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Une pensée par classes

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 107-110)

Chapitre 3. Racisme de l’intelligence et apprentissage de la domination culturelle

4. Comment l’idéologie scolaire vient aux enseignants et s’impose aux élèves ?

4.1. Une pensée par classes

Véritable principe générateur du système scolaire ou, pour paraphraser Pierre Bourdieu, structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante de ses fonctionnements institutionnels comme de ses logiques sociocognitives, la classe, c’est-à-dire l’organisation différenciée des apprentissages scolaires par niveau et par âge, définissant des temps de passage plus ou moins incontournables dans les acquisitions scolaires, établissant la division des élèves entre les différents secteurs et paliers du cursus scolaire, constitue sans nul doute l’un des schèmes d’appréciation les plus décisifs et contraignants de la pensée scolaire : une pensée par classes. Si la psychologie d’inspiration piagétienne a certainement contribué à populariser cette organisation des apprentissages à travers celle d’une « enfance par classes » dont le développement associe étroitement un âge, un niveau (cognitif) et une classe (scolaire), force est de constater que celle-ci était inscrite dès l’origine dans la rationalisation pédagogique portée par l’invention de la forme scolaire.

Comme le montre André Petitat, dès « 1550, la gradation systématique des programmes et la constitution de classes scolaires correspondantes est un fait accompli dans quantité de collèges. (…) Dans un premier temps, on n’introduit que trois ou quatre subdivisions ; puis on prend l’habitude d’affecter un maître à chacune d’elles. L’enseignement continue cependant d’être donné dans une seule pièce, les trois classes se réunissant autour des maîtres en des points différents de la salle. Dans une dernière étape enfin, on introduit autant de degrés qu’il y a d’années d’enseignement, et chaque classe reçoit son local et son maître particulier. » (Petitat, 1999, p. 119). André Petitat montre ainsi que ces évolutions, portées par certains « pédagogues » de la Renaissance, sont liées à des préoccupations de rationalisation pédagogique et à la naissance du sentiment de l’enfance (Ariès, 1973). Il s’agit d’abord de mettre de l’ordre dans l’enseignement des connaissances et, d’autre part, « d’adapter les contenus enseignés au développement de l’enfant. »

(Petitat, 1999, p. 122). Comme l’écrit Claude Baduel, recteur du collège des arts de Nîmes dans les années 1540 cité par André Petitat, l’école doit être divisée « en classes selon l’âge et le développement des élèves. Autre sera l’enseignement de la première enfance, autre celui de l’adolescence, et chacun des deux aura ses débuts, sa marche progressive et sa fin. (…) Conformément à cette division des qualités du discours et à la diversité des âges et des aptitudes qu’ils supposent, on a établi huit classes dans lesquelles sont réparties les études de l’enfance. Arrivé à l’école vers cinq ou six ans, l’élève y est retenu jusqu’à quinze, parcourant un degré par année. » (Ibidem, p. 120). Ces évolutions marquent une rupture durable par rapport aux conceptions qui prévalaient antérieurement dans les facultés des arts, qui ne cessera de se généraliser jusqu’à devenir la norme indiscutée, aujourd’hui étayée par une partie de la science moderne (travaux de psychologie du développement ou de chronobiologie par exemple), d’organisation des apprentissages et du cursus scolaires. Antérieurement, l’enseigné pouvait aller à son rythme, réaliser ses acquisitions et travaux sans que ceux-ci soient soumis à l’impératif du temps limité, donc mesurable et comparable, si caractéristique des systèmes scolaires contemporains et historiquement indissociable de l’idée même de performance scolaire (pour une part associée à la vitesse), des primes et des blâmes qui l’accompagnent (Ibidem, pp. 121-122).

