dont les émotions sont provoquées et exprimées - leur enracinement social.

Autrement dit, il faut bien séparer, en même temps que nécessairement reconnaître les liens évidents qu'entretiennent ces deux dimensions, l'expérience émotionnelle de l'espace, le vécu, l'expérience propre à l'individu, son éprouvé, de l'image qu'il s'en fait, de son expression, entendant par là le rapport affectif à l'espace à travers sa médiation cognitive, incluant toujours déjà les dimensions sociales de la vie en société ; ces deux dimensions n'en formant dès lors plus qu'une pour éclairer les dynamiques du rapport affectif à l'espace.

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126 Conclusion :

Dans ce chapitre, nous avons dès le départ essayé de caractériser le rapport

« affectif », comme une sorte de relation de l’homme à son environnement. Pour ce faire, nous avons opté pour une conception beaucoup plus nuancée et beaucoup moins tranchée, envisageant ainsi les multiples liens, les points de passage, les chevauchements, les entremêlements, entre les différentes domaines.

Bien que d’une extension assez vague, et d’un usage récent, nous adopterons ce terme « affectif » à dessein et n’hésiterons pas à regrouper la diversité de ses manifestations, de l’émotion au sentiment, dans une sphère plus large, les englobant, une sphère de l’affectivité, soulignant par là notre souhait d’en revenir à l’essence même de ces manifestations ce qui nous touche, ce qui interagit avec notre c"ur , notre corps , nos sensations, nos perceptions, nos représentations, nos valeurs, nos choix, non jugement.

Ainsi, le qualificatif « affectif » nous a autorisé en dernier ressort à distingue l’état affecté, l’éprouvé pur, la sensation et la faculté de sentir, du phénomène affectif, autrement dit, la manière dont nous en sommes affectés, la faculté de ressentir, l’affectivité étant dès lors envisagée comme la facette subjective des différents éprouvés affectifs, que sont l’émotion, le sentiment, l’affect, etc.., phénomène toujours déjà en relation avec l’expression et le partage dont il fait l’objet, devant être, en ce sens, distingué du phénomène strictement sensible, intime, personnel et souvent difficilement communicable.

C’est précisément sur la base de cette distinction, nous entamerons dès lors la partie pratique tout en basant sur les différentes méthodes telles que, le parcourt commenté et la conduite de récit pour cerner la diversité pluridisciplinaire de notre sujet.

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