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Des élèves bien ou mal « passants »

Dans le document Comment pense l'école ? (Page 67-72)

Chapitre 2. Fictions d’intériorités et conceptions essentialisées de la performance

1. Des élèves bien ou mal « passants »

La « personnologisation » des conduites et des performances d’apprentissage trouve un éclairage utile dans la métaphore sur « la passance des bois » développée par

Jean-Léon Beauvois pour illustrer le caractère essentialisant de la perception sociale (1984, pp. 167-175). Un garçon reçoit de son père un jeu éducatif composé de petits volumes en bois, de formes et de couleurs variées, qu’il s’agit de faire passer à travers une grille munie d’un trou de forme indéterminée que plusieurs volumes en bois ne peuvent franchir. Essayant de faire passer les différents volumes en bois par le trou de la grille, le jeune garçon constate que certains bois ne passent pas, d’autres difficilement, et qu’enfin les derniers passent facilement. Il en déduit que certains bois sont « bien-passants », d’autres « mal-passants », que les derniers sont enfin « non passants », et opère un tri entre les différents bois sur cette base. Alors que le fait de passer ou de ne pas passer par le trou de la grille du jeu est le résultat d’une relation entre d’un côté des bois de formats différents et un trou au contour indéterminé, ce sont les individus-bois qui deviennent, dans ce schéma, bien-passants, mal-passants ou non passants, à la fois parce qu’ils sont l’objet de l’action du jeu et de l’évaluation qui en résulte. La « passance » est prise comme une qualité des bois à défaut d’être comprise comme le produit d’une structure relationnelle entre des volumes et l’arbitraire d’une grille. Si, pour filer la métaphore, l’on retient l’idée que les élèves sont socialement constitués (au sens où ils ne viennent pas à l’école vierge de toutes habitudes mentales et comportementales ni de tout apprentissage) lorsqu’ils entrent à l’école d’une part, et si l’on admet d’autre part que l’école fonctionne comme un filtre particulier, exigeant des élèves certaines dispositions à voir et à faire et en excluant d’autres, on voit que ce sont les mêmes catégories d’entendement qui prévalent et servent à interpréter les conduites d’apprentissage des élèves dans les classes ou à comprendre la relation géométrique entre les bois et le trou de la grille du jeu. Ce qui est en réalité le produit d’une structure relationnelle devient, dans la perception qui en est faite, la « nature des êtres » (Ibidem, p. 174). L’élève est incarné et désigné par sa performance qui résulte pourtant de la rencontre entre ses dispositions à faire et à voir antérieurement acquises et une structure d’exigences scolaires particulières. Au terme de l’apprentissage, c’est lui et lui seul qui est compris comme sachant ou ne sachant pas faire, compétent ou incompétent. Les élèves qui ne se conforment pas au modèle scolaire deviennent dans ce schéma « scolairement mal ou non passants », et leurs conduites sont ainsi envisagées comme des propriétés intrinsèques.

C’est bien ce principe d’intellection qui conduit l’école à saisir les performances scolaires comme des états personnels, et à voir du même coup dans celles-ci des productions d’élèves plus ou moins doués, faciles ou bons. « Les moins doués y arrivaient juste, et les autres y arrivaient facile ». De même « Jérôme (père cadre dirigeant, mère chef de produit) (…) c'est un enfant qui, d'un point de vue général, est un peu en retard. (…) Il sera toujours « moyenne moins ». Voilà, « moyenne moins », [Jérôme] ne sera jamais un très bon élève ». Quant à Rayvan (père maçon, mère sans emploi), « la mémoire n’est pas bonne », « je ne suis pas sûr qu’il y arrive » et puis c’est « un gamin qui n’accepte pas le travail. » « Il y a des enfants qui développent plus la sphère entre guillemets intellectuelle » tandis que d’autres font « partie de ces enfants qu’on appelle kinesthésiques ».

