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La corporéité, dimension de l'existence humaine : une ontologie phénoménologique

3 Le corps, objet social, objet de recherche

3.3 la corporéité une lecture de l’urbain

3.3.2 Concept et méthode

3.3.2.1 La corporéité, dimension de l'existence humaine : une ontologie phénoménologique

Le corps occupe une place essentielle dans l'"uvre de Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. Sa perspective réfute d'abord le dualisme entre l'être des choses, leur essence idéelle et l'apparence des choses, leur existence matérielle. « La phénoménologie c'est aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence et ne pense pas qu'on puisse comprendre l'homme et le monde autrement qu'à partir de leur « facticité »» (1. Merleau-Ponty, 1945 : Avant-propos). Il se distingue ensuite d'autres pensées phénoménologiques qui considèrent que le monde n'existe que par le filtre de la conscience, perception et sensibilité d'un individu. Le monde n'émerge pas selon lui de la conscience : il préexiste à tout. Le monde est « déjà-là ». La conscience (construction intellectuelle objectivant les perceptions) est laissée de côté au profit de l'expérience, du vécu, de la perception comme principe premier de la connaissance.

La phénoménologie de Merleau-Ponty est ainsi ancrée dans le corps. « Être une conscience ou plutôt être une expérience, c'est communiquer intérieurement avec le monde, le corps et les autres, être avec eux au lieu d'être à côté d'eux » (Idem : 113). L'expérience et la perception sont envisagées en tant que faits concrets. Il évoque les stimuli et réactions, les représentations de son propre corps, les relations entre intention et mouvement. Il insiste

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longuement sur le fait que le corps phénoménologique n'est pas séparé ni distinct de son environnement(« être avec eux»): il en fait partie, il y participe. Je ne suis pas dans l'espace et le temps, je ne pense pas l'espace et le temps, je suis à l'espace et au temps, je les habite.

Le corps est le moyen de cette existence.

L'existence humaine est ainsi d'abord et avant tout corporelle. La corporéité, dimension corporelle de l'existence humaine, est fondamentale. De plus elle ne peut se comprendre qu'à travers sa dimension spatiale : c'est sa spatialité qui permet de comprendre le corps phénoménologique.

a. L'espace dans la perception

Paul Rodaway, géographe anglo-saxon, montre combien les sens jouent un rôle dans la perception de l'espace, selon les contextes historiques, culturels et technologiques. Le toucher, l'olfaction, l'audition et la vue conditionnent l'expérience sensorielle du monde, et, par là, l’expérience usagère

« The sense are geographical in that way they contribute to orientation in space, an awareness of spatial relationships and an appreciation of the specific qualities of different places, both currently experienced and removed in time. The senses offer important media through which space and time is experienced and understood (made sense of). » (4.

Rodaway, 1994 : 37)

Les relations de l'individu à l'espace passent d'abord par le corps et les sens. Mais ces relations, comme l'exprime P. Rodaway, dépassent la sphère purement sensorielle pour faire entrer, via le corps, dans un espace construit socialement, habité et représenté. Les grilles de lecture culturelles y jouent un rôle essentiel, et ce parce que la perception de l'espace est une question de signification, phénomène proprement culture

b. L'autre

Le problème majeur d'une perspective phénoménologique pour les sciences humaines et sociales réside dans la difficulté à envisager le « fait social » et ses problématiques mettant en jeu plusieurs acteurs, des institutions, et non plus seulement la seule existence individuelle dans le monde. L'autre est l'indispensable miroir du soi, une condition sine qua non de l'émergence d'une conscience. La confrontation avec l'autre fait naître la conscience de soi, alors que le monde « déjà-là » suffit à l'émergence des perceptions.

L'émergence de l'altérité à la conscience prend plusieurs formes ou étapes. Le monde

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déjà-là qui m'entoure porte, à travers les objets et les lieux configurés qui l'occupent, une « atmosphère d'humanité » , parce que « chacun de ces objets porte en creux la marque de l'action humaine à laquelle il sert » (1. Merleau-Ponty, 1945 : 399), parce que ce monde est déjà habité, et qu'il révèle au fur et à mesure du déploiement de l'expérience, une épaisseur culturelle et sociale (qui est aussi à son tour transformée par l'expérience).

