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Marie Henry racontée

1 Les sources directes

1.1 Les peintres

Nous disposons seulement de quelques photographies de Marie Henry lorsqu’elle est âgée.

Si ces dernières nous permettent de mettre un visage sur son nom, deux portraits de l’aubergiste nous renseignent sur son allure et ses

vêtements.

La première toile ci-contre a été peinte par l’amant de Marie Henry, Meyer de Haan, en 1889. Elle a alors trente ans. Il s’agit d’un portrait qui représente l’aubergiste assise allaitant Léa, sa première fille149. Sabine Roch décrit le cadre très épais peint par Paul Gauguin dans lequel il sculpte une gigantesque marguerite au milieu de laquelle se trouve un cœur jaune. Le cadre est peint en rose pâle150. C’est une toile que Marie Henry garde toute sa vie auprès d’elle et qu’elle lègue ensuite à sa fille Léa, la mère de Sabine Roch.

Meijer de Haan, Maternité, 1889, Huile sur toile, 72 x 59,5 cm, collection particulière.

Sur cette toile, Marie Henry ne porte pas de coiffe. Elle revêt un veston noir duquel dépasse ce qui semble être une chemise de corps blanche. Ses cheveux sont relevés. Ce sont la chaumière et la meule de foins se trouvant à l’arrière-plan qui permettent de nous situer dans un monde rural.

Dans Femmes de Bretagne images et histoire, cette toile permet de lier le chapitre traitant des bretonnes au travail dans la revolution industrielle et celui de l’image des femmes en Bretagne. Dans cet

149 Dans le manuscrit qui relate les souvenirs d’Henri Mothéré, il est précisé que « la place d’honneur était occupée au centre par le grand portrait de la propriétaire peint par Meijer de Haan. Cette toile avait excité au plus haut point l’admiration de Gauguin qui pourtant n’en était pas prodigue. Pendant son exécution il en demandait constamment des nouvelles à De Haan qui ne voulait le lui montrer qu’après l’avoir complétement terminé. Lorsque ce moment fut arrivé, le maître fut vivement frappé de l’œuvre de son élève. Il s’installa devant elle et resta très longtemps à la contempler. Ensuite, il lui confectionna un cadre qu’il décora de sa main. Puis il la suspendit à l’endroit le plus en vue de la salle. » dans Gauguin et son temps , souvenirs d’Henri Mothéré recopiés par Charles Chassé.

Archives de la Maison Musée du Pouldu.

150 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu. La toile a perdu son cadre qui s’est détérioré lorsque Sabine Roch le conservait encore chez elle.

45 ouvrage, il est précisé : « Meyer de Haan a

donné, en faisant le portrait de Marie Henry, aubergiste au Pouldu, une des plus belles images à la maternité qui doit au XIX eme siècle. L’absence de connotation locale dans cette représentation frappe alors que le tableau d’Eugène Fines montre un lieu, une pratique et un costume beaucoup plus typé comme tendeent à le faire la majorité des quitte le Pouldu au début de l’année 1890,

Paul Gauguin, Portrait de femme à la nature morte de Cézanne, 1890 65 x 55cm, J.Winterbotham Collection,Chicago, Art Institute.

il passe brièvement à Pont-Aven et part à Paris. Là, il s’installe chez Claude-Émile Schuffenecker.

Il revient au Pouldu en juin. C’est peut-être à la fin de l’été ou au début de l’automne que le peintre produit cette toile. Le portrait présenté ci-contre est une mise en abime : au second plan se trouve Compotier, verre et pomme de Paul Cézanne152. Cette nature morte est donc précieuse aux yeux du peintre, pourrions-nous y voir une allusion à la négociation qu’entreprend Marie Henry avec le peintre durant cette période ? Paul Gauguin a déjà refusé précisément 300 francs pour la vente de ce tableau, c’est-à-dire la même somme qu’il doit à l’aubergiste. Aussi, a-t-il peint de mémoire cette nature morte ainsi que la femme supposée être Marie Henry ainsi qu’il en est d’usage dans les codes synthétistes ? Cela expliquerait la ressemblance partielle avec le portrait peint par Meijer de Haan.

