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Marie Henry (1859-1945) : une bretonne en quête d'émancipation

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Charles Mallaurie

Sous la direction de Bard Christine

Membres du jury Bard Christine | PU Université d’Angers Gautier Arlette | PU Université de Brest

Soutenu publiquement en septembre 2020.

Marie Henry

(1859-1945)

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Mes premiers remerciements vont à Madame Christine Bard, professeure en histoire contemporaine à l’université d’Angers pour l’enthousiasme porté au sujet de ce mémoire. Merci pour son aide et ses conseils.

Merci à Arlette Gauthier, professeure de sociologie d’avoir accepté de faire partie du jury.

Merci aussi à Maud Naour, directrice de la Maison Musée du Pouldu, pour m’avoir accompagnée dans ces recherches. Merci également à Anne Bez, documentaliste du musée de Pont-Aven et au personnel des Archives Départementales du Finistère.

Enfin, merci à toutes les personnes qui ont contribué de près ou de loin à ce mémoire : Céline Ader, Jeanne Billot, Elena Guyader, Arthur Grand,

Vincent Le Galloudec, Manon Garandeau, Ghislaine Huon et Virginie Gorrec.

REMERC IEMEN T S

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Sommaire

Introduction 1

La vie de Marie Henry 8

1 1859-1880 : De l’enfance à la majorité. 9

1.1 La petite enfance 9

1.2 Grandir au couvent des Ursulines 14

1.3 Début de la vie active 17

2 1880- 1891 : L’ascension 18

2.1 « Monter » à Paris 19

2.2 La Buvette de la Plage 22

2.3 L’auberge au temps des peintres 27

3 1892- 1945 : Devenir transclasse 34

3.1 La collection Marie Henry 34

3.2 Vivre à Clec’h Burtul 37

3.3 Fin de vie à Pierrefeu-du-Var 41

Marie Henry racontée 42

1 Les sources directes 44

1.1 Les peintres 44

1-2. Sa petite fille Sabine Roch 47

1.3 Sa seconde fille Ida Cochonnec 49

2 Les sources contemporaines 51

2-1. La littérature 51

2-2. Les biographes des peintres 59

2-3. Le sobriquet « Marie-Poupée » 62

Conclusion 66

Bibliographie 68

Table des Illustrations 68

Annexes 75

Annexe 1 Plan de la Buvette de la Plage. 75

Annexe 2 Vue développée de la salle à manger. 76

Annexe 3 Extrait d’un passage de l’autobiographie d’André Gide Si le grain ne meurt, 1927. 77

Annexe 4 Description de la salle à manger par Maxime Maufra. 78

Annexe 5 Correspondance entre François Norgelet, intermédiaire de la galerie Barbazanges et Marie Henry. 79 Annexe 6 Extrait du texte de Marie Le Drian, Marie Henry Gauguin et les autres, 2003. 84

Table des Matières 94

Résumé 96

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« Ni la biographie, ni l’Histoire n’ont un mot à dire de cela. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer […]. » 1

Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929.

« Pourquoi vous vous intéressez à la vie de ma grand-mère ? C’est juste une femme comme les autres. » 2

Sabine Roch, petite fille de Marie Henry, 2011.

1 « No biography or history has a word to say about it. And the novels, without meaning to, inevitably lie. All these infinitely obscure lives remain to be recorded […]. » citation originale du texte de Virginia WOOLF, A Room of One’s Owm, 1929, traduit de l’anglais par Clara Malraux, Paris, édition 10/18, 2017, p.134.

2 Entretien entre Virginie Gorrec et Sabine Roch, enregistrements archivés à la Maison Musée du Pouldu, Toulon, 2011.

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1

Introduction

« Une vraie biographie est d’abord la vie d’un individu et la légitimité du genre historique passe par le respect de cet objectif : la présentation et l’explication d’une vie individuelle dans l’histoire ».3 Il y a diverses manières de composer la biographie d’une personne. Par exemple, dans Le monde retrouvé de Louis- François Pinagot, Alain Corbin utilise le procédé de la caméra subjective. En effet, on ne voit jamais son personnage, en revanche on voit ce qu’il a vu, y compris la seule trace qu’il ait laissé dans les archives : une croix sur un registre de délibérations du conseil municipale de son village4. Robert Bartiett définit dès les premières lignes de la biographie qu’il écrit au sujet de Gerald of Wales les orientations de la nouvelle biographie historique : « Certes, le but principal d’une étude biographique est d’évoquer un individu, mais on ne peut le faire sans parler à tout moment du monde dont cet individu a été l’habitant.

La grande priorité, dans une étude de ce genre, reste de rechercher ce qui a formé tel homme ou telle femme, et dans quel rapport il ou elle a été avec ce monde-là ; mais, chemin faisant, on s’efforcera nécessairement d’en venir à des énoncés généraux. » 5

La microstoria ou dans sa traduction française, la microhistoire est un courant historiographique dont la méthode utilise le jeu d’échelle. En effet, en réduisant l’échelle d’observation à un village, une famille ou un individu, cette histoire fait alors l’expérience de la singularité, de l’exception, dont l’ambition est de sortir de la norme en déconstruisant les catégories familières - et parfois contraignantes - de la macrohistoire6. Comme le rappelle Carlo Ginzburg, un des historiens pionniers de la microhistoire : « Que les recherches de micro-histoire choisissent si souvent comme objet d’étude les thèmes du privé, du personnel et du vécu, ceux-là même que privilégie avec tant de force le mouvement féministe, ce n’est nullement une coïncidence puisque les femmes constituent sans aucun doute le groupe qui a payé le tribut le plus lourd au développement de l’histoire des hommes. » 7 Précisément, l’histoire que nous nous apprêtons à retracer peut s’y inscrire.