Avec une organisation des apprentissages par classe, c’est finalement une double chronométrie qui se met en place et ne cessera d’influencer les catégories d’entendement scolaire, c’est-à-dire les principes à partir desquels les élèves sont jaugés et regardés. D’un côté, elle contribue à définir une progressivité dans les apprentissages désormais divisés du plus simple au plus complexe, progressivité à laquelle se superpose un principe de niveau défini par la classe d’âge, ce qui est nouveau tant la frontière entre les âges avait peu de réalité au temps des universités médiévales qui pouvaient réunir sur les mêmes bancs sans choquer des enfants et des adultes (Verger, 1986). D’un autre côté, ce qui point, comme d’ailleurs dans les autres sphères sociales et particulièrement celle de la production, c’est l’idée d’un temps mesurable, défini par ce nouveau donneur d’ordre qu’est l’horloge dont la particularité est de rendre comparable l’usage qui est fait du temps. Cette conception du temps contribue à rendre temporellement comparable le traitement qui peut être appliqué à une même tâche par les élèves, tout comme les ouvriers des premières

manufactures ont été soumis à une nouvelle exigence de rentabilité, rythmée par le temps de l’horloge des donneurs d’ouvrages. Comme le montre Edward P. Thompson, cette nouvelle discipline temporelle gagne peu à peu la société tout entière que cela soit par la voie religieuse, familiale ou ici, pour ce qui nous intéresse, scolaire (Thompson, 2004). La nouvelle culture du temps est parfaitement résumée, selon Thompson, dans l’œuvre citée du révérend J. Clayton, Friendly Advice to the Poor (Quelques conseils amicaux aux pauvres) et qu’Alain Maillard rapporte en ces termes : « dénonciation systématique de l’oisiveté, de la flânerie, des grasses matinées, des longs repas : exhortations à se lever et se coucher tôt, à consacrer sa vie au travail… Les écoles méthodistes se firent les championnes de cette discipline du temps en inculquant aux enfants le sens de la ponctualité, de la régularité et l’horreur de l’inactivité, du temps gaspillé… (…) l’intériorisation de cette discipline ne découlait pas simplement d’un processus économique, mais relevait aussi d’un ethos transmis par des institutions. » (Maillard, 2004, p. 15).

Pour les élèves, ces transformations progressives vers une partition des apprentissages par classes et par niveaux se traduisirent par une division temporelle de l’apprentissage désormais soumis à une durée définie et, pour parler comme Edward T. Hall, à un temps monochrone, c’est-à-dire de la successivité et de la monoactivité (Hall, 1979, pp. 22-23). Cette appréhension des apprentissages dans le temps monochrone s’est traduite dans de nouvelles habitudes et exigences de travail et une nouvelle discipline temporelle encore en vigueur dans nos écoles contemporaines et bien au-delà. C’est le commencement d’une histoire scolaire qui nous conduit à considérer encore aujourd’hui qu’il ne suffit plus de réussir à apprendre pour réussir son apprentissage, mais qu’il faut encore apprendre ce que l’on doit apprendre dans les temps, c’est-à-dire en un temps limité au-delà ou en- deçà duquel on sera dès lors considéré comme lent et en retard (et donc en difficulté) ou rapide et précoce (et donc comme ayant des facilités). C’est ainsi que la classe, comme cadre chronologique des apprentissages, est devenu un filtre à partir duquel les pratiques d’apprentissage et les performances scolaires des élèves ont été (et sont toujours) interprétées et comparées. La classe est devenue une catégorie objectivée qui, en tant que cadre de la pratique et catégorie disponible pour les représentations communes, constitue un dispositif cognitif contraignant avec lequel les enseignants agissent et pensent nécessairement. L’idée de « classe

scolaire » est ainsi à la fois inscrite dans les murs et dans les têtes, dans les choses et dans les cerveaux. Elle conduit à associer les apprentissages à des catégories d’âges et de niveau et, sur cette base, instruit une comparaison des performances et des conduites scolaires entre elles. À partir du moment où l’enseignant ne peut s’affranchir de l’idée de classe scolaire, c’est-à-dire est contraint de conduire son activité dans ce cadre, il pense et voit par classe, c’est-à-dire est amener à considérer que le programme de la classe définit le cadre normal et indiscutable des apprentissages et du développement de l’élève, ou plus précisément d’expression des compétences, des acquisitions et des performances. La classe ainsi posée devient une sorte de fiction sociale réalisée pour le dire avec Pierre Bourdieu (1993), c’est-à-dire un schème à partir duquel l’hétérogénéité des performances semble traduire ou révéler la nature véritable des élèves.

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 107-110)