Sur la toile ci-dessus, la modèle confronte le peintre du regard. L’expression est radicalement différente : les lèvres sont pincées, le regard est noir, haineux. Une fois encore, la modèle ne porte pas de coiffe, les cheveux sont ramassés en chignon. Les vêtements portés sont loin du costume

151 CROIX Alain et DOUARD Christel, Femmes de Bretagne images et histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p.103.

152 Paul Gauguin s’exprime sur la valeur de cette toile, une des seules qu’il n’a pas encore vendu de sa collection : « Le Césanne que vous me demandez est une perle exceptionnelle et j’en ai déjà refusé 300 francs : j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux et à moins de nécessité absolue je m’en déferai après ma dernière chemise. Du reste quel est donc le fou qui se paierait cela — Vous ne m’en dites rien. » Lettre de Gauguin à Schuffenecker, [Pont-Aven, début juin 1888] ; Merlhès Victor (éd.), Correspondance de Paul Gauguin, Paris, fondation Singer-Polignac, 1984, 561 pages, n° 147, p. 182

46 traditionnel breton : ils ressemblent davantage à ceux d’une femme de la ville. L’influence parisienne est donc perceptible dans son allure.

Marie Henry marque alors une double rupture : en s’affirmant par le vêtement, en s’appropriant des codes bourgeois, elle rompt les codes d’une société fédérée notamment par le costume traditionnel. Outre le facteur géographique, la fonction est aussi déterminante dans la façon dont les femmes portent la coiffe : la coiffe de travail n’est pas la même que pour la coiffe de fête ou de deuil. La classe sociale est aussi signifiée par la coiffe : celle d’une artisane sera différente de celle de la paysanne ou de la bourgeoise, attestée en Haute Bretagne dès la fin du XIXeme. Enfin la coiffe peut aussi être un marqueur des différents âges de la vie d’une femme : l’enfant, la jeune fille, la femme mariée, et la veuve153. Refuser de porter la coiffe, c’est donc refuser d’endosser les rôles qui lui sont assignés. Marie Henry s’affranchit de cette tradition.

Outre ces représentations, Jan Verkade154 dans son autobiographie décrit son arrivée à la Buvette de la Plage :

« Tout près de la plage se trouvait une auberge isolée, l’auberge de Marie Poupée, comme on appelait généralement la patronne. […] Lorsque je descendis devant l’auberge, une femme d’une trentaine d’années vint à ma rencontre ; elle était grand et forte, de tenue négligée. Ses cheveux noirs formaient comme un casque sur la tête ; deux yeux noirs éclairaient un visage rude et énergique. Je me présentais comme un ami de Gauguin, de de Haan et de Sérusier ; cela lui parut lui faire plaisir, mais elle regretta de ne pas avoir une seule chambre de libre. Je lui dis que certainement il y avait bien une petite place dans la maison où je pourrais passer la nuit. Je n’avais pas besoin de grand-chose. Sur quoi elle disparut. Elle ne tarda pas à revenir, et me pria d’entrer dans la salle à manger. Les peintres Drahtmann155 et Maufra se présentèrent à moi. À la mode bretonne, ils m’offrirent un petit verre de liqueur qu’après l’expérience que je venais de faire, j’aurais volontiers refusé, puis je mangeais avec eux. Il fut convenu que, provisoirement, je dormirais dans la salle à manger, jusqu’au départ d’un anglais, de sa tante et de sa nièce, départ qui ne tarda pas. Au bout de quelques jours, on me donna une jolie petite chambre et je me sentis tout à fait chez moi. La patronne n’avait pas une passion hollandaise pour la propreté, mais elle avait bon cœur et faisait une cuisine excellente. »156

