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Croyances essentialistes et dévalorisation de so

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 147-151)

Chapitre 4. Je pense que je suis nul, donc j’échoue et me retire du jeu

1. Croyances essentialistes et dévalorisation de so

Plusieurs indices concordent d’abord pour montrer que les élèves se pensent très tôt dans leur scolarité en termes de « bons » ou de « mauvais » élèves, et considèrent leurs résultats scolaires comme la conséquence ou la traduction de « qualités » personnelles. C’est ainsi que Barak (mère au chômage), qui est décrit comme un élève en grande difficulté, perturbé par ses difficultés familiales et qui a été proposé à un suivi psychologique par l’institutrice, dit à l’enquêteur qu’il se traite « de nigaud » quand il « rate quelque chose ».

- Barak : (s’adressant à l’enquêteur) gros nigaud, c’est un gros mot ?

- Enquêteur : un peu... mais pourquoi tu penses à ça ? Tu l’as dit à quelqu’un ? Y a des gens qui te le disent ?

- Barak : oui, moi je me le dis quand je rate quelque chose. (Barak, mère au chômage)

Lorsqu’à une autre occasion, il se fait punir avec son copain Lilian (mère employée), ce dernier déclare à sa maîtresse : « À chaque fois on est puni », ce que confirme l’enseignante en lui demandant pourquoi, à son avis, il en est ainsi. Lilian retourne alors le point de vue scolaire sur lui-même : « Parce qu’on fait n’importe quoi », ce qui conduit l’enseignante à préciser : « Quand tout le monde se tait vous parlez ». De même Abdoullah (mère sans emploi) qui, lors des observations, est souvent sanctionné pour ses comportements ou ses productions scolaires jugés inappropriés, est-il décrit par son enseignante comme un adepte du « je sais pas faire » (« Y a des enfants, Abdoullah par... par exemple, dit souvent euh quand je lui demande quelque chose où il a peur de faire où il me dit : « je sais pas faire ». Voilà. Bon. Ça, c'est quelque chose que moi... enfin, j'aime pas entendre. Bon, parce que là c'est un enfant qui n'essaie pas. Alors faut... faut forcer pour qu'il... qu'il essaye, et que, que ce soit pas forcément super mais... mais on sait toujours faire quelque chose »). Augustin (mère enseignant d’histoire-géographie en Lycée, mère ingénieur) qui, pour sa part, est régulièrement rabroué pour son activité jugée désordonnée, est dépeint par son institutrice comme un élève ayant des problèmes psychologiques et critiqué dans son travail scolaire, explique à l’enquêteur présent dans la classe que « quand je serai grand, je saurai pas écrire » ou encore que « je n’aime pas dessiné parce que je fais du barbouillage, c’est nul ». D’après son enseignante, Solène (père machiniste, mère formatrice) qui est définie comme une élève probablement

déficiente au plan intellectuel, se met souvent à pleurer parce qu’« elle sait qu’elle ne sait pas et qu’elle ne comprend pas ». Alors qu’elle s’assoit à l’atelier perle, Mia (mère secrétaire) explique à ses copines que la maîtresse lui a enlevé ses perles et ajoute : « je m’étais trompée, j’étais allée trop vite… ».

À trois reprises, alors qu’elle s’exerce à l’écriture de boucle, Marie-Line (père rédacteur en chef, mère gestionnaire de portefeuilles) se tourne vers l’enseignante et annonce « J’ai fait une grosse faute ! » montrant par là qu’elle s’attribue des fautes ou des erreurs et qu’elle s’en sent responsable. Puis, un peu plus tard, avant de sortir en récréation, Marie-Line insiste auprès de l’enseignante pour corriger sa « faute » (elle a une expression très ennuyée). L’enseignante essaie de la rassurer, lui prend le visage dans les mains et la regarde en souriant. Une autre fois, Marie- Line vient voir l’enseignante et se montre inquiète des mauvaises critiques sur son travail lors de la précédente activité. L’enseignante tente encore une fois de la rassurer, lui parle de près, avec un ton affable : « Ça veut dire pour l’instant c’est tout dans le désordre, tu arrives pas à t’organiser. Mais c’est pas une bêtise ! ». Lors d’une autre observation, Jeanne (père administrateur de biens, mère chargée de communication) regarde le dessin de Gabrielle (père chaudronnier, mère assistante commerciale) et lui dit : « J’espère que c’est pas toi, là » (sous entendu qui a fait ce dessin), ce à quoi Gabrielle rétorque dans un élan d’autodisqualification : « Si, je dessine mal. Je sais pas faire la terre ». Une autre fois dans la même classe, Paul (parents enseignants) regarde tour à tour les dessins de Marion (père chargée d’orientation dans le bâtiment, mère gestionnaire en Lycée) et de Gabrielle relativement semblables dans leur composition et demande « C’est qui qu’a copié ? ». Marion répond : « c’est Gabrielle ». Amar (père ouvrier, mère femme de ménage) intervient alors pour dire que « ça veut dire que t’es encore un bébé » indiquant par là que « copier » est une action scolairement disqualifiée et disqualifiante qui retentit sur la personne tout entière : « bébé » signifie ici « qui ne sait pas faire seul » et stigmatise le petit âge, l’incapacité, l’infériorité.

