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Corporéité en interaction

3 Le corps, objet social, objet de recherche

3.3 la corporéité une lecture de l’urbain

3.3.2 Concept et méthode

3.3.3.1 Corporéité en interaction

(interperception et interaction), en tant qu'altérité, qui selon les situations prend différentes formes, en tant qu'il habite le monde. Le fait social réside dans ces relations. Le fait social est la conception (certes abstraite) de l'ensemble de ces relations, les formes et les structures concrètes qu'elles prennent. Institutions, rôles, acteurs, pouvoirs, organisations – faits abstraits à un degré encore supérieur – sont alors ainsi conçus et reconstitués.

Le fait social s'impose à la perception par l'observation du jeu des corps des autres entre eux et de son corps propre vis-à-vis d'eux. Sa conception permet de sortir du champ phénoménologique (qui reste un arrière plan fondamental) pour aborder le champ sociétal. Il se compose d'interactions : ce vocable désigne dès lors, hors du champ phénoménologique, les « actions réciproques qu’exercent les partenaires d’un échange lorsqu’ils sont en présence les uns des autres ». (1. Joseph, 1998 : 125) Les interactions sont les attitudes corporelles, gestes, sons, regards, déplacements, discours, qui constituent la mécanique des relations des uns et des autres. Elles sont le premier objet d'observation du « corps chercheur

». Ces interactions doivent être comprises comme signifiantes : elles ne sont pas seulement d'ordre mécanique, d'une mécanique des corps sans conscience. La conscience de l'altérité et le jeu des relations sociales insufflent du sens au monde « déjà-là » - et désormais l'habitent complètement. Les jeux complexes et répétitifs des interactions et leurs subtiles combinaisons, l'épaisseur signifiante et culturelle et temporelle de l'existence humaine complexifient le fait social des institutions, situations, rôles, rites, événements, etc. et créent le monde social via l'existence sociale du corps. La question se pose alors de la cohabitation de ces perceptions, des multiples interprétations qu'elles génèrent et ainsi du fait social comme non seulement « être à deux », mais « être à plusieurs », de ses régulations à travers communications et langages.

3.3.3.1Corporéité en interaction

L'interactionnisme symbolique permet de développer l'ontologie proposée par la phénoménologie, dans la continuité l'un de l'autre, autour de la corporéité (enrichie de l'altérité) qui reste une pièce centrale de ce dispositif théorique – autant qu'elle est une pièce centrale de l'existence individuelle et sociale.

a. La production du sens par les acteurs

Le paradigme de l'interactionnisme symbolique est celui d'une société construite par ses seuls acteurs au quotidien, d'un monde social4 qui n'est que le résultat des interactions interpersonnelles et de leurs interprétations par les acteurs et témoins et des ajustements de

%Les institutions, les organisations, les classes sociales, etc. résultent de la pratique et du sens des interactions mais n'ont pas d'existence propre autonome, ne sont pas des « objets » sociologiques comme ils peuvent l'être dans d'autres branches.

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ces derniers entre eux. La concrétude des relations interindividuelles (1. Le Breton, 2004) et le sens de ces dernières pour leurs acteurs sont donc au centre de l'analyse. Dans ce regard sociologique, ce qui existe, ce sont d'abord des relations (concrètes et signifiantes) entre l'ensemble des personnes.

Cette approche sociologique est particulièrement adaptée pour poursuivre l'ontologie phénoménologique sur le champ social. Elle met en place une approche inductive de la recherche empirique : l'observation des particularités, des détails, des spécificités, de la vie quotidienne, est au centre de la démarche, dans un refus de la généralité, de l'approche comptable et de la catégorisation. Elle adopte le point de vue de l'acteur. L'acteur est ici le tout-venant : il agit, interagit, il peut rendre compte de son action et se comprendre lui-même, négocier et renégocier en permanence son action, son comportement, son rapport au monde qui n'est pas prédéterminé, mais en constante discussion. Le sens des actes est construit dans l'interaction, dans le moment et la situation d'interaction, par les acteurs, et non par une autre instance ou dans une autre temporalité. L'individu est acteur parce qu'il interprète les situations : cette dimension symbolique conditionne son action et même l'ensemble de son rapport au monde (1. Le Breton, 2004).

Les méthodes qui en sont issues font une place de choix à la corporéité et en proposent des outils de compréhension.

b. Les corps dans l'interaction

« Nous en appelons ici à une sociologie des circonstances » écrit Erving Goffman (1.

1974 : 8) : l'ensemble de son travail est un plaidoyer destiné à attirer l'attention sur ce qui passe habituellement inaperçu, les circonstances, l’ordinaire, l'infinitésimal, le trop familier. Le lien social est décrit dans sa matérialité, le comportement des acteurs est observé au plus près, la situation d'interaction est l'objet de son étude. La conséquence en est le rôle méthodologique attribué au corps. Goffman observe le langage corporel : « Le matériel comportemental ultime est fait des regards, des gestes, des postures et des énoncés verbaux que chacun ne cesse d’injecter, intentionnellement ou non, dans la situation où il se trouve. » (1. Goffman, 1974) Il se donne comme objectif de décrire les unités d'interactions « naturelles

», c'est-à-dire les séquences de gestes et d'actions qui interviennent quand une personne se trouve en présence d'autres, afin de « révéler l'ordre normatif qui prévaut dans et entre ces unités » (Idem).