153 MUSSAT André, Les coiffes bretonnes du XIXe siècle dans la vie et dans l'art, dans Annales de Bretagne. Tome 70, numéro 4, 1963. p.528

154 Jan Verkade (1868-1946) est un peintre hollandais issu d’une famille bourgeoise protestante. Il rejoint Meijer de Haan à Paris qui l’introduit à Paul Sérusier en 1891. Ce dernier l’initie aux théories des Nabis et le peintre séjourne ensuite à Pont-Aven, Huelgoat pour finalement rejoindre le Pouldu où il se lie d’amitié avec Maxime Maufra et Charles Filiger. Au contact de ce dernier, il aborde des thèmes de plus en plus religieux dans ses toiles et se décide de se convertir au catholicisme en 1892. Dès 1894, le peintre s’installe au monastère bénédictin de Beuron en Allemagne. Il se consacre alors à des décorations d’église tout en restant lié à Paul Sérusier.

155 Surnom de Charles Filiger.

156 VERKADE Jan, Le tourment de Dieu. Étapes d’un moine peintre (traduit par Marguerite Faure), Paris, 1926, p.113-114.

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Sur cette photo de famille se trouve de gauche à droite :

Louis Lollichon, Léa Lollichon, Henri Mothéré, Marie Henry tenant l’èpaule de la sœur de Sabine, Sabine et son frère, La Passiflore, 1929. ©collection particulière

Par cette description, nous comprenons une fois encore que Marie Henry ne porte pas de coiffe :

« ses cheveux noirs formaient comme un casque sur la tête. ». Le peintre a déjà visité Pont-Aven et Huelgoat, il sait comment se parent les bretonnes. La « tenue négligée » auquel il fait allusion est-elle en comparaison à l’allure des autres bretonnes ? Un autre élément témoigne du fait que Marie Henry se moque des conventions : elle

« n’a pas une passion hollandaise pour la propreté », ce qui souligne le fait qu’elle tient son auberge comme

Sur l’allure de sa grand-mère, Sabine Roch raconte ses souvenirs. Elle passe ses étés en sa compagnie à La Passiflore. Elle se souvient du large béret de pêcheur bleu marine en feutre que Marie Henry porte pour protéger sa tête du soleil. Une allure qui ne passe pas inaperçue : « c’était une originale, à Toulon, elle se faisait remarquer, ce n’était pas courant

de voir une bonne femme avec un grand béret d’homme breton. »158

Jamais Sabine Roch n’a vu sa grand-mère habillée en bretonne. Si Henri Mothéré se passionne pour le mobilier breton, Marie Henry est indifférente à sa culture et ses traditions159. Elle se souvient de la tenue que porte sa grand-mère pour recevoir. C’est une longue robe en velours anglais noisette qui lui tombe jusqu’aux chevilles qu’elle a l’habitude d’assortir d’une étole en dentelle noire de Chantilly. Sabine Roch reste marquée par la singularité de l’expression du visage de sa grand-mère. Elle l’a connu portant toujours des longs cheveux séparés d’une raie au milieu

157 Apportons néanmoins une nuance à ce propos en considérant que l’appréciation de la propreté est une donnée subjective et donc relative.

158 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu.

159 Ibid.

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Paul Gauguin, Mimi et son chat, 1890, gouache sur carton, 17,6 x 16 cm, collection privée.

ramassés dans un chignon par un bandeau. Jamais elle n’a vu sa grand-mère chanter160, ni broder.

Des qualités qu’elle développe auprès des Ursulines dans sa jeunesse. Selon Sabine Roch, son mépris est tel pour l’art ménager que les Ursulines s’évertuent à inculquer aux pensionnaires, qu’elle enfouit tous les souvenirs la ramenant à cette période. Tant qu’elle le peut, elle cultive un grand potager dans lequel elle aime passer tout son temps lorsque

la saison le permet.