Ces constats réalisés à l’occasion des observations dans des classes d’écoles maternelles concordent ainsi avec ceux réalisés antérieurement auprès de collégiens en ruptures scolaires et pris en charge par des dispositifs relais (Millet & Thin, 2012). Ils montrent l’existence d’une dévalorisation scolaire, pouvant survenir très précocement, qui résulte des multiples commentaires évaluatifs, comparaisons

interindividuelles, jugements explicites ou implicites et sanctions négatives des performances scolaires des élèves, et par l’entremise desquels ces derniers finissent par retourner contre eux-mêmes le point de vue scolaire essentialisant. Le discrédit scolaire qui peut résulter de la répétition des sanctions négatives est ainsi redoublé par l’intériorisation d’un sentiment d’incompétence que les élèves expriment souvent en affichant un statut scolaire déprécié : « je suis nul ! », ou des revendications collectives : « on est la classe des nuls ! » (Ibidem). Intériorisées comme le produit de défaillances personnelles, les difficultés scolaires ont ainsi toutes les chances de nourrir le doute sur sa « capacité » à apprendre et à comprendre, les difficultés scolaires n’étant plus perçues comme une étape immanente à l’activité d’apprentissage (Bressoux & Pansu, 2003).

Voici par exemple ce que raconte une enseignante de CLIS à qui on demande, lors du premier rendez-vous d’enquête pour mettre au point les modalités de notre présence dans la classe, d’accéder aux évaluations pratiquées avec ses élèves. Bien qu’elle donne son accord à cette requête, elle s’empresse dans le même temps d’expliquer qu’elle ne reprend jamais, dans ses appréciations finales, les évaluations formelles qu’elle leur fait passer, laissant entendre par là que celles-ci ne sont pas représentatives de leur niveau ou les plus pertinentes pour les juger. Elle se justifie par le constat selon lequel ses élèves perdraient leurs moyens lorsqu’ils se savent évalués, et échoueraient du même coup à des exercices qu’ils réussissent en d’autres circonstances, c’est-à-dire lorsqu’ils ne sont pas mis en situation d’évaluation. Plus tard, lors de l’entretien, elle m’explique : « Quand je leur dis déjà : « bon, les enfants... la semaine prochaine, vous n'aurez pas de devoirs parce qu'on va passer les évaluations », c'est (émet un signe de crispation)... et en fait c'est, je crois la peur euh... de décevoir, ou d'se décevoir. Puisque on est tout l'temps... qu'ce soit l'éducatrice, l'orthophoniste, tout ça... comme c'est des enfants qui sont anxieux, qu'ont connu l'échec et tout ça, on est contraint de les valoriser (silence)... Et du coup, j'ai l'impression qu'les confronter à l'évaluation, ils se disent peut-être euh « c'est là que ça va s'arrêter » (silence)... C'est-à-dire : « là... (tape sur la table) je peux rater. Donc peut-être qu'elle va pas... elle va arrêter d'me dire que c'est bien ». J'ai vraiment l'impression qu'ils le vivent comme ça. C’est-à-dire euh ben là euh là il y a un truc qui va être noté, 'fin « ça s'peut qu'elle me dise euh ben non, là, c'est raté, ou c'est pas bien ». Ça ils le sentent (silence). » Cette situation la conduit ainsi à leur

faire passer des évaluations formelles pour les entraîner tout en ne tenant pas vraiment compte des résultats qui y sont alors obtenus, et à les évaluer par ailleurs sans leur dire. Cette enseignante m’explique aussi que, parfois, le simple fait de les regarder travailler leur fait perdre leurs moyens au point de les faire échouer dans la réalisation des tâches demandées. Pour prolonger le constat posé par cette enseignante, on peut encore citer des extraits d’entretiens réalisés avec Manaxam (père livreur, mère aide à domicile), justement scolarisé en CLIS, qui ainsi explique son appréhension des évaluations et du risque de mauvaise note :

- Question : Et quand il y a des contrôles, des évaluations... - Manaxam : Ah, j'aime pas ça !

- Question : Pourquoi t'aimes pas ça ? Dis moi pourquoi...

- Manaxam : Parce que l'a des choses qui sont dures, quand même ! Hum. Et en plus, on n'a pas... plein d'feuilles !

- Question : Et en plus, vous avez pas plein d'feuilles ? - Manaxam : Si, on en a plein !

- Question : Vous en avez plein ? Tu veux dire qu'il faut remplir plein d'choses ? - Manaxam : Oui.

- Question : D'accord. Et euh... pourquoi est-ce que t'aimes pas ? Parce que tu... tu sais qu'il y a une note à la fin ? Pourquoi tu aimes pas ?

- Manaxam : Parce que des fois, l'en a qui z'ont euh... cinq sur vingt, cinq sur vingt ou... ou un sur vingt. Hum.

- Question : Ça t'es arrivé, toi ?

- Manaxam : (silence) Non, moi... le dix sur vingt. C'est la moitié !

- Question : C'est à dire que quand t'as un contrôle, t'as un p’tit peu peur, c'est ça ?

- Manaxam : Oui. - Question : C'est vrai ?

- Manaxam : Et la dernière fois, j'avais fait quinze sur vingt. - Question : Quinze sur vingt ?

- Manaxam : I'm'restait cinq points

- Question : Ben alors, c'est vachement bien « quinze sur vingt » ! - Manaxam : Hum.

- Question : Et euh... donc pourquoi tu m'dis qu't'aime pas trop ? Parce que t'as plutôt des bonnes notes...

- Question : Ah. Donc t'aimes pas parce que t'as peur d'avoir des mauvaises notes ?

- Manaxam : Oui, parce que la première fois, quand j'ai été allé en CLIS, i fallait faire un contrôle et c'é... et j'avais cinq sur vingt.

- Question : D'accord...

- Manaxam : J'comprenais pas... (rire) c'est bizarre (…) - Question : Tu comprenais pas... les exercices ? - Manaxam : Oui. C'est bizarre.

- Question : Quand t'as un contrôle, t'as peur d'pas savoir faire, c'est ça ? - Manaxam : Hum. (…)

- Question : C'est vrai ?

- Manaxam : hum. (Manaxam, scolarisé en CLIS, père livreur, mère aide à domicile)

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 147-151)