La gestuelle est un langage expressif, préexistant au langage verbal, exprimant le sens des relations aux autres et au monde. « Le geste est une figure de l’action, il n’est pas un accompagnement décoratif de la parole. L’éducation façonne le corps, modèle les

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mouvements du visage, enseigne les manières d’énoncer une langue, elle fait des mises en jeu de l’homme l’équivalent d’une mise de sens à l’adresse des autres. Elle suscite l’évidence de ce qui est pourtant socialement construit. L’individu l’oublie mais les paroles ou les gestes qu’il produit inconsciemment ont été modelés par ses relations aux autres. » (1. Le Breton, 2004 : 55)

Le visage et le corps sont des scènes d'expression des multiples signes qu'ils enchaînent en permanence : voilà la première participation du corps à l'interaction. La deuxième est un corps- scénographie, dont la dimension d'image est objectivée par l'acteur.

Selon l'image (i.e. l'interprétation) que l'acteur se fait de lui-même dans des circonstances précises, il élabore une mise en scène de soi qui peut le satisfaire : il s'agit de la tenue (1. Le Breton, 2004). Elle englobe des aspects comportementaux, gestes et signes déjà nommés, sous l'angle de l'intentionnalité ; mais aussi des aspects esthétiques (parures et maquillages, vêtements) et pratiques (objets emportés, tenus et conservés sur soi). Ainsi, le shopping participe à la tenue en ce qu'il est une collecte d'accessoires du corps destinés à intégrer une garde-robe, qui elle même entrera directement dans la production de l'ensemble des « tenues

» (au sens goffmanien) de l'acteur.

c. Espace(s) dans l'interaction

La place faite au corps, via sa tenue, son comportement, fait appel à l'espace de plusieurs manières. En effet, le comportement corporel se comprend seulement dans un cadre spatial : le mouvement du corps, signe ou déplacement, fait référence à un contexte matériel environnant, à un espace. L'attention portée à l'environnement spatial se traduit d'abord par la prise en compte du rôle de l'espace dans l'interaction. Selon Isaac Joseph, parmi les trois objets centraux mis en place par Erving Goffman pour décrire « l'écologie » des situations et comportements, les échanges et interactions arrivent en premier lieu, l'environnement en second avant les objets (1. Joseph, 1998). Les rôles joués par l'espace dans l'interaction seront ici exposés avant d'aborder par la suite la relecture de l’espace urbain via la corporéité annoncée.

•Régions et représentations : une métaphore dramaturgique5

L'une des principales problématiques traitées par E. Goffmann est la présentation de soi comment l'acteur, dans des situations sociales où il est soumis au regard des autres, se

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Isaac Joseph insiste longuement sur le fait que la conception dramaturgique du fait social est une métaphore théâtrale, qu'il ne faut pas comprendre littéralement. En effet, une dramaturgie qui n'est en rien un spectacle, sans théâtre, salle, scène, spectateurs, ni metteur en scène. Une dramaturgie « pour de vrai » selon l'expression enfantine, qui n'est pas un jeu. (1. Joseph, 1998)

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présente-t-il ? Il adopte un rôle social en fonction des circonstances, il choisit (en fonction de ce rôle) une tenue (vestimentaire et comportementale). L'exigence de représentation sociale conduit à distinguer deux types d'espaces : d'une part les régions antérieures où le regard d'autrui s'exerce et nécessite le contrôle de soi, et d'autre part les régions postérieures, coulisses de la représentation sociale, protégées du regard des autres, où l'on peut se détendre, oublier son rôle, se laisser aller. L'acteur franchit alors une « zone frontière » lorsqu'il passe d'une région à une autre, zone où il peut porter les dernières vérifications à son apparence, corriger sa tenue, se préparer mentalement à un rôle donné (1. Goffman, 1973a ; 1. Le Breton, 2004).

La métaphore dramaturgique permet à E. Goffman de concevoir cet effet de scènes et de coulisses. Les espaces ne sont pas des scènes ou des coulisses par nature ni par fonction : leur rôle dépend des circonstances. Bien sûr, les vestiaires, loges, toilettes, salles de bains, cabines diverses, remplissent en général bien la fonction de coulisses ; a contrario, les espaces exposés au regard et à l'apparence, boutiques, salons, lieux de rencontre, salles de conférence, halls, parvis, restaurants, etc. sont en général des scènes sociales. Par contre, les couloirs sont beaucoup plus ambivalents : scènes lorsque l'on sort d'un espace intime, coulisses lorsqu'on s'apprête à entrer dans un lieu de réception. Malgré ces prédispositions, c'est la situation elle-même et les gestes de l'acteur qui déterminent les régions antérieures et postérieures6. La grille de lecture scénographique de l'investissement de l'espace met aussi l'accent sur les jeux du paraître, omniprésents dans le quotidien.

