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L’homo clausus comme schème d’interprétation des réalités scolaires

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 76-78)

Chapitre 2. Fictions d’intériorités et conceptions essentialisées de la performance

4. L’homo clausus comme schème d’interprétation des réalités scolaires

On rappelle souvent à raison que ces catégories d’interprétation psychologisantes de la performance scolaire constituent « un levier historique de la professionnalisation (et un élément de la compétence professionnelle) des enseignants » qu’il faut prendre en compte « si on ne veut pas passer à côté de l’enjeu que l’usage de ce registre psychologique représente pour [l’enseignant] : l’histoire de l’école maternelle montre, en effet, à quel point sont liées l’élaboration d’un savoir sur la petite enfance et la professionnalisation des enseignants (Darmon, 2001, p 529). La psychologisation est ainsi « un enjeu de professionnalisation » des enseignants qui, à côté des tâches pédagogiques, doivent encore « s’intéresser au développement psychologique de l’enfant » (Morel, 2008, pp. 307-308) et même répondre au souci de prévention et de détection précoce de la difficulté scolaire. De même, la progression du recours à ce schème explicatif des conduites scolaires peut être mise « en rapport avec la progression, chez les instituteurs, d’une insatisfaction professionnelle liée à une définition du poste autour de la pédagogie et perçue comme étriquée ». À cet égard, « La possibilité de redéfinir le métier en prenant pour objet l’enfant « dans sa globalité» apparaît comme une opportunité de requalification pratique et surtout symbolique du travail des maîtres qui, contrairement aux professeurs du secondaire, peuvent difficilement fonder leur identité professionnelle sur un savoir disciplinaire dont ils se poseraient en « spécialistes ». » (Morel, 2010, p. 308).

Mais au-delà de cet argument, il faut, pour comprendre cette logique de « personnologisation » des performances ou cette fabrication d’intériorités fictives, rapporter la lecture qui est faite par l’institution scolaire des conduites d’apprentissages des élèves aux processus sociohistoriques de production de l’idée d’« individu » comme homo clausus (Elias, 1991, 2010), c’est-à-dire à la genèse de l’idée contemporaine d’un individu support d’une identité stable et durable et réceptacle d’une intériorité constituée et irréductible (voir aussi Markus & Kitayma, 2003). L’évolution de nos sociétés vers des formes de cohésion sociale par solidarité organique pour parler comme Émile Durkheim (2007-[1893]), c’est-à-dire vers des formes de cohésion sociale par différenciation et spécialisation, fondée sur la complémentarité et l’accroissement des chaînes d’interdépendance entre les

hommes (Elias, 1991), est en effet au principe des représentations modernes que les individus des sociétés contemporaines se font d’eux-mêmes et de leurs congénères. L’accroissement de l’urbanisation, l’augmentation à la fois du volume et de la densité des populations réunies en un même lieu, et par conséquent l’intensification des échanges, ont été au principe de processus de différenciation de la structure sociale qui conduisirent à des formes d’individualisation de la vie sociale, de séparation et de spécialisation complémentaire des individus. Norbert Elias montre que les individus des sociétés différenciées sont conduits à se distinguer les uns des autres, à construire des compétences variées définissant des positions spécifiques dans la chaîne des relations d’interdépendance qui les relient les uns aux autres (Ibidem). Dans ce cadre, les individus ont tendance à se percevoir comme séparés les uns des autres, à se penser comme porteur d’une identité propre, c’est-à-dire d’une entité à part entière ou fermée sur elle-même, tirant sa force de l’intérieur.

La division du travail social comme vaste processus d’individuation est ainsi un processus historique au principe d’un individu conçu sur le modèle d’un être original, doté d’une intériorité irréductible, responsable de ses choix, et comme valeur appelée à surpasser toutes les autres. « À partir de cette expérience fondamentale de soi-même comme d’une personne quelque peu isolée et solitaire, placée au centre de toutes les autres, on en arrive au concept général d’individu au singulier en tant que centre de l’univers humain. » « Beaucoup, aujourd’hui, on peine à imaginer que d’autres formes de conscience humaine de soi sont possibles. Pourtant, la perception de soi-même et des autres comme autant d’individus singuliers, dont chacun s’éprouve comme le centre de l’univers humain et perçoit les autres comme quelque chose d’extérieur, n’est pas très ancienne. Elle est restreinte à un groupe de sociétés particulièrement avancées d’Europe et d’Amérique pendant une période limitée de leur développement ; et, selon toute probabilité, elle touche principalement les élites instruites. » (Elias, 2010, pp. 56-57). La figure ainsi empruntée par Norbert Elias mais aussi par Plaut et Markus, (2005) (qui, pour désigner le même processus, parle d’« inside story») pour rendre compte de ces conceptions « modernes » de l’individu est celle du penseur de Rodin comme symbole de l’individu tout entier tourné sur lui-même, vers ses pensées, pris par et dans sa vie intérieure. Ces conceptions de l’individu ne sont pas étrangères à l’idée d’égalitarisme républicain qui s’imposera dans la société française post-révolutionnaire, ni à celle du fameux

« rêve américain » qui, toutes deux, articulent la rhétorique d’un déterminisme interne de la réussite des individus, et selon lesquelles chacun peut décider librement de sa destinée, se faire lui-même et construire son avenir (Carson, 2007). L’ensemble de ces évolutions historiques dans l’économie des structures mentales et cognitives éclaire ainsi pour partie les catégories de vision et de division qui conduisent l’institution scolaire à voir dans les performances scolaires des élèves le reflet d’une « vie intérieure », emprise dans l’individu, et non comme le résultat d’une structure relationnelle qui se joue entre un individu constitué dans des formes de relations spécifiques et un ensemble de situations d’apprentissage également constitué et historiquement particulier.

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