• Aucun résultat trouvé

J’échoue parce que je suis nul

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 158-160)

Chapitre 4. Je pense que je suis nul, donc j’échoue et me retire du jeu

3. J’échoue parce que je suis nul

Dans la mesure où les performances des uns et des autres tendent à être essentialisées et pensées comme une évaluation fiable de la valeur cognitive de chacun, les situations quotidiennes de comparaison scolaire se révèlent particulièrement menaçantes pour les élèves qui sont confrontés à des difficultés d’apprentissage scolaire, c’est-à-dire au final pour ceux qui, parce qu’ils ne maîtrisent pas encore les exercices, sont en situation d’apprentissage et sont à ce titre à leur place dans la salle de classe. Contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire, être confronté à la « réussite » des autres (et donc au modèle de la réussite) est une expérience souvent pénible et disqualifiante, qui peut pousser à la dévalorisation de soi lorsque les apprentissages sont perçus pour ce qu’ils ne sont pas, à savoir comme le révélateur de la valeur cognitive et morale des élèves. Or, on le sait, cette expérience ne se distribue pas en probabilité au hasard des appartenances sociales. La familiarité relative à l’égard des exigences scolaires que certains élèves doivent d’abord à leurs pratiques socialisatrices familiales tend à leur rendre la relation scolaire souvent plus évidente ou moins laborieuse et à permettre que se manifeste plus souvent chez eux de l’aisance et de la rapidité face aux exercices là où, au contraire, les élèves des milieux populaires sont, pour des raisons inverses, plus souvent conduits à affronter, dans l’école, des apprentissages fondamentalement nouveaux, et d’autant plus délicats à appréhender qu’ils se font sur un mode détourné.

Comme le montre les résultats d’une première expérience réalisée en classe auprès de 131 élèves de CM2 et dont l’objectif était d’illustrer l’impact de ces comparaisons

sociales implicites sur les pratiques d’apprentissage17, le simple fait de demander à

des élèves de lever le doigt lorsqu’ils ont trouvé la bonne réponse à une tâche à laquelle ils ont été préalablement et volontairement inégalement entraînés suffit à nuire à la performance des élèves qui sont en phase d’apprentissage (i.e. qui ne maitrise pas encore l’exercice). Ainsi que le montre la Figure 1, la confrontation à des élèves en réussite (gratification symbolique) rendue visible par la main levée contribue à renvoyer les élèves qui se heurtent à des difficultés dans l’exécution de la tâche (par manque de familiarité avec celle-ci) à une image dévalorisante qui vient objectivement perturber leur performance. En effet, les élèves mal préparés réussissent moins bien l’exercice proposé lorsque la réussite des élèves bien préparés leur est rendue visible de manière incidente par l’instruction de lever le doigt (comparaison sociale) que dans une situation « témoin » dans laquelle cet indice de comparaison n’est pas activé. Et cet effet n’est ni modulé par l’origine sociale des élèves, ni par le niveau scolaire. En d’autres termes, le succès des autres peut constituer une menace de l’image de soi (Muller & Fayant, 2010).

17 Il s’agissait de voir comment la comparaison implicite entre élèves peut, lorsqu’elle est couplée à

des différences de familiarité et donc d’aisance avec les tâches scolaires, perturber la performance des élèves les moins familiers avec ce qui était attendu. L’expérience était divisée en deux phases successives : l’entrainement et de test. Lors de l’entrainement, les élèves devaient apprendre la correspondance entre des lettres de l’alphabet et des symboles (par exemple la lettre « A » avec le symbole « + »). La tâche était inspirée de l’épreuve de codage de d’échelle d’intelligence WISC IV (Weschler, 2005). Lors du test, les élèves devaient coder des mots, c’est à dire reporter sous chaque lettre le symbole lui correspondant lors de l’entrainement sans avoir la clé du code. Deux groupes d’élèves étaient aléatoirement constitués à l’insu des élèves : un groupe d’élèves bien entrainés à réaliser le codage et ayant une grande familiarité avec l’exercice, et un groupe d’élèves mal entrainés et donc peu familiers de l’exercice. Dans ce but, chaque enfant recevait lors de la phrase d’entrainement un carnet comportant deux types d’exercices : le codage et un exercice dit « de remplissage » qui n’avait d’autre rôle ici sinon de mobiliser les élèves sur autre chose que la tâche de codage. Les carnets, d’apparence identiques, ne contenaient en fait pas la même proportion d’exercices d’entrainement à la tâche de codage. Certains élèves de la classe, sans le savoir, étaient ainsi conduit à s’entrainer pendant deux tiers du temps à la tâche de codage alors que leurs camarades ne consacraient seulement qu’un tiers de ce temps à cette tâche. Une fois l’entrainement terminé, les élèves bien et mal entrainés passaient un test impliquant une succession de codages. Les mots étaient présentés par paires et les élèves disposaient à chaque fois de 45 secondes pour effectuer le codage. Pour réaliser ce test, et pour chaque classe, les élèves étaient répartis aléatoirement dans deux conditions. Dans une condition dite « témoin », les élèves complétaient simplement le test. Dans une condition dite de « comparaison sociale », les élèves avaient pour instruction de lever la main à chaque fois qu’ils pensaient avoir réussi un codage. Notre ambition n’était pas de montrer que les élèves familiers de l’exercice allaient mieux coder que ceux moins familiers. Notre objectif était de voir, si comme nous l’avons affirmé plus haut, la confrontation à des élèves en réussite (gratification symbolique) rendue visible par la main levée renverrait aux élèves confrontés à des difficultés (par manque de familiarité avec celle-ci) une image dévalorisante qui perturberait leur performance. Les résultats obtenus confirment cette prédiction (cf. Figure 1). Les élèves mal préparés réussissent moins bien l’exercice de codage lorsque la réussite des élèves bien préparés était rendue visible de manière incidence par l’instruction de lever le doigt (comparaison sociale). Cet effet n’est ni modulé par l’origine sociale des élèves, ni par leur niveau scolaire.

Figure 1 : Performance d’élèves de CM2 en fonction du niveau de préparation à l’exercice (faible versus élevée) et de la situation de classe (comparaison sociale : instruction de lever le doigt si réussite versus situation témoin : pas d’instruction de lever le doigt). La performance correspond au nombre de lettres correctement codées. Les barres représentent l’erreur standard (N = 131).

Conformément aux constats construits lors des observations, la comparaison peut être induite de manière très implicite en dehors des situations explicitement évaluatives, et peut détériorer la performance en situation réelle de classe, particulièrement lorsque, comme nous le mentionnions plus haut, la confrontation à la réussite des autres opère sur une dimension qui n’est pas perçue comme contrôlable (par exemple la capacité intellectuelle), donc améliorable, parce que essentialisée. Dans un contexte scolaire, le « succès » des « performants », loin d’être une source d’inspiration, de « motivation » ou d’émulation, peut en réalité gêner les progressions des élèves (logiquement) confrontés à des difficultés cognitives. En recourant à ce type de dispositif, le fonctionnement scolaire organise ainsi de manière involontaire la disqualification des élèves en phase d’entraînement et d’apprentissage, et perturbe objectivement leur activité cognitive et leurs acquisitions.

Dans le même ordre d’idées, une autre série d’expériences, cette fois réalisée auprès de collégiens de 6e dans l’objectif de voir comment le fait de rendre

0 20 40 60 80 100 120 Faible Elevée

Niveau de préparation des élèves

Les élèves en difficulté sont sensibles à la

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 158-160)