3 LE GOFF Jacques. « Comment écrire une biographie historique aujourd'hui ? », Le Débat, vol. 54, no. 2, 1989, p.50.

4 Op.cit AVEZOU Laurent, La biographie. Mise au point méthodologique et historiographique. Hypothèses, vol. 4, no. 1, 2001, pp. 13-24.

5 LE GOFF Jacques. « Comment écrire une biographie historique aujourd'hui ? », Le Débat, vol. 54, no. 2, 1989, p.51.

6 Op.cit. LE COQ Aurélien, « Compte-rendu de la journée d’études « Microhistoire et pratiques historiennes. Échelles, acteurs, formes narratives », Marne la Vallée, 11 mai 2012 », Memini [En ligne], 15 | 2011, mis en ligne le 16 juillet 2013, consulté le 25 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/memini/419

7 GINZBURG Carlo, et PONI Carlo Poni. « La micro-histoire », Le Débat, vol. 17, no. 10, 1981, p. 133-136.

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2 La question est de savoir qui écrit une biographie sur qui et quelle en est la pertinence.

Quelle est aussi, la situation des points de vue (socio-économique, politique, genre) qui transparaissent ? La ou lesquelles de ces catégorisations le ou la traceur·euse d’histoire partage avec la personne sujet et comment nous questionnons, en les restituant elle-même, les données recueillies ou l’absence de données ? La biographie d’Honoré de Balzac par Titiou Lecoq qu’elle intitule Honoré et moi illustre cette problématique. En effet, le « moi » inclus dans le titre pose et affirme fermement qu’un propos est toujours situé. Si des dizaines de biographies sur cet auteur ont déjà été publiées, aucun ne tente véritablement d’expliquer la raison pour laquelle, selon Titiou Lecoq « il s’était terré à l’autre bout de Paris, dans ce petit appartement […] l’exemple de Balzac invite sérieusement à relativiser les grandes citations sur l’échec et la réussite […] il a su évoquer la terrible frustration que produisent le manque d’argent, l’envie que l’on peut éprouver devant la vie des riches et quel compromis moral on est prêt à faire pour y goûter. » 8 Donc il est intéressant d’examiner l’étude des archives des comptes d’Honoré de Balzac afin de comprendre la personne qu’il fut. Voir au-delà de la figure construite du surhomme, du génie artistique par l’étude de ce qu’elle dissimule d’humain et d’ordinaire, tant chez le sujet que chez ses biographes, est l’enjeu principal de la biographie de l’autrice. Tout au long de son ouvrage, elle compare ses recherches et observations avec celles de Stefan Sweig, qui déplore entre autres le fait qu’Honoré de Balzac ait écrit dans un objectif avant tout alimentaire9. À plusieurs reprises l’autrice se réfère à Stefan Sweig afin d’illustrer la façon dont les nombreuses lettres et archives concernant Honoré de Balzac sont interprétées et instrumentalisées. Prenons la relation de Balzac à sa mère qu’il a toujours diabolisé : « Ma mère est la cause de tous les malheurs de ma vie. ». Selon Titiou Lecoq, les biographes aiment citer ces extraits, plus rarement en donner le contexte. Par exemple, elle évoque le portrait de Stefan Sweig : « le plus bouillonnant de misogynie, c’est Stefan Zweig, pour qui elle

« a une fâcheuse disposition à se sentir sans cesse malheureuse ». (Il n’envisage pas une seconde qu’elle ait pu être réellement malheureuse.) Elle « présente, sous toutes les couleurs miroitantes de l’hystérie, le type déplaisant de la femme toujours offensée. Elle ne se sent assez aimée, assez respectée, assez honorée de personne dans la maison ».

Alors qu’il fait un portrait élogieux du père, à elle Zweig ne pardonne rien. » 10 Or, c’est une tout autre version que l’autrice découvre à travers ses recherches et raisonnements. Bien loin de s’en tenir aux faits, Stefan Sweig pose des jugements de valeurs définitifs baisés dénaturant l’information et qui en disent moins sur le sujet de la mère de Balzac que sur lui-même dans son propre temps.

8 LECOQ Titiou, Honoré et moi, Paris, édition Iconoclastes, 2019, p.5.

9 Ainsi que le souligne l’autrice : « Balzac désacralise l’écriture et c’est insupportable aux yeux de certains. »

10Ibid, p.14.

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3 Honoré de Balzac est un auteur qui a été proche des femmes dans sa vie privée11.On ignore trop souvent la part qu’elles ont pris dans son processus de création. Ainsi que le rappelle l’autrice :

« Honoré se livrait à sa sœur, à ses amantes et à quelques amies, comme Zulma Carraud. Elles s’épanchaient en retour sur leurs propres malheurs, leurs doutes, leurs difficultés […] c’était également avec elles qu’il échangeait des idées, qu’il discutait, qu’il argumentait. Ses livres étaient relus avant tout par des femmes. On ne dira jamais suffisamment l’importance du travail de correction que fit Mme de Berny […] Il est l’un des rares à avoir réussi à s’échapper du regard masculin pour faire exister de véritables personnages féminins, ce qui à l’époque lui valut évidemment d’être taxé d’immoralité. Les femmes devaient être vertueuses, il fallait leur donner des modèles de conduite en littérature, pas ces héroïnes en colère, révoltées, pleines de doutes que Balzac a racontées. » 12

Titiou Lecoq, en expliquant cela, participe à la désinvisibilisation de ces femmes qui ont aidé, soutenu corrigé le travail d’Honoré de Balzac.

L’étude de la vie de Marie Henry par le prisme de la microhistoire, la question du point de vue situé de la biographie et des données recueillies sont autant de questions explorées à travers cette étude de cas. De cette façon, nous espérons participer à la désinvisibilisation de Marie Henry.