- Enseignante : « Cette année, en fait, j'avais beaucoup de bons éléments... ce

que j'appelle des bons éléments, c'est des... des enfants qui euh (silence) qui sont vraiment, euh... très euh investis dans les apprentissages et qui euh sont curieux, en fait, qui vont vers les apprentissages d'eux-mêmes,

qui sont autonomes dans leur travail... Qui sont euh (silence)... qui ont... j'pense qui ont compris en fait ce qu’ils venaient faire à l'école et qui euh... ont envie, vraiment, ont une vraie motivation, une vraie dynamique de travail et de... et qui en plus, souvent euh... enfin pour ceux qui étaient vraiment euh plus faciles à gérer entre guillemets enfin voilà avaient un comportement d'élève tout à fait

remarquable euh en plus attentifs aux autres. Enfin notamment je pense à un

élève, Maxence (père ingénieur chargé d’affaire, mère hôtesse d’accueil)... qui était euh vraiment euh, très bon niveau du langage et de compréhension euh une aisance graphique euh... une bonne compréhension en numération, enfin... avec qui, avec qui la construction du nombre, enfin vraiment, très prêt pour le CP. Et... enfin, c'est un enfant qui était quand même aidé à la maison euh avec un milieu

euh assez porteur quoi. Sont (ses parents) d'un milieu social assez élevé avec des sorties au musée, des sorties à la bibliothèque euh... il était

toujours plongé dans les livres, il posait beaucoup de questions euh... une bonne relation avec les élèves, euh... donc euh... donc oui, il conjuguait un peu tout quoi (rire)... Et après euh voilà, il y avait des bons éléments, comme Lamine (père chauffeur de taxi, mère agent de service) qu'avait des difficultés de comportement, mais qu'était très brillant euh... et qui, et qu'il fallait vraiment

nourrir et euh emmener le plus loin possible, quoi. Donc euh... et qui... on

voilà. Des enfants très motivés euh très investis dans leurs... dans leurs apprentissages, dans leur travail (…) C'est des enfants qui sont actifs dans la classe et qui euh interagissent à l'oral avec l'adulte, avec les autres enfants... et qui subissent pas l'école en fait. Et je pense que pour eux... ben c'est nettement plus agréable. Pour la maîtresse aussi, forcément. (…) Et il y a des enfants pour qui ça se fait et d'autres... pour qui c'est plus difficile. Mais ceux que

j'appellerais « brillants », c'est ceux euh... c'est ceux qui... qui captent très vite, qui travaillent euh de façon autonome, qui voient ce qu’il y a à faire, euh (silence)... qui euh réinvestissent... ce qu’ils ont appris… qui font le lien

entre les choses aussi. Enfin, il y en a c'est assez euh... euh intéressant de voir que... ils convoquent des choses qu'ils ont déjà vécu. »

- Question : Est-ce que vous pouvez me donner un exemple concret, là ?

- Enseignante : « Euh... hum (silence)... Ben par exemple, dans la compréhension d'albums, c'est flagrant... ceux qui peuvent nous dire, mais même d'eux-mêmes, sans qu'on... sans qu'on les sollicite euh : « c'est marrant cette histoire, ça me fait penser à telle histoire ». (Silence) Parce que même personnage, parce que même structure de récit, parce que même lieu, enfin... (…) Donc ça c'est... c'est des enfants qui... oui qui sont vifs, quoi, qui sont,

qui sont… intelligents quoi quelque part. Mais après il y a une espèce

d'intelligence euh scolaire, et puis une intelligence qui sort du cadre scolaire, je trouve. On sent des enfants qui dans le cadre scolaire sont appliqués, sont consciencieux, font bien leur travail euh ont le souci de bien faire euh... donc c'est une espèce d'intelligence scolaire, (…) (en souriant) ils sont dans un espèce de contrat où ils ont compris ce que... ce qu'attend d'eux la maîtresse. Et dès qu'on entre dans des choses un peu... moins scolaires par exemple, ils peuvent être un peu perdus, ou... ou ils font moins appel à du bon sens »

- Question : Par exemple ?

