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Les difficultés scolaires avilissantes

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 63-67)

5. La stigmatisation des difficultés d’apprentissage

5.4. Les difficultés scolaires avilissantes

Comme l’explique Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, l’école, lorsqu’elle ne parvient pas à conformer les élèves à ses exigences, n’en inculque pas moins la légitimité de ses hiérarchies et de ses catégories d’appréciation par lesquelles elle juge de la valeur ou au contraire de l’indignité culturelle des acquisitions et de leur porteur (Bourdieu & Passeron, 1970, p. 43), comme en atteste par exemple les propos de cette enseignante qui raconte comment Solène (père machiniste, mère formatrice), qui a déjà pris du retard sur l’horaire scolaire en maternelle, et pour laquelle elle propose une orientation en CLIS, pleure de ses « échecs » : « Elle ne comprend pas. Et ne reconnaît pas les déterminants un et une ». « Elle sait qu'elle ne sait pas et qu'elle ne comprend pas. Parfois elle en pleure ». Au-delà de l’intériorisation du sentiment d’indignité culturelle qui résulte de cette stigmatisation de l’« échec » par de tout jeunes élèves, l’« échec » et les difficultés scolaires peuvent aller jusqu’à la stigmatisation physique. Ils ne sont plus alors des réalités repérées comme seulement cognitives ou comportementales. Ils renvoient aussi à la matérialité des corps, sont associés à des manifestations physiques qui semblent attester d’une anomalie et surtout de l’ancrage biologique du problème, les marques ou les signes repérables situant les élèves concernés à distance des normes de la nature (anormalité physique) et parfois même dans l’éloignement des normes de civilisation (animalité, cris, sauvagerie). On a affaire ici à la « fabrication de signes apparents de stigmates légitimant l’exclusion » (Elias, 1997), justifiant une sortie du cursus ordinaire et une orientation durable dans des classes atypiques ou des secteurs de remédiation spécialisés. Alors qu’elle apporte le trombinoscope de la CLIS, et que l’enquêteur sourit en regardant leurs photographies et dit qu’ils « sont mignons », l’enseignante réagit en disant : « Oui, leur handicap ne se voit pas du tout physiquement » (opposant au passage implicitement handicap et mignon), reliant ainsi la bonne réussite de leur intégration dans les classes ordinaires9 au fait que leur handicap ne se voit pas. En entretien, elle précise : « Les enfants de la CLIS, on

9 Les élèves de CLIS sont amenés à intégrer certains programmes des classes ordinaires qu’ils sont

peut pas dire que physiquement ils soient très marqués... Après... bon, moi... je me rends plus compte, mais euh j'ai pas l'impression qu’ils aient l'air différents de prime abord quoi. Après, quand on creuse, bien sûr, mais euh (silence)... Voilà, quoi, ils bavent pas, ils sont... ils bougent normalement, tout ça… » (Entretien avec une enseignante de CLIS).

À propos de Lison (père décédé, mère sans emploi), l’équipe de soin10 de la

CLIS dans laquelle elle est scolarisée échange les considérations suivantes : - Chef d’équipe : (lisant un précédent bilan) « Lison est une petite fille très agréable qui s’est bien intégrée dans la CLIS. Elle va pouvoir rentrer dans les apprentissages, la lecture notamment. Compte tenu de ses difficultés, elle a besoin d’être prise en charge par une équipe de soin. » Puis, elle décline les mesures que l’équipe avait décidées antérieurement : atelier éducation, orthophonie, lecture…

- Enseignante: « Pour la lecture, Lison lit, pas encore toute seule, mais elle a tout à fait compris, mais elle saura lire de manière tout à fait autonome à la fin de l’année. Pour la découverte, elle va aller en atelier avec les autres classes donc elle est vraiment bluffante. Je n’ai pas l’impression de lui avoir appris à lire, je pense qu’elle a appris toute seule, elle est revenue après Noël et elle sait lire. Elle a pris des repères dans les affichages des lecteurs, elle ne connaît pas toutes les syllabes. Par contre, elle est pas encore passée à l’écrit, je ne peux donc pas dire qu’elle a un niveau CP, mais elle est complètement entrée dans la lecture. »

- Éducatrice : « Et elle vient de RMM (retard mental moyen). Lison a encore un

petit côté sauvage. Elle éructe plus qu’elle ne parle. »

- Enseignante: « Ouais elle est hallucinante, alors quand elle parle à l’oral,

c’est pas toujours encore audible »

L’éducatrice prend alors une voix de bête éructant pour l’imiter

- Enseignante : « (Rires) Voilà c’est un peu caverneux… mais c’est mieux. » Elle souligne qu’en math elle s’en sort même si elle se trompe. « Pour la découverte du monde, elle a l’air assez motivé, elle est curieuse, elle commence à faire la cuisine à la maison, elle met la table, vis-à-vis de ses petits frères aussi, les progrès sont loin d’être terminées, c’est vraiment très impressionnant. » - Chef d’équipe : « Et avec les autres elle est appréciée ? »

10 Les CLIS prenant en charge le retard mental disposent d’équipe de soin composé, selon les cas, de

plusieurs membres et spécialisés (pédopsychiatre, psychomotricien, orthophoniste, éducateur, psychologue, etc.). Ces équipes se réunissent régulièrement pour faire le point sur la situation scolaire et personnelle des élèves, et pour élaborer des projets de formation et d’orientation.