État de l’art

Ce que nous savons d’elle, ce sont des historien·nes de l’art qui nous le racontent en filigrane à travers la biographie des peintres et les ouvrages sur le synthétisme13. Les traces de son existence, de son influence et de son importance ne sont visibles qu’à travers sa relation à Meijer de Haan et Paul Gauguin, le rôle joué par son auberge dans la formation du synthétisme et de la collection d’œuvres qu’elle acquit par la suite. L’histoire de Marie Henry n’existe pas pour elle- même : si le parcours de cette femme est évoqué ce n’est que pour éclairer et servir l’histoire de ces hommes. Ces derniers, en effet, se sont inscrits dans l’histoire de l’art par leur façon innovante de peindre ; cette activité nécessite du temps, une disponibilité totale qui ne peut advenir que sous certaines conditions que définit la patronne. Pourtant les ouvrages n’insistent pas sur l’importance

11Ibid, p.66.

12 Ibid, p.67-70.

13 Le synthétisme a été établi par Louis Anquetin et Émile Bernard, qui ont, les premiers, utilisé le cloisonnisme (une technique picturale consiste en le fait de séparer les motifs d’un trait plus foncé sur la toile). C’est au contact de ce dernier que Paul Gauguin s’approprie la technique. Les peintres synthétistes utilisent une palette de teintes plus vives, des couleurs chaudes par lesquelles ils font apparaître le sujet des toiles, qu’ils ne disposent pas selon les codes académiques, mais en s’inspirant des estampes japonaises. À la différence des impressionnistes, les synthétistes ne vont plus « peindre sur le motif », c’est à dire en dehors de l’ateliers, mais peindre de mémoire, en retranscrivant la scène, installés dans l’atelier.

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4 de ces conditions : les peintres ont besoin d’un endroit tranquille, spacieux, où ils peuvent manger, boire, dormir, peindre, et ce à moindre coût, en s’affranchissant de toutes formes de contraintes.

C’est l’aubergiste qui assure par son travail les conditions de la création des peintres. Cette situation illustre ce qu’écrit Gisela Bock dans son article « défier les dichotomies »14 : la vie publique des hommes repose sur le travail domestique des femmes.

L’historiographie comprend les archives de la Maison Musée du Pouldu, qui comprennent les enregistrements de Sabine Roch, une de ses petites filles, les souvenirs d’Henri Mothéré, son dernier compagnon et l’entretien que mène Wladyslawa Jaworska avec Ida Cochonnec, sa seconde fille. Sa maternité, son installation à Clec’h Burtul et sa vie domestique sont mentionnés dans les enregistrements, tandis que les souvenirs d’Henri Mothéré nous permettent de mieux comprendre la nature et le fonctionnement de la Buvette de la Plage, la description figurant dans l’autobiographie de Jan Verkade et deux portraits de Marie Henry par Meijer de Haan et Paul Gauguin nous renseignent davantage sur son apparence. Si des auteur·ices ont déjà écrit la biographie d’autres aubergistes (Marie-Jeanne Gloanec15 et Julia Guillou16) qui fréquentaient ces mêmes peintres, personne n’a encore écrit la biographie de Marie Henry (ce qui pourrait notamment s’expliquer par le fait que le Pouldu, territoire sur lequel elle fait construire l’auberge, en tant que nouveau foyer artistique des peintres synthétistes est bien moins reconnu que Pont- Aven du point de vue de l’histoire de l’art). Elle n’a pas laissé de journal, rien qui ne provienne directement d’elle. Dans cette historiographie, Marie Henry est introduite dans un récit en qualité d’adjuvante secondaire, voire de spectatrice.

Méthodologie

Ce mémoire a pour ambition de retracer la vie de Marie Henry en ne la limitant pas à l’histoire qui subordonne celle des peintres au Pouldu, mais en l’inscrivant dans une autre histoire qui valorise le travail de l’ombre. Il se nourrit de la conviction que, comme Françoise Thébaud l’écrit : « Rendre les femmes visibles, c’est en effet briser le miroir déformant des mythes qui entourent la féminité et partir à la recherche des femmes réelles, des femmes en action, les replacer dans leurs contextes historiques, faire surgir leur statut, leurs travaux, leurs joies et peines, leurs combats. C’est faire des femmes, immense travail, des sujets

14 BOCK Gisela, « Les dichotomies en histoire des femmes : un défi », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 32 | 2010, 53-88, disponible à l’adresse : https://journals.openedition.org/clio/9818, consulté le 20 mars 2020.

15 LE BRUN Roger, Marie-Jeanne Gloanec, Bannalec, éditions de Bannalec, les Amis du Musée, 1996.

16 RIVET DAOUDAL Fernande, Mademoiselle Julia, Bannalec, Éditions de Bannalec, les Amis du Musée, 2006.

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5 historiques à part entière. C’est se donner un passé, c’est retrouver la mémoire. » 17 . Rendre visible, tangible, et donner la place à l’influence et l’importance de Marie Henry font partie intégrante du projet de ce mémoire. En forgeant le terme herstory, les anglophones répondent à history, cette discipline qui « ne connaît que les hommes et les activités masculines. » 18 L’herstory permet une approche féministe du passé et prend en compte le point de vue et le rôle des femmes. Somme toute, par la microhistoire, il s’agit de produire une herstory de Marie Henry en citant et rassemblant les différentes sources.

Participer à la désinvisiblisation des femmes dans l’Histoire, valoriser le travail de l’ombre est une dimension de ce mémoire. Comment écrire la vie de Marie Henry en l’inscrivant dans une histoire de l’émancipation des femmes bretonnes en constitue une autre dimension. Écrire la biographie d’une femme, c’est en effet « tenter de faire apparaître quand, comment, dans quel langage et au sein de quels rapports sociaux sont possibles individuation et émergence d’une subjectivité. » 19

Grâce au prisme du genre, il est possible de nous rendre compte de la façon dont les femmes, par la socialisation dans des domaines aussi variés que le travail, l’éducation ou encore la famille habitent un territoire et une culture. Adopter ce point de vue, c’est donc porter une attention particulière à la condition spécifique des femmes. Dans notre étude de cas, le parcours d’une bretonne qui s’illustre dans un rapport spécifique à la classe et au genre. Que signifie « s’émanciper » pour une bretonne au XIXeme siècle ? Il s’agit de se libérer, se dégager d'une dépendance morale.

