• Aucun résultat trouvé

Le corps, « objet » de la modernité occidentale

3 Le corps, objet social, objet de recherche

3.2 Le corps, « objet » de la modernité occidentale

Le lien entre corps, espace et consommation est fait dans une étude récente d'éthologie appliquée au centre commercial de Créteil Soleil (4. Poupard, 1999). Le principal problème de cette recherche est que l'homme existe au titre d'espèce, que son corps est uniquement conçu en termes biologiques, comme moyen d'étude objectif et explicite, qui n'induit pas l'observateur en erreur contrairement aux discours. Cette démarche, si éloignée de la nôtre dans les méthodes tout en étant proche dans l'objet, montre combien le corps pâtit de son évidence matérielle.

Une perspective anthropologique sur le corps, telle celle proposée par D. Le Breton (5. 1990), permet de resituer les conceptions évoquées précédemment dans leur contexte culturel. Au premier titre, le corps apparaît dans la modernité occidentale comme une frontière entre soi et le monde, au second, il est une possession propre de l'individu. Pourtant, une approche de sciences sociales faisant du corps une notion peut l'envisager au-delà de ce que propose le « sens commun » et en faire un véritable outil méthodologique dans toute sa complexité.

3.2.1 Une frontière entre soi et le monde

Une telle conception du corps est caractéristique d'une société moderne ou occidentalisée, une société individualiste:

« Selon les espaces culturels, l’homme est créature de chair et d’os, régie par les lois anatomo- physiologiques ; lacis de formes végétales comme dans la culture canaque ; réseau d’énergie comme dans la médecine chinoise qui rattache l’homme à l’univers qui l’enveloppe à la manière d’un microcosme ; bestiaire qui retrouve en son sein toutes les menaces de la jungle ; parcelle du cosmosen lien étroit avec les effluves de l’environnement ; domaine de prédilection pour le séjour des esprits... [...]

Le corps, en tant qu’élément isolable de la personne à qui il donne son visage, ne semble pensable que dans les structures sociétales de type individualiste où les acteurs sont séparés les uns des autres, relativement autonomes dans leurs valeurs et leurs initiatives. Et le corps fonctionne là à la façon d’une vivante borne frontière pour délimiter face aux autres la souveraineté de la personne. » (5. Le Breton, 1990 : 33-35)

#)$.*1/( !" +$ &-/.-/6*1632,( +(&12/( .-00*%+( '( +4(0.$&( 2/%$*,

&'

En tant qu'« élément isolable», le corps dans notre contexte socio-culturel n'est alors pas conçu dans la continuité de la personne et du monde, d'un monde végétal ou animal, d'un monde d'énergies. Le corps dessine une frontière entre intériorité et extériorité ; une discontinuité entre un « individu » qu'il définit et un monde auquel il s'oppose et se confronte.

Dans la société contemporaine, le corps n'appartient pas au monde, mais à soi. Avant même les dualismes corps/âme, être/paraître, etc., la première spécificité de cette conception du corps réside dans la dissociation avec le monde, dans le tracé de cette frontière. La modernité opère, par rapport au champ d'interdépendances étroites et de consubstantialités que l'on remarque dans certaines sociétés, un éclatement en trois parcelles : le monde, l'individu, le corps. Dans cette tripartition, le corps est inévitablement un objet problématique, lieu et n"ud d'une tension entre monde et individu.

3.2.2 Une possession de l'individu, entre escamotage et ostentation Corrélativement, l'individu possède (et protège) le corps-chose qui le définit (5.

Garnier, 1991). Le corps est le lieu de son règne souverain, fondé par le droit, même si les interventions sociales de tous ordres façonnent et modèlent ce corps à l'insu de son propriétaire, même si l'éthique s'invite parfois de plein droit dans le corps d'autrui.