- L’éducatrice : « Oui elle est appréciée, ce n’est plus l’indifférence du début d’année (…). Donc, voilà, elle a encore un petit côté un peu sauvage

(l’enseignante fait un bruit de bête repris par l’éducatrice pour plaisanter),

mais bon ça va mieux. » (Observation d’une réunion d’équipe de soin d’une

CLIS ; Lison, père décédé, mère sans emploi)

De même, à propos de Guillaume (père maçon, mère sans emploi), scolarisé depuis plusieurs années en CLIS lui aussi, l’équipe de soin compare-t-elle certains aspects de son expression langagière à des cris d’animaux :

- Orthophoniste : « Mais même quand il fait des phrases, c’est extrêmement pauvre »

- Psychologue : « Oui puis il essaie d’aller au plus rapide, il sort des mots phrases »

- Orthophoniste: « Je pense pas qu’il aille au plus rapide, je pense qu’il a une

pauvreté de langage »

- Éducatrice : « Moi je le reprends des fois, il y a plein de fois où il écourte, je le reprends en lui disant tu connais ce mot, et il sait dire, il va dans la facilité » - Enseignante : « Oui, mais c’est quand même pauvre le langage »

- Psychologue : « Oui, mais cette juxtaposition de mots, c’est parce qu’il sait pas, parce qu’il veut aller vite »

- Orthophoniste : « Mais chez les enfants qui bégayent et qui ont un bon niveau de langage / »

- L’enseignante : « / Guillaume il dit jamais « Je », il dit c’est moi c’est content, mais il dit pas « Je » »

- Éducatrice : « On a l’impression qu’il commence avec le C pour commencer » - Orthophoniste : « Il a un très mauvais niveau de langage avec un manque de

mots, c’est vrai qu’il a plus de mots à sa disposition qu’il n’en utilise, mais ils ne

sont pas forcément disponibles quand il veut les utiliser » (…)

- Chef d’équipe : « Christelle (psychomotricienne) tu as des choses à voir ? » - Psychomotricienne : « Guillaume, il arrive effectivement à dire des mots, et au lieu de dire qu’il pleut il dit c’est la pluie, donc j’essaie de lui faire écouter les bruits extérieurs pour qu’il soit un peu plus conscient des bruits extérieurs et puis

il couvrait ces bruits par ses propres bruits, en faisant des cris d’animaux »

- Éducatrice : « Oui c’est vrai qu’il fait beaucoup de bruit avec sa bouche » - Psychomotricienne : « Mais il était pertinent, il faisait le camion »

- Enseignante : mais ses compétences intellectuelles, enfin son niveau de langage ne reflète pas ses compétences intellectuelles, c’est-à-dire qu’il comprend »

- Orthophoniste : « Il y a un gros décalage entre le verbal et la compréhension. » (Observation d’une réunion d’équipe de soin d’une CLIS ; Guillaume, père

maçon, mère sans emploi)

A ces conceptions implicites ou explicites des manières dont se font les apprentissages (apprentissages naturels, invisibles, etc.) correspondent ainsi des interprétations sur les raisons des difficultés ou des facilités scolaires, et des représentations des élèves. Celles-ci tendent à minorer l’explication par les situations de classes et les contextes sociaux d’apprentissages, et à insister sur l’impact des caractéristiques personnelles ou « environnementales » (capacité, handicap, intelligence, etc.) dans une logique de la responsabilité individuelle (motivation, qualité de l’effort, travail, etc.). C’est ainsi, par exemple, qu’une directrice d’une école primaire d’application, faisant le bilan de la situation des élèves de CP en fin d’année, déclare au cours d’un conseil d’école qu’« en ce qui concerne les CP, nous avons 41 élèves qui passent en CE1 et 4 élèves qui redoublent, car ils n’ont pas saisi la chance qu’il leur était faite. » Tout se passe donc un peu comme si l’école considérait qu’elle offre de facto les conditions (contenus, dispositifs, situations, temporalité) d’(un même) accès aux savoirs et aux apprentissages scolaires.

Aux niveaux de contrainte et d’explicitation pédagogiques faibles (Bernstein, 1975), qui s’éloignent des conditions de réalisation d’une pédagogie rationnelle (Bourdieu & Passeron, 1964) et laissent toujours plus de place aux « libertés » et aux « choix » des élèves dans les stratégies d’apprentissage à mettre en œuvre pour s’approprier les savoirs scolaires (Kherroubi & Plaisance, 2001), correspond une interprétation individualistante des « échecs » et des « réussites » des élèves (Bernstein, 2007b). Celle-ci contribuerait ainsi d’un côté à l’expression d’écarts dans les apprentissages liés aux inégalités sociales d’accès aux savoirs et à l’intériorisation, par les élèves, d’un autre côté, des principes de la légitimité scolaire.

Chapitre 2. Fictions d’intériorités et conceptions essentialisées de

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