S’émanciper c’est sortir d’un statut de minorité, d’une situation de subordination ou d’une forme de servitude, c’est aussi se libérer des préjugés, et notamment de « l’emprise de la religion, plus probablement d’ailleurs de l’encadrement étouffant des appareil religieux, du pouvoir des « prêtres »20. Marie Henry s’en affranchit aussi, au sein d’un territoire pourtant très pieux. Cela suppose, en particulier « de produire un écart par rapport à l’identité féminine traditionnelle, formée autour des rôles d’épouses et de mère. » 21 Non seulement Marie Henry s’émancipe de ces rôles, mais elle s’émancipe aussi de sa classe sociale : Marie Henry devient transclasse.

17 Ibid p.73.

18 THÉBAUD, Françoise. Écrire l'histoire des femmes et du genre. Lyon, ENS Éditions, 2007, p. 71.

19 PLANTE Christine. Écrire des vies de femmes, Les Cahiers du GRIF, n°37-38, 1988. Le genre de l'histoire, p.59.

20 LEW Roland, L'émancipation sociale : ce qu'on en dit ; ce qu'on en fait, dans : L'Homme et la société, N.136 137 2000.

Figures de « l’auto-émancipation» sociale (II) pp.9-27.

21 BARD Christine, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Éditions Armand Colin, 2001, p.10.

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6 Problématique

Tout au long du XIXeme siècle, « les identités féminines se multiplient : la mère, la travailleuse, la célibataire, l’émancipée, etc., sont des qualités propres à l’une ou l’autre femme, vécues de façon contradictoire souvent soumises à des tensions qui annoncent la vie des femmes au XXeme siècle. » 22 Marie Henry rassemble à elle seule l’ensemble de ces identités : Quelles sont les difficultés et contradictions que peut générer la combinaison de ces identités ? Ces identités constituent-elles des freins ou des moteurs à son émancipation ? Comment Marie Henry va-t-elle atteindre une autonomisation ?

« Marie Henry (1859-1945), une bretonne en quête d’émancipation » est le titre que nous proposons à ce mémoire de recherche en étude sur le genre.

L’histoire de Marie Henry, comme toutes les autres histoires, est faite de dynamiques individuelles fondées dans des pratiques culturelles dans un territoire donné et dans des relations genrées. Écrire sa vie c’est évoquer dans le même temps l’histoire des femmes en Cornouaille : les orphelines qui ont grandi dans des couvents, les célibataires, les athées, les femmes élevant seules leurs enfants nés hors mariage, les femmes dont les compagnons sont morts, les bretonnes qui gagnent Paris, les transclasses, les domestiques, les jeunes femmes patronnes. C’est aussi parler de l’amour libre dans une époque qui le conçoit difficilement, particulièrement pour les femmes.

Une première partie sera consacrée à l’étude du parcours de Marie Henry dont se dégagent trois grandes périodes :

1859-1880 : De l’enfance à la majorité : en commençant par évoquer le contexte familial dans lequel grandit Marie Henry durant sa petite enfance, nous poursuivrons avec son enfance et son adolescence au couvent des Ursulines de Quimperlé, puis nous terminerons par évoquer les débuts de sa vie active.

1880- 1891 : L’ascension : il s’agira dans cette partie d’évoquer ses passages à Paris, puis de la construction de la Buvette de la Plage et enfin, sa condition de patronne et la vie de l’auberge au temps des peintres.

1892- 1945 : Devenir transclasse : nous évoquerons ensuite sa collection d’œuvres, puis sa vie à Clec’h Burtul et enfin, sa fin de vie à Pierrefeu-du-Var, près de Toulon.

22 PERROT Michelle, DUBY George, Histoire des femmes en Occident, le XIXeme siècle, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Paris, édition Perrin, 1991, p.13

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7 Nous mobiliserons des archives telles que les recensements, les actes notariaux, les actes de mariage, d’état civil, de décès, les baptêmes, comme autant de sources directes propres à justifier cette chronologie.

La seconde partie de ce mémoire portera une attention particulière sur Marie Henry racontée. Qui raconte Marie Henry et comment est-elle racontée ? Précisément, quelles sont les stratégies, quels raccourcis les auteur´ices peuvent parfois mettre en place de façon plus ou moins consciente pour dénigrer, dévaloriser, invisibiliser Marie Henry ?

Nous distinguerons, dans un premier temps, les sources directes, venant des peintres, des enregistrements de sa petite fille, Sabine Roch et sa seconde fille, Ida Henry devenue Ida Cochonnec. Puis, nous nous intéresserons, dans un second temps aux sources contemporaines, Marie Henry racontée par la littérature, en analysant les passages du roman de Marie Le Drian

« Marie Henry, Gauguin et les autres » qui concernent les souvenirs imaginés de Marie Henry par l’autrice. Enfin, nous nous intéresserons à la façon dont les biographes des peintres racontent Marie Henry, puis nous finirons par évoquer le sobriquet « Marie Poupée ».

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La vie de Marie Henry

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1 1859-1880 : De l’enfance à la majorité.