Elle fait pousser tous les ingrédients qui lui permettent de façonner une « cuisine excellente161 » que Sabine Roch n’est pas la seule à mentionner162. Marie Henry passe sa vie accompagnée d’un´e ou plusieurs chat´te´s. Que cela soit à la Buvette de la Plage, comme le représente Paul Gauguin dans la gouache ci-contre, à Clec’h Burtul ou à la Passiflore, Marie Henry aime la compagnie des chat´te´s. Sa dernière

chatte s’est laissée mourir de chagrin peu après le départ de sa maitresse, nous apprend Sabine Roch. Enfin, nous apprenons que Marie Henry est très économe : elle a le sens de l’argent163.

Au moment où Virginie Gorrec164 réalise cet entretien, Sabine Roch à 87 ans. Elle évoque les souvenirs qui la lie à sa grand-mère, mais ce qu’elle connaît de sa vie, c’est sa mère Léa Lollichon qui lui raconte. Néanmoins, Sabine Roch conserve le souvenir d’une grand-mère « excessivement affectueuse et intéressée uniquement par ses petits-enfants et Léa, je ne l’entendais ni parler d’Ida, ni de nos cousines.

Nous étions huit cousin´e´s et très rarement ensemble. Elle voulait savoir ce qu’on aimait manger. Elle nous faisait des crêpes. Elle était solitaire et ne fréquentait personne, d’ailleurs la maison était isolée à Toulon. »165 Et pour cause : Marie Henry a une relation très différente avec ses deux filles. La première est issue d’un grand amour dont elle accouche seule dans son auberge. La seconde naît d’une aventure. Elle peut davantage anticiper son accouchement que durant sa première grossesse. Elle fait le choix

160 Ainsi que mentionné aussi dans l’entretien entre Ida Cochonnec et Wladyslawa Jaworska, Marie Henry a raconté à ses deux filles qu’une sœur Ursuline avait remarqué sa voix. Cela lui a valu de chanter de nombreuses fois en soliste à la chapelle, à l’occasion de pardons.

161 Ibid.

162 Souvenons-nous à ce propos de l’extrait de l’autobiographie de Jan Verkade mentionné plus haut.

163 Ibid.

164 Virginie Gorrec est l’ancienne directrice de la Maison Musée du Pouldu. Elle réalise cet entretien chez Sabine Roch à Toulon en 2011. Cet entretien a pour objectif de faire progresser l’historiographie sur Marie Henry en même temps que d’obtenir plus d’information pour le remaniement de la reconstitution de la Buvette de la Plage.

165 Ibid.

49 d’accoucher avec l’aide d’une sage-femme, Marie Josephe Péron166 à la maternité de Lorient167. Marie Henry met aussitôt sa fille en nourrice. Pour la plupart des femmes enceintes, l’accouchement auprès d’une sage-femme représente la meilleure solution : elles gardent le secret mais attestent que l’accouchement n’a pas été clandestin. Les femmes de la campagne qui le peuvent vont donc à la ville mettre leur enfant au monde et « la femme qui les a assistés s’occupe de mettre l’enfant en nourrice ou aux Enfants Trouvés.168». Selon Sabine Roch, ce choix n’est pas seulement pragmatique : il répond aussi à un désir d’éloigner l’histoire qui la lie aux peintres qui lui occasionne des blessures. Elle souhaite continuer à se consacrer entièrement à l’éducation de Léa, qui a presque deux ans et demi.

Sabine Roch explique : « Ma grand-mère était furieuse d’avoir Ida. Il a fallu que cela soit mon grand-père169, quand ils se sont installés à Kerfany qui a exigé de reprendre Ida chez la nourrice. Il était très malheureux de voir la préférence que ma grand-mère avait pour Léa. C’est lui qui a été chercher Ida, mais ma grand-mère ne voulait pas la voir. C’est lui qui s’en occupait. »170 Meijer de Haan peint Maternité une année avant la naissance d’Ida. Elle refuse cette fois-ci la maternitê avec l’enfant issu de sa liaison avec ce peintre.

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