«Mais l’homme occidental est aujourd’hui animé du sentiment que son corps est de quelque façon autre que lui, qu’il le possède à la façon d’un objet très particulier, certes plus intime que les autres. L’identité de substance entre l’homme et son enracinement corporel se trouve abstraitement rompue par ce rapport singulier de propriété : avoir un corps.» (5. Le Breton, 1992 : 99-100)

Dans la dualité individu/corps, l'individu est sujet et le corps objet. Cet objet

omniprésent est souvent enfoui et oublié, effacé, escamoté, indésirable, de trop. Il ne doit pas manifester d'autre existence que celle d'objet sous contrôle, il ne doit pas échapper à son«

propriétaire », à son intentionnalité, ses projets, et ne doit pas le trahir. Il est invisiblement contraint à ne pas s'exprimer. En même temps, en certaines circonstances, lorsque la mise en scène est au point, lorsque la situation s'y prête et lorsque la confiance règne entre l'individu et son corps, celui-ci est ostensiblement affiché, exposé, montré, mis en jeu. Dénudement, esthétique, performance : l'individu attend alors de son corps une image positive à offrir aux autres comme salaire des soins patients sur ses formes.

À ce titre plusieurs chercheurs en sciences sociales se font l'écho dans leurs travaux de cette dualité possessive – tout en affirmant sans cesse le lien fondamental corps/espace :

« Le terme « corps » fait immédiatement appel à un objet plutôt qu’à un être animé et

#)$.*1/( !" +$ &-/.-/6*1632,( +(&12/( .-00*%+( '( +4(0.$&( 2/%$*,

&(

animant. Le corps est un « objet » et occupe de l’espace. » (2. Tuan Yi-Fu, 2006 : 39). Robyn Longhurst citée ci-dessus contribue également conception du corps.

La culture dans laquelle nous baignons tend à considérer le corps à plusieurs titres comme un objet : objet-chose manipulable et transformable, objet de préoccupations et de réflexions personnelles, objet d'étude et de recherches. Le corps banal reste absent du monde social. Le corps méthode est encore peu abordé par le monde scientifique ; or c'est cet aspect qui nous intéresse : le rapport entre un corps non réifié et l'espace.

3.2.3 Le corps : voies possibles vers une méthode ?

La réification du corps, processus culturel à l'"uvre dans la société, pose problème au chercheur. En effet, s'il ne prend pas distance avec cette posture culturellement spontanée, s'il envisage le corps comme chose (naturelle) de l'individu1, il ne peut pas se dégager d'une optique à la fois naturaliste (forme naturelle déterminant l'individu) où le corps est un objet strictement biologique et anatomique, mécanique et physique, et à la fois individualiste (corps relevant uniquement de l'individu) où l'individu narcissique recherche que son corps lui donne satisfaction. Les deux perspectives a priori antagonistes, du naturalisme formel donnant le primat au corps de l'espèce, et de l'individualisme dotant l'individu de tout le pouvoir, reposent sur le même postulat, le même paradigme : la réification du corps.

Toutes deux sont décevantes dans le cadre d'une approche en sciences humaines et sociales, puisqu'elles ne rendent justement pas compte de l'intervention du monde dans le rapport entre individu et corps. L'intervention du monde, dans le cas présent, désigne par exemple l'ensemble des procédés sociaux entrant dans la conformation et la production du corps. Les travaux de Michel Foucault détaillent bien les procédés de contrôle de l'individu par la maîtrise du corps mis en place dans la société. Pierre Bourdieu montre comment le corps (nourriture, vêtement, tenue) est aussi une question de classe sociale (1. Bourdieu, 1979). Le corps, son usage (5. Boltanski, 1971), sa tenue, s'apprennent : les techniques du corps, la gestuelle, l'étiquette corporelle, l’expression des sentiments (5. Le Breton, 1992) doivent être apprises par chacun pour permettre et réguler la vie en société2.

« La première tâche du sociologue ou de l’anthropologue [ou de l’urbaniste qui s'intéresse au corps] consiste à se dégager du contentieux qui fait du corps un attribut de la personne, un avoir et le temps et le lieu indiscernable de l’identité » (5. Le Breton, 1992 : 37). Le corps n'est pas une question du seul ressort de l'individu, de la personne. Il n'existe pas hors du monde.

"

Corps lui appartenant ou le déterminant.

#Ce que Marcel Mauss à été l’un des premiers à mettre en évidence

#)$.*1/( !" +$ &-/.-/6*1632,( +(&12/( .-00*%+( '( +4(0.$&( 2/%$*,

&)

Deux postulats permettent d'invalider les réifications décrites ci-dessus. Premièrement, en prenant en compte tout d'abord le fait que le corps – à savoir la dimension matérielle de l'existence humaine – résulte d'une construction sociale et culturelle, où la personne a une part, et une part seulement. Deuxièmement, en rappelant que le corps est la manifestation matérielle de l'individu, son incarnation au sens propre ; que l'existence humaine corporelle est complexe.