1.1 La petite enfance

La Bretagne du milieu du XIXeme siècle se divise en deux parties : d’un côté, la Haute- Bretagne qui rassemble les territoires d’Ile et Vilaine et de la Loire Atlantique et de l’autre la Basse- Bretagne, qui rassemble ceux du Finistère, du Morbihan et des Côtes d’Armor. Cette frontière est marquée par une distinction linguistique, ainsi que le souligne Alfred de Courcy dès 1840 : « il y a tant de radicales différences entre la haute et la basse Bretagne qu'il faut des mots divers pour les désigner […]. La langue constitue la plus notable différence ; une ligne tracée de l'embouchure de la Vilaine à Châtel-Audren séparerait assez bien les deux parties de la province : en deçà de cette ligne, on n'entend parler que le français ou un patois bâtard : mais le paysan de Basse-Bretagne a conservé l'antique idiome des Celtes. » 23

C’est d’une commune de 4360 habitant·es24 nommée Moëlan située dans le Finistère sud, appartenant au canton de Pont-Aven, dans l’agglomération de Quimperlé que vient Philibert Henry, le père de Marie Henry. Il y naît en 1822, dans une ferme de Kermeur Bihan. Cette commune est traversée par une rivière, le Bélon qui offre aux habitant·es du travail dans le domaine de l’ostréiculture, de la pêche et de la conserverie. Le secteur agricole est également largement représenté : une forte partie de la population – femmes, hommes et enfants – y travaille. Cette dernière donnée reflète la répartition des secteurs en Bretagne : en 1876, l’agriculture emploie 71,2% des gens, l’industrie 16,4% et le commerce 12,4%25.

Une trentaine d’année auparavant, la Basse-Bretagne connait une crise qui se manifeste dès 1844 : le mildiou, une maladie cryptogamique, s’attaque aux pommes de terre. L’hiver 1845 est particulièrement rigoureux : les céréales gèlent la terre. La récole de l’année suivante n’est pas plus fructueuse : le seigle, le méteil, le sarrasin deviennent rares, cela provoque une disette qui entraîne plus de 20 000 décès en Bretagne entre 1846 et 184726. L’année suivante, Philibert Henry a vingt- six ans, l’âge auquel il se marie pour la première fois à Marie-Jeanne Gehu, une moëlanaise de quatre années sa cadette. Ces dernier·eres ainsi que leurs parents et témoins de mariage sont toutes

23 DE COURCY Alfred cité par BROUDIC Fañch dans À la recherche de la frontière. La limite linguistique entre Haute et Basse-Bretagne aux XIXe et XXe siècles, Brest, Ar Skol Vrezoneg, 1997, p.85.

24 Chiffre donné par le recensement de 1861. Source : Ldh/ EHESS Cassini consulté le 2 Février 2020.

25 Chiffres cités par Guy Haudebourg, Mendiants et vagabonds en Bretagne, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 1998, p.85.

26 Op.cit CORNETTE Joël, Histoire de la Bretagne et des Bretons, tome II, Paris, édition du Seuil, 2005, p.442.

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10 et tous cultivateur·ices27. Les mariages arrangés ou darbodage28 sont favorisés notamment au sein de ces dernier·eres. Avec un taux de natalité de 45% et un taux de fécondité de 200%, la Basse- Bretagne connaît une forte augmentation de sa population. Cela s’explique, selon Joël Cornette, par l’âge moyen de l’époux (25 – 26 ans) et de l’épouse (22 – 23 ans) lors du premier mariage, par l’absence de limitation des naissances et par la fréquence du remariage à la suite de la mort d’un époux ou d’une épouse. L’étude des âges au mariage corrélée avec l’analyse sociale montre que le mariage est un peu plus tardif pour les journalier·es et les fermier·es : les plus aisé·es marient leur fille dès 18 – 20 ans, les moins aisé·es, deux années plus tard. Il semble que ces dernier·es gardent leurs enfants plus longtemps dans le foyer afin de leur servir de main d’œuvre29. C’est manifestement ce qui semble s’être passé pour Philibert Henry et Marie Josephe Gehu. Par ailleurs, il semble courant que le gendre vienne habiter la maison de la mère de l’épouse après l’union, ce qui confirme les recherches menées par Martine Ségalen30. Il est courant d’observer que de nombreux enfants occupent un même foyer et fréquemment, la mère décède avant le père, souvent des suites d’un accouchement. C’est peut-être ce qui arrive à Marie Josephe Gehu qui meurt au domicile familial, à Kermeur Bihan, à Moëlan, en 1849 à l’âge de 23 ans31. Quel est le contexte d’une mort aussi précoce ? La jeune femme est-elle décédée des suites d’une maladie ? Où est-elle décédée des suites d’un difficile accouchement ? L’acte de décès ne nous renseigne pas sur les circonstances de sa mort.

Philibert Henry rejoint le bourg de Moëlan entre 1849 et 1851, date à laquelle il exerce le métier de valet pour la famille Caëric, installée rue du Cimetière. En 1851, ce foyer se compose donc de : Yves Caëric (34 ans, cabaretier32, boulanger, boucher), Marie Jeanne Flo (27 ans, femme, cabaretière) Marie Yvonne Caëric (10 ans, fille), Marie Isabelle Caëric (8 ans, fille), Philibert Henry

27 cf. Acte de mariage de Philibert Henry et Marie Josephe Gehu, archives départementales du Finistère.

28 Du terme breton « Darboder » qui signifie « Entremetteur ». Il s’agit d’une coutume particulièrement présente dans le milieu agricole en Basse-Bretagne. Les familles procédaient lors de la naissance d’un enfant, à un mariage arrangé afin de conserver les terres et donc, d’accroître le patrimoine familial. Une dot était constituée et l’entremetteur était l’homme chargé d’arranger les mariages entre les familles.

