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Une enfance chronométrique : apprentissages scolaires et temps de passage

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 35-39)

3. La petite enfance comme période de l’entre-deu

3.1. Une enfance chronométrique : apprentissages scolaires et temps de passage

D’un côté, et comme en témoigne la généralisation de la scolarisation préélémentaire à tous les jeunes enfants, le jeune élève est l’objet d’une attention pédagogique et culturelle, conforme à l’image que la société se fait désormais de cet âge de la vie comme période des premiers apprentissages ou des apprentissages fondamentaux, dont l’objectif est de produire chez lui un certain nombre d’états physiques, moraux ou intellectuels propres à préparer son entrée dans la vie et sa scolarité (élémentaire) à venir. Dès les petites classes de maternelle, des objectifs cognitifs sont définis et cadrés par les programmes scolaires. De la petite à la grande section d’école maternelle, les élèves doivent s’approprier le langage (savoir échanger, s’exprimer, comprendre), découvrir l’écrit (ses différents supports et différentes fonctions, le principe alphabétique, les gestes de l’écriture, etc.), devenir élève (apprendre à respecter les règles de vie, coopérer et devenir autonome, savoir ce qui est appris), agir et s’exprimer avec le corps (repérages et déplacements dans l’espace, expression des émotions, respect des contraintes collectives), découvrir le monde (objets, matière, vivant, formes et grandeurs, quantités et nombres, temps, espace), percevoir, sentir, imaginer et créer6. Ces objectifs généraux se déclinent encore différemment selon les âges et les classes des enfants dans la mesure où l’organisation des apprentissages scolaires cherche, dès l’école maternelle, non

seulement à respecter une certaine progressivité dans le travail de transmission scolaire (de plus simple au plus complexe), mais à s’adapter également aux « capacités » (réelles ou supposées) des enfants, c’est-à-dire à ce qui est perçu comme un ensemble de limites cognitives liées à l’âge biologique, de stades de développement cognitif, psychologique, affectif différents.

D’après les descriptions des enseignants enquêtés, les objectifs de petite

section maternelle « au départ sont de socialiser les enfants, donc d’apprendre

à vivre en groupe, à partager ». « En langage, c'est que chaque enfant prenne la parole, hein, communique avec les autres enfants et avec l'adulte, fasse des phrases, euh, élaborées, des phrases de plus de trois mots, utilise le « Je » ». Il y a aussi tout l’aspect « devenir élève, qu’ils comprennent ce que c’est que la classe, qu’on est là pour apprendre, qu’il y a des règles pour pouvoir vivre ensemble », et puis tout ce qui concerne le développement de « l’autonomie, donc apprendre à travailler seul, à gérer seul la partie toilettes etc. » De même, « il faut que les enfants en fin d’année reconnaissent leur prénom sur des étiquettes, donc au porte-manteau, les étiquettes de présence le matin, reconnaissent aussi un certain nombre de prénoms des copains, (…) les étiquettes jour ». Il y a encore des objectifs de « motricité globale » et de « motricité fine » avec des « gestes beaucoup plus fins, quand on enfile des perles », « au niveau du graphisme », de « la préparation un peu de l’écriture », « les lignes, les ronds (…) respecter un espace », « reconnaissance de lettres ». Est important également tout ce qui a trait « au respect du livre », à « comment on fait pour pas l’abîmer », « reconnaître des personnages », « raconter le récit une fois qu’il a été lu », « retrouver les étapes » d’une histoire. En numération, « on est vraiment dans la construction du nombre », « l’aspect dénombrement », et puis des objectifs de structuration du temps, « normalement, l’objectif de petite section, c’est de se repérer… au moins sur la matinée », « ce qu’on fait sur la semaine, c’est de l’imprégnation. »

Les exigences de moyenne section vont dans le même sens, mais sont plus

élevées. « Au niveau numération », les élèves doivent savoir « compter jusqu’à minimum quinze. (…) Ensuite euh au niveau dénombrement, donc là c’est vraiment par exemple euh quand on prend des pions, qu’ils sachent compter combien il y en a, ça peut être avec les dés, ça peut être euh voilà, sous toutes les formes, il faut qu’ils reconnaissent les nombres jusqu’à 6. » « Après, au niveau écriture, enfin tout ce qui est graphisme, c’est la reproduction des