•Le rôle des cadres dans l'interaction

La notion de cadre (frame, en anglais) complexifie la métaphore dramaturgique : au lieu de la dualité scène/coulisse centrée sur les apparences, la diversité des interprétations spatiales des acteurs peut être prise en compte. Le cadre renvoie en partie à l'espace : il est un dispositif cognitif et pratique qui ne saurait être limité au seul contexte spatial. Il permet « l’attribution de sens », il régit « l’interprétation d’une situation et l’engagement dans cette situation » (Idem : 66). La dimension pratique du cadre désigne les dispositifs matériels, les configurations concrètes qui entourent les interactions et les acteurs. L'environnement de l'interaction, l'espace dans lequel elle se déroule n'y est pas étranger : il y participe non pas par nature, par fonction ou de par sa forme, mais en tant qu'il est support d'interprétations de la part des acteurs, interprétations qui conditionnent leur action.

'Il ne s'agit en rien d'une dialectique public/privé. Ces régions sont dessinées et redessinées en permanence par le comportement de chacun, et ne résultent pas d'une synthèse des usages sociaux admis de tel ou tel lieu. Il ne s'agit pas plus d'une propriété de ces espaces, dépendant de leur forme ou de leur configuration. Les coulisses, régions postérieures, ne sont pas appropriées par un individu, encore moins par un groupe : dès qu'une autre présence, même d'un proche, d'un intime, d'un partenaire, la scène apparaît. Une chambre nuptiale, malgré son intimité et son caractère privé, est un espace où la représentation peut être très importante...

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Les interprétations renouvelées à chaque changement de situation ne sont pas complètement contingentes, car l'environnement de l'interaction n'est pas découvert à chaque instant. Les « cadres » désignent des dispositifs mis en situation, dont les formes les plus courantes et générales se retrouvent et se répètent dans la vie sociale, en différents lieux, selon des schémas déclinés

•L'espace joué par les corps

L'espace est considéré ainsi d'abord comme dispositif imprégné de sens, en fonction des types de lieux et des situations. Mais il est aussi l'espace dans lequel se déploient les corps des autres : ceci est une autre des dimensions de la situation que chaque acteur se doit d'interpréter. L’interaction est corporelle : cette dimension corporelle fait de l'espace un champ d'expression mais aussi un outil commun, partagé, utilisé comme matière concrète et symbolique, très bien décrit par D. Le Breton :

« La scène de l’interaction dessine une figuration symbolique des corps dans l’espace. Elle évoque une chorégraphie où les mouvements réglés des partenaires s’appellent et se répondent subtilement créant un rythme, une cohérence. Les propos, les tours de parole, les déplacements, les gestes, les mimiques, s’accomplissent en synchronie, le changement de position de l’un entraînant celui de l’autre dans une sorte d’accomplissement inconscient » (1. Le Breton, 2004 : 55)

L'espace n'est pas seulement la trame sur laquelle se dessine un dialogue corporel. Ce dialogue est en fait territorialisé dans un espace social signifiant – d'après le vocabulaire de la géographie sociale. Ainsi, l'espace est « joué » dans l'interaction par les corps et y participe pleinement. Dans chaque situation, les corps bougent, évoluent, prennent postures et positions, et par la configuration qu'ils lui donnent, interprètent l'espace, le font signifier en le transformant.

•Les « territoires autour du moi »

L'environnement spatial intervient également en tant que distance et non plus seulement dispositif. Ce sont les « territoires autour du moi » (1.

Goffmann, 1973b), des espaces personnels autour du corps, espaces réservés à soi-même et dont la pénétration par autrui est une transgression qui provoque un malaise, donne un sentiment d'agression. L'intrusion dans ses espaces où l'appropriation par le soi est totale et exclusive est une

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offense territoriale. Ces espaces ne peuvent pourtant pas être définis par une quelconque distance euclidienne. Certes, la peau, les vêtements, la place que l'on occupe, l'espace utile pour ses propres mouvements, tous dans la grande proximité du corps, font partie de ces territoires autour du moi. En font également partie, selon Goffman, le tour que l'on attend dans une file, les objets personnels qui « valent pour soi », auxquels on peut ajouter, par exemple, le domicile et la chambre privée, l'habitacle d'une voiture, même en l'absence du corps individuel : ce n'est pas en tant que contenants du corps qu'ils ont cette valeur, mais bien en tant qu'appendices du corps, délégataires de sa propre présence, représentants de soi. Ces espaces sont appropriés de manière intime et exclusive.

Le corps et la corporéité sont désormais éclaircis comme concepts à part entière des sciences humaines et sociales.