29 Op.cit CORNETTE Joël, Histoire de la Bretagne et des Bretons, tome II, Paris, édition du Seuil, 2005, p.426.

30 L’ethnologue évoque à différentes reprises dans son ouvrage « quinze génération de Bas-Bretons » (au sujet de la Bigoudenie) la situation des femmes. Elles sont « héritières à part entière, à condition qu’elles se marient », femmes et hommes héritent donc de manière indifférenciée d’un bail, de terres, de biens. Cette égalité devant l’héritage favorise donc un système de filiation cognatique équilibré : par le fait que les enfants héritent de leur mère et de leur père et par le fait que les femmes transmettent des biens par leur propre autorité. L’ambilinéarité entraine l’uxorilocalité, c’est à dire que l’homme vient habiter dans le groupe local de la femme. Bien que Moëlan ne fasse pas partie du pays bigouden, cette donnée semble s’appliquer à la commune.

31 cf. Acte de décès de Marie-Josephe Gehu, archives départementales du Finistère.

32 Définition Littré : Celui ou celle qui tient un cabaret (sorte d'auberge d'un rang inférieur où l'on vend du vin en détail et où l'on donne aussi à manger.)

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11 (29 ans, valet), Pierre Marie Lhyver (32 ans, boulanger) et Marie Beuze (50 ans, condamnée.33). En règle générale, dans les foyers de ces communes bretonnes, il n’est pas rare d’observer que plusieurs générations vivent sous le même toit : les grands-parents, les parents, les enfants et parfois, les domestiques et les ouvrier·eres.

Phillibert Henry se marie une seconde le 18 janvier 1852 à Moëlan à Marie-Anne Daniel34, la mère de Marie Henry, née le 22 septembre 1820 à Tremeven, une commune proche de Quimperlé, à une quinzaine de kilomètres de Moëlan. Ses parents sont journaliere·es35. Le couple s’installe rue du Cimetière dans le bourg de Moëlan36, ils deviennent les voisins de la famille Caëric.

Dans la famille Henry naît un premier enfant, Julien François Marie né le 17 juin 1853. À travers les registres matricules des services historiques de Lorient, nous apprenons qu’il embarque pour la première fois sur un navire le 1er juillet 1865 et revient en octobre de la même année. Il embarque ensuite de nombreuses fois sur différents navires, commençant mousse, évoluant vers matelot de premier et second cycle, avant de devenir patron de navire. En 1903, sur le registre matricule, nous apprenons qu’il habite à Kerioualen à Moëlan. En 1909, il reçoit la médaille d’honneur des marins de commerce37. Il se marie le 1er janvier 1877 à Marie Michelle Le Delliou, cultivatrice à Moëlan. Le couple a trois enfants Joseph Marie Henry, né en 1877, Marie Élisa Henry née en 1879 et Julien François Henry né en 1880. Il décède à Moëlan le 16 juillet 1926.

Une seconde enfant naît le 30 décembre 1854, Françoise Pélagie Henry, elle meurt le 23 décembre 1856. Elle est âgée de deux ans. Les décès d’enfants dans la petite enfance ou mort-nés sont nombreux à cette époque, cela témoigne des conditions sanitaires qui caractérisent ce monde rural. La mortalité infantile est en effet élevée tout au long du XIXeme en Basse-Bretagne

33 Dans la famille Caëric, nous comptons une à deux domestiques dans le foyer à chaque recensement. Marie Beuze est enregistrée pour la première fois dans les recensements de 1836, elle a 34 ans et est employée comme domestique, il y a également Marie Anne Corre, 16 ans. Au recensement de 1841, nous retrouvons une seule domestique, Marie Perine Fauglas, en 1846, Marie Yvonne Louarn et en 1851, Marie Beuze à un statut de « condamnée ». Que vient signifier ce statut ?

34 L’état des lieux de la famille de la mère est encore à définir. Les sources sont plus faciles à trouver en ce qui concerne le père de Marie Henry que sa mère. L’invisibilisation des femmes se remarque aussi dans les archives.

35 Définition Littré : un journalier est homme qui travaille à la journée. À la différence du cultivateur, celui-ci ne possède pas les terres qu’il travaille. Le journalier travaille pour la personne propriétaire des terres.

36 cf. Acte de mariage de Philibert Henry et Marie Anne Daniel, archives départementales du Finistère.

37 cf. Registre matricule de Julien François Marie Henry archivés au service historique de la Défense de Lorient. La matricule est un document synthétique récapitulant toutes les étapes de la carrière d’un individu. La marine y recourt dès la fin du XVIIeme siècle pour gérer les marins de la pêche et du commerce qu’elle astreint à un temps de service sur les bâtiments de guerre, puis en étendant progressivement l’utilisation à toutes les catégories de personnel. Chaque individu se voit attribuer lors de son entrée au service un numéro, et est inscrit sur une case matriculaire au sein d’un registre matricule. La case est mise à jour au fur et à mesure de l’évolution de sa carrière et de ses affectations. La nature des renseignements peut varier quelque peu selon les catégories de personnels et les périodes considérées, mais consiste en général dans le nom, les prénoms, la filiation, le domicile, une description physique, les détails de la carrière et des affectations, les blessures, les récompenses et décorations.

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12 particulièrement. Dans ses recherches, Martine Segalen révèle cet archaïsme démographique breton : une augmentation de la population marquée par un haut taux de mortalité qui reste bien supérieur à celui de la France et ne connaît un déclin qu’après 190038.

Une troisième enfant naît le 25 janvier 1859, Marie Jeanne Henry. Cette dernière a donc un grand frère de six ans son aîné et une grande sœur qui meurt deux années avant sa naissance. Les témoins de sa naissance sont François Henry son oncle, un marin, et Yves Caëric, le voisin de la famille Henry et l’homme pour qui son père travaille39.

