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La fabrication d’intériorités fictives

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 72-76)

Chapitre 2. Fictions d’intériorités et conceptions essentialisées de la performance

3. La fabrication d’intériorités fictives

Ces conceptions de l’apprentissage et des difficultés scolaires s’enracinent dans une idéologie essentialiste de la performance qui, bien que s’alimentant à la source de plusieurs vulgates savantes ou politiques (psychologisme, sociologisme, médicalisme, etc.), partage avec elles un même point de vue quant à la croyance selon laquelle les conduites et les performances scolaires reflètent la valeur des individus, et résultent des seules différences interindividuelles « d’aptitude », de « capacité », de « potentialité ». Ainsi que l’ont montré Plaut et Markus (2005) lorsqu’ils se sont interrogés sur les modèles culturels d’interprétation de la « réussite scolaire », les individus des sociétés occidentales (car ce n’est pas le cas partout) ont tendance à concevoir les individus comme des acteurs sociaux libres, qui opèrent des choix, largement auteurs de leur comportement et in fine responsables de leurs actions (Markus & Kitayma, 2003). Ce cadre culturel conduit ainsi à placer l’origine de la réussite « à l'intérieur » des individus. Les performances scolaires n’apparaissent pas comme le produit d’un ensemble de relations ou de situations sociales, mais comme le résultat de caractéristiques individuelles : l’intelligence, la compétence, la motivation, etc., qui elles-mêmes sont pensées comme des propriétés immanentes et comme une force intérieure. C’est ainsi que la motivation,

par exemple, permettrait à l'individu à travers son action d’exprimer ce qu'il a à l'intérieur de lui, à travers son action et ainsi de montrer son unicité (Markus & Kitayama, 2003).

Construites non pas comme le résultat d’un processus scolaire, mais comme des essences, les différences interindividuelles trouvent là une justification et une légitimité indiscutables comme l’ont bien montré Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans les années 1970 (Bourdieu & Passeron, 1964, 1970), qui fondamentalement reposent sur l’oubli du caractère arbitraire (et donc sur sa naturalisation) de tout processus d’apprentissage scolaire. On peut sans doute parler à l’égard de ce processus d’interprétation essentialisant d’une psychologisation de la performance ou de l’apprentissage si l’on entend par là qu’il s’appuie sur la fabrication d’intériorités fictives (Demailly, 2006) et sur la mise en scène d’identités individuelles réifiées, pensées comme identités stables et durables, attachées à l’individu, par lesquelles les personnes se voient attribuer durablement un ensemble de propriétés cognitives, mentales, psychologiques ou sociales. Ce sont ces fictions d’intériorité qui ainsi conduisent les enseignants à penser, par exemple, « qu’il se passe des choses dans sa tête », que Jérôme « a de la ressource », que tel ou tel élève peut apprendre parce qu’« il est bien dans sa tête ou à l’intérieur », etc. De même ces intériorités fictives sont-elles généralement associées, chez les enseignants, à des conceptions fixistes de l’intelligence où l’intelligence est perçue comme un contenant de plus ou moins grande capacité et stable, comme un ensemble de ressources limitées qu’il faut pouvoir exploiter ou développer au mieux (Dweck, 1999 ; Plaut & Markus, 2005). Dans ce schéma, les individus pensent que leur intelligence et leur valeur se reflètent dans leur comportement, et les performances des élèves semblent résulter d’une mobilisation plus ou moins importante de leurs capacités ou de leur potentiel disponibles ; certains auraient des capacités encore mal exploitées (élèves dont on dit qu’ils ont du potentiel par exemple) quand d’autres auraient tout simplement peu de capacités.

Lors d’une observation en CLIS, l’enseignant demande à ses élèves de réciter leur poésie.

- Enseignante : « D’accord, à toi Alexia (parents sans emploi) ». Cette dernière récite la poésie parfaitement.

- Enseignante : « Très bien Alexia ! À toi Ada (mère sans emploi). » Elle fait de même.

- Enseignante : « Très bien Ada ! Et vous les filles, comment vous faites pour apprendre (votre poésie) ?

- Ada explique qu’elle la récite à quelqu’un, que si elle y arrive elle s’arrête, que dans le cas contraire elle recommence

- Enseignante « Et toi Alexia ? »

- Alexia explique qu’elle cache son cahier

- Enseignante : « A toi Julian (père charpentier couvreur, mère caissière). » Julian récite, très hésitant.