graphismes simples. Donc ça va être euh enfin le plus difficile, ça va être les boucles. (…) Donc, on a fait cette année les boucles, on a fait les spirales, on a fait les vagues. On a fait des lignes brisées, on a fait les pics, après il y a les ronds. » « (…) Qu’ils sachent écrire leur prénom, en lettres bâtons, et aussi quelques mots usuels. » « Au niveau désignation visuelle, l’objectif, c’est vraiment qu’ils arrivent à reconnaître tous les mots usuels de la classe. Tous les prénoms. Après pareil, tous les jours de la semaine, les mois (…) donc toujours les mots affichés dans la classe. » « Après ben ça va être sur les couvertures d’albums, quand ils travaillent sur un album, je répète souvent le titre. Puis des fois, je leur fais un petit… je leur dis « mais qu’est-ce qui est écrit, là ? » « Ensuite au niveau moteur euh qu’ils soient assez comment dire euh autonomes. Donc là le souci c’est l’équilibre, parce que à cet âge-là l’équilibre c’est pas encore euh au top. Par exemple, de monter sur une poutre, on les monte au fur et à mesure dans l’année, et quoi… et qu’ils arrivent à se tenir debout dessus, ils traversent, euh la poutre avec obstacle à la fin. » Au niveau des sciences, « on a travaillé pour mettre des plantations, tout ça, travaillé dans le champ de développement euh d’une plante, euh le rythme de vie, au bout de 5 mois, elle grandit, tout ça. » « Au niveau des chants », il faut « acquérir une comptine. Par rapport aux histoires, qu’ils sachent raconter une histoire, enfin une histoire longue, comme par exemple les trois petits cochons. »

Quant aux objectifs de grande section, « ce qu'il y a de pratique entre

guillemets (…) c'est que dans tous ces programmes on a des compétences... à... à... à atteindre, enfin les enfants ont des compétences à acquérir et nous en fin de grande section bah on sait que globalement, dans tous les domaines, y a cinq domaines (…) Ils sont censés euh à peu près avoir acquis euh tout ce qui est marqué dans le livret. (…) On a le cadre des compétences qui sont dans le programme, ça c’est vraiment le canevas, tout ce qui concerne l’écrit, préparation à la lecture, et le langage. Après tu as le bloc qui concerne ben tout ce qui est entre guillemets mathématiques euh espace etc., avec les numérations, et découverte de la matière, science ! Après, tu as le bloc euh ben le bloc… tout ce qui concerne le corps, après tu as le bloc euh artistique, et puis le vivre ensemble. » « Donc à la limite, à ce niveau-là, au niveau des objectifs la grande section c'est assez simple, les choses sont bien balisées. (…) On est sur les mêmes euh... thématiques (que la moyenne section), les mêmes domaines, mais avec un niveau de difficulté en... plus ». « Par exemple ils doivent sortir de grande section en connaissant toutes les lettres » « Ce qui a pris aussi le pas,

c'est plus une sorte de demande de préparer les enfants au CP, en terme de lecture et de développement de la conscience phonologique, scander les syllabes, savoir retirer la syllabe d'un mot, euh, savoir, euh, identifier la syllabe qui manque... euh, bon. Je le fais en grande section sous forme ludique. (…) Moi, j'casse pas les pieds aux enfants avec ça en moyenne section

(Extraits d’entretiens avec les enseignants d’école maternelle)

On trouve ainsi, dès l’école maternelle, dans cette organisation progressive et différenciée des apprentissages scolaires, une pensée par « classe » (scolaire) qui résulte de la diffusion (et de la naturalisation) progressive vers la prime enfance du modèle de ce qu’on peut appeler l’enfance chronométrique (Lignier, 2012), que la forme scolaire a largement contribué à instruire dans son évidence historique et qui en constitue sans doute un des schèmes d’appréciation les plus caractéristiques, nous y reviendrons. Cette conception d’une enfance chronométrique si caractéristique de la perception contemporaine de l’individu en formation est ainsi celle d’une enfance chronologiquement normée dont les propriétés intellectuelles, cognitives, affectives, etc., sont associées et associables aux changements d’âge, pensés comme périodes non seulement délimitables, mais (chrono)logiquement successives, articulant « capacités », « niveau » ou « compétences » et âge biologique. Ces conceptions conduisent ainsi le système scolaire à définir des temps de passage normés dans les apprentissages scolaires (dans une relation de la compétence et de l’année scolaire) à partir desquels les performances vont être jugées et les élèves classés comme étant à l’heure (donc « normaux »), en avance (donc « précoces ») ou en retard (donc en « échec »). Et même si la chronométrie des classes d’école maternelle montre par définition plus de souplesse que les niveaux et temps de passage exigés par les classes ultérieures, il reste qu’un élève de ce segment du cursus scolaire dont le niveau cognitif demeure très en deçà des objectifs à atteindre par classe en vient à poser rapidement problème aux agents scolaires qui s’interrogent alors sur les raisons de ce qu’ils perçoivent comme un retard d’acquisition, une difficulté cognitive, une déficience intellectuelle comme le montrera l’exemple de Abdoul (PS, profession des parents inconnue) exposé un peu plus bas…

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