- Enseignante : « Ben ça peut être en sorties, par exemple (elle souffle), j'ai pas d'exemple précis donc c'est... (…) on sent des enfants qui dans des situations plus... plus singulières, ou moins courantes, vont... vont être plus déstabilisés, vont moins s'adapter en fait. Je pense que l'adaptation c'est vraiment ... un

critère important euh... de, de... d'une forme d'intelligence. Clairement, enfin

les enfants qui s'adaptent euh facilement euh... à... au cadre dans lequel ils sont euh la personne qu’ils ont en face d'eux, enfin il y a aussi une question d'éducation et de, de... de normes sociales et structurantes, qu’ils ont ou qu’ils ont pas, mais... c'est une forme d'intelligence aussi je pense » (Extrait d’entretien

avec l’enseignante d’une classe à double niveau, moyenne et grande sections, d’école maternelle)

2. « Passance » des élèves et valeur des êtres

Mais il y a plus, car ce processus de naturalisation « des êtres » est aussi, pour Beauvois, un processus de naturalisation « des utilités », c’est-à-dire de la valeur (symbolique, sociale, économique, etc.) des conduites et de leurs auteurs. Non seulement, comme il l’écrit, « L’utilité des conduites est ainsi transformée en une caractéristique individuelle supposément descriptive : ne pas passer pour un bois devient être un bois non passant. L’utilité des conduites, par un tel subterfuge, est devenue la nature des êtres. » (Beauvois, 1984, p. 174) ; mais ce subterfuge est plus généralement « un processus de naturalisation des utilités. Par ce processus, les utilités propres à un arbitraire sociologique se parent des vertus de la nature psychologique présupposée universelle. Dire (…) d’un gosse qu’il est doué pour la lecture revient à dire que c’est l’expression de sa nature que de lire sur un banc d’école. » (Ibidem, pp. 174-175) ou, si l’on préfère, qu’il est fait pour ça. En d’autres termes, cela revient à évaluer la valeur (sociale, symbolique, économique) d’une conduite sociale et à attribuer celle-ci à la nature de son auteur. La « qualité » définie d’une posture ou d’une conduite devient la « qualité » de son auteur. On comprend ainsi que les conduites scolaires d’élèves puissent déboucher sur des portraits individuels, définissant les qualités individuelles, les attributs personnels, les traits de personnalité, la valeur cognitive et même physique des élèves.

C’est ainsi que Marin (père ingénieur, mère infirmière) est dépeint comme « très vivant », « sympathique », « intelligent », « bon élève », « facile », comme s’intéressant à « beaucoup de choses » et comme « physiquement magnifique » ; que, pour son enseignant, Clotilde (père consultant en informatique, mère souscripteur d’assurances) est une enfant « ouverte », « intelligente », qui « s’intéresse à tout » ; que Line (mère directrice marketing) est « une très bonne élève », qui a « un bon rapport à la vie », est « heureuse », « bien dans sa tête », « dans sa peau », et « fait plaisir à voir » ; ou que Florine (père consultant informatique, mère directrice de formation), qui est une « très bonne élève », est « très vivante », « formidable au niveau intellectuel ». De même, toujours selon la même logique, Paul-Antoine (père directeur logistique, mère déléguée médicale

spécialisée) est un « élève moyen », qui « manque de maturité », « pense surtout à jouer », « fait le bébé » ou « celui qui ne comprend pas », « l’école ne l’intéresse pas ». Valériane (père cadre supérieur, mère conseil en propriétés industrielles), pour sa part, est « un garçon manqué », « un bébé » tandis que Nathan (père ingénieur, mère enseignante) est « rigolo », vit « dans l’imaginaire », est « un peu fainéant », que Solène (père machiniste, mère formatrice) « ne grandit pas », « est en retard sur tout », est « lente », que Nathalie (père cadre d’assurance) et Célina (mère comptable) sont « des très bonnes élèves », mais sont « un peu formatées », « lisses », « parfaites ». Enfin, Syntia (père livreur, mère coiffeuse) est « une grande timide » qui « manque de confiance », au « caractère effacé ». Au regard du discours et des catégories de perception, on est frappé à la fois par le fait que les élèves sont plus souvent qualifiés du point de vue de leur personnalité que du point de vue de leur qualité scolaire, et par le glissement qui s’opère dans le regard des enseignants qui, détourné des apprentissages eux-mêmes, semble se fasciner pour la psychologie des élèves (Leyens & Scaillet, 2012).

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