- Enseignante : « Bien Julian… »

L’enseignante profite des hésitations de Julian face à sa poésie pour expliquer les manières d’apprendre un texte par cœur dans l’objectif apparent d’expliquer aux élèves qu’apprendre par cœur suppose toujours un effort d’apprentissage. Elle dit ainsi à ses élèves qu’« on a plusieurs mémoires et que tout le monde

n’a pas la même mémoire. » « Certains ont une bonne mémoire, d’autres une moins bonne mémoire. Moi j’ai beaucoup de chances, j’ai une très bonne mémoire », dit-elle. « Et puis, il y a d’autres enfants, ils ont pas de

chance parce qu’ils vont pas se rappeler facilement. Mais qu’on ait ou non une bonne mémoire, il faut faire travailler sa mémoire. Il faut absolument travailler votre mémoire. Quand je vous donne une table, il faut l’apprendre. Alors pour

les poésies, on peut pas dire, certains enfants 2-3 fois ça suffit, pour d’autres, ça sera 7-8 fois. » L’enseignante complète son explication en

précisant que c’est intéressant d’apprendre le soir parce que « ça travaille la nuit

et que la mémoire fait le travail « sans vous ». Et le lendemain matin, vous la

reprenez. Je dis pas que c’est magique. Mais le travail se fait aussi en dormant. Par contre, ne croyez pas qu’il suffit d’écouter les copains pour savoir votre poésie, car là votre mémoire ne travaille pas du tout »

- Alexia demande « si c’est vrai qu’on a deux cerveaux ? »

- L’enseignante lui répond que le cerveau est composé de deux hémisphères. »

Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de ces conceptions fixistes, nombre d’enseignants perçoivent les différences entre les élèves comme des différences jouées antérieurement à la période de scolarisation et comme des écarts appelés à durer voire à se renforcer, où l’on voit à quel point les différences entre élèves sont comprises à la fois comme des différences interindividuelles et comme des différences relativement indépendantes du processus scolaire d’apprentissage lui-

même. Conformément à cette culture scolaire de la prédiction dont parle Jean-Pierre Terrail (Terrail, 2002), un élève qui, dès l’école maternelle, est décrit comme étant en difficulté ou comme ayant des facilités cognitives, est aussi perçu comme appelé à conserver cette qualité (ou ce handicap) dans la durée.

« Moi j'ai dû mal à croire quand même que... des enfants comme Abdoul (profession des parents inconnue) ou... vont récupérer tout leur retard, c'est-à- dire que je pense pas qu'un jour ça va devenir des enfants brillants. Bon je... j'ai du mal à croire ça. Après, moi je me refuse à croire que tout est perdu euh là maintenant quoi. Enfin, si j'pense ça euh j'arrête quoi ! (rires). Ça... donc euh... j'pense pas qu'on puisse prédéterminer vraiment euh... alors la difficulté scolaire, oui, sûrement, elle se décide assez tôt, et encore, c'est pas... c'est pas immuable euh... je crois que plus l'enfant est jeune, plus justement on a de marge, plus on a d'années encore d'évolution, quoi, hein. Bon... j'pense que les grands écarts, quand même, vont rester quoi. (…) Bon euh... euh je pense pas que les enfants qui sont très brillants cette année vont un jour euh se casser la figure euh complètement, enfin sauf événement euh... un peu externe, mais euh et euh... bon, c'est vrai que j'ai dû mal à croire quand même que des enfants très, très en difficultés euh vont un jour être très brillants. » (Extrait d’entretien avec une

enseignante de petite section d’école maternelle)

- Question : D'accord. Alors euh... les différences dont on vient de parler hein est- ce que... à votre avis c'est... est-ce que vous constatez que c'est plutôt des différences qui... surviennent peu à peu au cours de l'année et des activités de la classe, ou au contraire, elles existent dès le départ, dès la rentrée ?

- Enseignant : « Pour moi, elles existent dès le départ. Dès la rentrée. Euh... dès, dès les premiers jours de classe euh... on se rend compte tout de suite, bon ben, ben un enfant comme Dylan (mère aide-soignante), dont on parlait tout à l'heure, euh... on, on sait que... ça va être euh... on va avoir du fil à retordre avec lui quoi. Et euh... alors que d'autres enfants, tout de suite on sait, ça va, ça va glisser sans problèmes. » (Extrait d’entretien avec un enseignant de petite section

d’école maternelle)

L’école paraît ainsi devoir fonctionner, et être perçue par ses acteurs, comme un révélateur progressif de l’état de nature des élèves, une nature qui, par définition, échappe à tout contrôle (on peut, par chance, avoir de la mémoire) et avec laquelle il faut pourtant composer bien qu’elle détermine, au final, la destinée scolaire.

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