En ceci, David Le Breton propose de faire du corps non pas un objet de recherche, mais unedirection de recherche (5. Le Breton, 1992). C'est alors le corps dans sa dimension quotidienne, dans son omniprésence silencieuse, la corporéité de tous les instants, l'existence sociale et spatiale envisagée à travers le corps qui permettent au chercheur de construire, non pas un objet scientifique, mais une méthode d'appréhension des phénomènes sociaux, individuels, etc. Paradoxalement, une bonne compréhension des « problématiques corporelles » dans la société contemporaine passe par un oubli du corps comme objet, par son déni de statut d'objet scientifique « évident » (sans effacer son statut d'objet social problématique) afin de lui donner une place beaucoup plus fondamentale et essentielle. Le corps n'est pas (seulement) une des préoccupations de l'existence sociale et individuelle, il est bien plutôt la matière première, la dimension la plus irréductible du quotidien vécu.

3.2.4 Trois perspectives sur le rapport corps/environnement

Parmi beaucoup d'autres, trois perspectives proposent de faire du corps un outil méthodologique de compréhension du fait social et culturel (voir tableau suivant).

Une perspective, pourtant inspirée de l'éthologie, introduit avec force la dimension culturelle dans l'étude des gestuelles et des relations différentes à la distance et à la proximité, et se trouve ainsi capable de rendre compte d'une dimension individuelle et quotidienne du corps : il s'agit de la proxémie (1. Hall, 1966). Dans le contexte d'une réflexion psychologique sur les relations de l'individu à son environnement, Abraham Moles et Elizabeth Rohmer élaborent une psychogéographie où le corps de l'individu (depuis la peau et le geste) donne la mesure des différentes sphères (coquilles) où il peut étendre son action, son pouvoir, son appropriation sur les lieux. Le corps est également l'outil idéal des observations sociologiques d'Erving Goffman sur un de ses objets de prédilection, la concrétude des relations interindividuelles dans les contextes ordinaires de la vie publique. Le tableau suivant propose une synthèse sur l'approche corporelle de ces trois auteurs.

#)$.*1/( !" +$ &-/.-/6*1632,( +(&12/( .-00*%+( '( +4(0.$&( 2/%$*,

rôle du corps Selon leur culture, les individus perçoivent leur corps dans une série de « bulles » qui introduisent une son propre corps et sa capacité d'action décroissant avec la

-./41.= &$ (79879@3<@ 01 4. 914.<376 3603>30=!;"%16>397661516<!;" ;1476 )$-$ +.44# '$ ,741; 1< )$

*7225.6

ces trois auteurs utilisent le corps comme outil méthodologique de lecture et de conception des relations interindividuelles et territoriales (en empruntant ce vocabulaire à l'éthologie). Ces débuts de prise en compte de la complexité sociale psychologique et culturelle du corps dans la société sont fondamentaux, car le rapport du corps à son environnement est compris à travers l'existence d'une société, ses codes et rituels chez Goffman, à travers les cultures chez Hall, à travers l'existence d'un individu psychologique chez Moles ; le rapport du corps à son environnement est restitué dans un tissu de sens et de réflexions, sans actions mécanistes de l'individu sur le corps ou du corps sur l'individu.

Cependant, l'espace est compris au seul titre d'environnement (ou de territoire éthologique), et la complexité des espaces sociaux est ignorée.

Ainsi, ces travaux offrent des perspectives intéressantes, sans pouvoir pourtant être intégrées telles qu'elles à une perspective de géographie sociale. Certes, elles mettent

#)$.*1/( !" +$ &-/.-/6*1632,( +(&12/( .-00*%+( '( +4(0.$&( 2/%$*,

'!

chacune à sa manière en lumière les relations corps/environnement, mais elles éludent la complexité des relations sociales entre individus, entre groupes, et à l'espace. Une perspective d’expérience usagère sur le corps et l'espace doit certes s'inspirer de ces travaux, sans se contenter de les poursuivre en aval, mais en opérant en amont un positionnement théorique très clair sur le corps, l'espace et le fait social.