Le corps est un moyen de la perception, mais il est aussi extériorisé, car il s'offre à la perception. Au monde existent des corps que je perçois. Leur manière d'exister me les fait appeler « autres » parce qu'ils me sont semblables. Je suis également perçu par ces autres de la même manière. Ces autres personnes sont reconnues comme n'appartenant pas au monde de la même manière que les objets et les autres phénomènes perceptibles : ils sont perçus comme « existants », ils manifestent eux aussi par leur comportement un « être au monde ». Ils se détachent du monde par leur spécificité. La perception d'autres corps semblables au mien pose l'hypothèse de leur conscience, semblable à la mienne. « Si ma conscience a un corps, pourquoi les autres corps n'« auraient- ils » pas des consciences ? [...]

L'évidence d'autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi- même et que ma subjectivité traîne après elle son corps. » (Idem : 403 - 405). Soi perçoit et conçoit l'autre au monde sur le modèle de sa propre existence, non pas seulement parce qu'ils sont semblables, mais parce que leur altérité est réciproque. Cette réciprocité est résumée par deux phénomènes : la perception réciproque des corps et l'action réciproque des corps, l'inter-perception et l'inter-action

. Les autres existent en tant que corps, je les perçois en tant que corps, mes sens, la vue, le toucher, l'ouïe, l'odorat perçoivent ces corps mobiles et actifs. Mon corps perçoit d'autres corps qui manifestent des perceptions, et bien plus, des intentions, un véritable comportement : ce sont les premiers pas de l'émergence d'une conscience réciproque. Par l'interperception et l'interaction, je communique avec ces autres, qui me manifestent que le monde auquel j'appartiens n'est pas seulement mien, il est également présent aux autres. Le langage est d'après Merleau-Ponty un objet culturel essentiel en ce qu'il façonne un « être à deux ». Le langage comme l'ensemble des moyens de communication (au sens phénoménologique) sont des outils de coexistence au monde, via lesquels se joue son partage, son habitat.

c. Le fait social

L'interperception des corps fonde la conscience de l'altérité, et fonde ainsi le fait social. Dès lors il est possible d'envisager une déclinaison sociale de l'ontologie présentée.

L'autre existe pour soi. Il n'existe pas en tant qu'objet, il existe en tant que relation

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(interperception et interaction), en tant qu'altérité, qui selon les situations prend différentes formes, en tant qu'il habite le monde. Le fait social réside dans ces relations. Le fait social est la conception (certes abstraite) de l'ensemble de ces relations, les formes et les structures concrètes qu'elles prennent. Institutions, rôles, acteurs, pouvoirs, organisations – faits abstraits à un degré encore supérieur – sont alors ainsi conçus et reconstitués.

Le fait social s'impose à la perception par l'observation du jeu des corps des autres entre eux et de son corps propre vis-à-vis d'eux. Sa conception permet de sortir du champ phénoménologique (qui reste un arrière plan fondamental) pour aborder le champ sociétal. Il se compose d'interactions : ce vocable désigne dès lors, hors du champ phénoménologique, les « actions réciproques qu’exercent les partenaires d’un échange lorsqu’ils sont en présence les uns des autres ». (1. Joseph, 1998 : 125) Les interactions sont les attitudes corporelles, gestes, sons, regards, déplacements, discours, qui constituent la mécanique des relations des uns et des autres. Elles sont le premier objet d'observation du « corps chercheur

». Ces interactions doivent être comprises comme signifiantes : elles ne sont pas seulement d'ordre mécanique, d'une mécanique des corps sans conscience. La conscience de l'altérité et le jeu des relations sociales insufflent du sens au monde « déjà-là » - et désormais l'habitent complètement. Les jeux complexes et répétitifs des interactions et leurs subtiles combinaisons, l'épaisseur signifiante et culturelle et temporelle de l'existence humaine complexifient le fait social des institutions, situations, rôles, rites, événements, etc. et créent le monde social via l'existence sociale du corps. La question se pose alors de la cohabitation de ces perceptions, des multiples interprétations qu'elles génèrent et ainsi du fait social comme non seulement « être à deux », mais « être à plusieurs », de ses régulations à travers communications et langages.