En observant les actes de naissances, de mariages et de décès, il est évident que ce dernier occupe une place importante dans la vie de Philibert Henry, plusieurs éléments viennent en témoigner. En effet, Yves Caëric est le témoin de la naissance de sa dernière fille, Marie Henry, du décès de la mère de celle-ci, Marie Anne Daniel et c’est également le témoin du troisième mariage de Philibert Henry. Soulignons également les changements de fonction du père de Marie Henry. Il démarre en étant cultivateur avec sa première femme, comme ses parents. En ayant l’opportunité de devenir valet pour la famille Caëric, il devient ensuite boucher cabaretier. Yves Caëric semble donc avoir un commerce qui est à la fois une boucherie et une boulangerie, nous pouvons supposer que cet homme emploie ensuite Philibert Henry dans son commerce dans le sens ou les recensements de 1856 et 1861 nous indiquent que ce dernier exerce la fonction de boucher et cabaretier. Il semble avoir atteint une situation plus confortable, ainsi qu’en témoignent les actes notariaux. En effet, en 1852, date à laquelle il travaille pour Yves Caëric, Philibert Henry a une obligation de payer 300 francs à Jean-Francois Doze40. En 1854, il s’acquitte de sa dette41. Était-ce le premier bien acquit par cet homme ? Notons également la présence des domestiques au sein du foyer Caëric. Celles-ci sont le témoin d’une certaine richesse du foyer, puisque tous ces foyers bretons ne peuvent se permettre de s’offrir leur service. En parcourant les actes notariaux, nous apprenons par ailleurs que le 9 mars 1852, un inventaire des biens du foyer Caëric a été effectué, s'élevant à 2769,91 francs42. La famille Henry quant à elle n’a pas de domestiques, ses biens sont modestes mais la famille n’est pas pauvre : elle possède.

38 SEGALEN Martine, Quinze générations de Bas-Bretons. Parenté et société dans le pays bigouden sud (1720-1980), Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 47-69.

39 cf. Acte de naissance de Marie Jeanne Henry, archives départementales du Finistère.

40 cf. Actes notariaux de Philibert Henry, archives départementales du Finistère.

41 Ibid.

42 À titre de comparaison, le prix d’un cheval en 1849 à Moëlan s’élève à 100 francs (327 euros, 1 euro est égal à 3 francs environ). 2769 Francs représente une situation confortable pour un foyer moëlanais à cette époque.

[consulté le 29 Février 2020] disponible à cette adresse :

http://memoiresetphotos.free.fr/Notaires/Cout_de_la_vie.html

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13 Marie Anne Daniel meurt le 28 décembre 1865, à l’âge de 45 ans. Marie Henry perd donc sa mère alors qu’elle est âgée d’à peine sept ans43. Nous ne connaissons pas les circonstances de sa mort. Est-elle liée à l’épidémie de choléra qui sévit à Moëlan depuis 1865 et fait 83 victimes ?

Le 21 février 1866, soit à peine deux mois après le décès de sa seconde épouse a lieu le troisième mariage de Philibert Henry avec Marie Louise Gleren44. Elle est née en 1842 à Riec d’une famille de cultivateur·ices. Quels sont donc les contextes des trois mariages de ce dernier ? En 1866, la famille Henry se compose de Philibert Henry (45 ans, cabaretier), Marie Louise Gleren (sa femme, 23 ans) Julien Henry (leur fils, 12 ans) et Marie Jeanne Henry (leur fille, 7 ans45). Le père décède le 24 août de cette même année46. Le frère de Marie Henry est embarqué depuis un mois sur un navire lorsque leur père décède : le 30 juillet 1866, c’est sa seconde embarcation et il ne débarque qu’en octobre de la même année.

Dès lors, Marie Henry devient orpheline à l’âge de sept ans et demi, ses parents sont décédés, son frère est embarqué sur un navire, elle demeure seule avec sa belle-mère. L’année 1866 est donc traversée d’événements importants pour la petite fille : le décès de sa mère durant l’hiver, le mariage de son père durant cette même saison, la mort de ce dernier durant l’été et son entrée au couvent au début de l’automne, concomitamment.

43 Cf. Acte de décès de Marie Anne Daniel, archives départementales du Finistère.

44 Cf. Acte de mariage de Philibert Henry et Marie Louise Gleren, archives départementales du Finistère.

45 Cf. Recensement de la ville de Moëlan, 1866, archives départementales du Finistère. Il s’agit d’une citation du recensement. « Leur fille » et « leur fils », alors même qu’il ne s’agit pas des enfants de Marie Louise Gleren est une mention de la personne chargée d’effectuer ce recensement.

46 Cf. Acte de décès de Philibert Henry, archives départementales du Finistère.

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14

Carte postale représentant l’entrée de l’école de la communauté des Ursulines de Quimperlé, s.d. ©collection particulière

1.2 Grandir au couvent des Ursulines

Les Ursulines, communauté de religieuses de l’ordre de Sainte Ursule, ordre catholique, sont installées dans la haute ville de Quimperlé depuis 1652. Elles ont pour mission principale l’éducation des jeunes filles. Hormis une fermeture durant la Terreur, en 1792, le collège fonctionne sans interruption jusqu’au 3 avril 1907, date à laquelle les Ursulines furent expulsées par la force publique au moment de la séparation de l’Église et de l’État.

Les relations entre les religieuses – à l’exception des enseignantes – les pensionnaires et les externes sont à éviter. Tous contacts entre les jeunes filles, payant la pension, et les plus démunies sont interdits. Cela explique donc l’importance des bâtiments bien distincts, comportant plusieurs cours, au sein du couvent47. Ainsi, le prix de la pension diffère et avec eux, les conditions d’apprentissage des élèves. À 300 francs, il est possible d’étudier le dessin, la géographie et la musique. Ce qui n’est pas le cas avec la seconde pension qu’il est possible de payer moyennant 220 francs48. Ainsi les petites filles pauvres et les petites filles venant de familles plus aisées n’ont pas

47 LE TENNEUR, Véronique. Le couvent des Ursulines de Quimperlé. Mémoire de maîtrise : Histoire de l´Art : Rennes, Université de Haute Bretagne, 1992, p.33.

48 Ibid p.37.

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15 un accès égal à l’enseignement, une information qui illustre les propos de Françoise Mayeur : « Les filles du peuple sont essentiellement formées aux travaux manuels, surtout les travaux d’aiguille , alors que les jeunes bourgeoises ajoutent à ce fond commun, jugé indispensable à toutes les femmes, un bagage varié d’arts, d’agrément et de connaissance surtout littéraire […] Aussi est-ce une discrimination à la fois par le niveau et le contenu qui résulte de la ségrégation sociale.49 »

Il est par ailleurs possible de rentrer au couvent comme déshéritée. Les religieuses accueillent les élèves dont les parents sont décédés. C’est le prêtre de Moëlan qui fait entrer Marie Henry au couvent comme indigente après s’être entendu avec Marie Louise Gleren et son frère Julien quant au partage de son héritage50, selon Sabine Roch, petite fille de Marie Henry. Nous supposons que l’entrée de Marie Henry au couvent a eu lieu après octobre 1866, date à laquelle Julien Henry débarque de sa seconde mission, où il apprend probablement le décès de son père et où le partage de l’héritage peut donc être effectué.

Au couvent des Ursulines, il y a deux catégories de religieuses : les sœurs de chœur et les sœurs converses. Les premières sont les plus âgées et gouvernent le couvent, louent Dieu durant les offices célébrés au chœur ; ce sont elles aussi qui se chargent de l’instruction des classes, pensionnaires et externes tandis que les sœurs converses se chargent des tâches domestiques51. Dans les enregistrements, Sabine Roch raconte :

« Ma grand-mère détestait « les frangines » qui n’étaient pas du tout gentilles avec elle car c’était une enfant terrible, elle était incontinente et il lui arrivait parfois d’avoir des fuites la nuit et alors les sœurs lui enlevaient le drap et lui mettaient sur la tête. Ça, elle en a gardé un souvenir épouvantable et elle m’avait dit « tu sais, je l’acceptais difficilement alors quand elles me faisaient ça, de mettre ce drap sur ma tête, à ce moment-là, la nuit, je courais dans les couloirs en poussant des cris pour affoler les autres pensionnaires. À ce moment-là, j’étais punie », mais elle ne m’a pas dit de quelle façon. » 52

Cette anecdote vient souligner la sévérité avec laquelle certaines sœurs peuvent parfois traiter les pensionnaires. Marie Henry garde des souvenirs douloureux de son enfance chez les Ursulines.

49 MAYEUR Françoise, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, édition Hachette, 1979, p.10.

50 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu.

51 LE TENNEUR, Véronique. Le couvent des Ursulines de Quimperlé. Mémoire de maîtrise : Histoire de l´Art : Rennes, Université de Haute Bretagne, 1992, p.35.

52 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu

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16 La mission principale des religieuses est l’éducation de la foi catholique avant l’enseignement intellectuel, il s’agissait d’indiquer aux élèves, comment gagner leur Salut. C’est ainsi que le temps réservé au catéchisme est important. La prière du matin était lue par une interne, s’en suit une messe, puis un déjeuner dans le silence. Somme toute, plus de quatre heures par

Carte postale du dortoir des Ursulines de Quimperlé, vers 1880. ©collection particulière

jour sont consacrées à la vie religieuse. Outre cet enseignement, les pensionnaires du couvent des Ursulines apprennent la lecture, l’écriture et le calcul. Les enfants

commencent par

apprendre à lire le latin deux fois par jour : le matin et l’après-midi.

Les plus habiles lisent le matin en latin et l’après-midi en français. Lorsque les pensionnaires maîtrisent la lecture, les religieuses leur enseignent l’orthographe sous forme de dictée, en leur demandant de courtes rédactions. Après la lecture et l’orthographe, c’est au tour du calcul, initié à l’aide de jetons. Les chants religieux viennent compléter cette instruction. La journée se termine par l’initiation aux travaux de couture, au canevas, à la broderie et à la tapisserie53. Ainsi que le précise Françoise Mayeur : « comme tout dans l’éducation des jeunes filles « doit être dirigé vers l’utilité domestique », une part très grande est faite à l’économie ménagère et aux travaux d’aiguille. » 54 De cette façon, les sœurs enseignaient aux jeunes filles comment tenir correctement un foyer. Marie Henry reste près de dix années dans ce couvent. Sabine Roch évoque le moment du départ :

« Mais elle avait quand même gardé une religieuse une vieille Ursuline qui la protégeait, elle était beaucoup plus affectueuse avec elle et c’est la seule qu’elle est allée saluer quand elle a quitté l’orphelinat. Parce qu’elle a refusé de saluer toutes les religieuses, elle a pris ses affaires et elle n’a pas voulu aller dire au revoir à personne mais elle est allée embrasser la vieille religieuse qui avait été gentille avec elle et elle est partie sans plus avoir jamais envie de revoir « les frangines ».55

53 Histoire manuscrite de la communauté des Ursulines de Quimperlé.

54 MAYEUR Françoise, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, édition Hachette, 1979, p.54.

55 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu.

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17 Marie Henry semble entretenir des liens particuliers avec une des sœurs de chœur. Peut- être est-ce celle qui lui enseigne la broderie et la lingerie fine ? C’est à dix-huit ans que la jeune femme s’en va du couvent, avec un solide savoir-faire, des très bonnes compétences de lingère, brodeuse et couturière qui vont, par la suite, lui permettre d’obtenir une place chez un couturier à Paris. Selon Sabine Roch, à sa sortie, la jeune femme demande des comptes au prêtre, son tuteur, quant à la gestion de ses biens qu’il a dilapidé. Elle reste fâchée avec ce prêtre et son frère qu’elle ne souhaite dorénavant plus revoir. Les douloureux souvenirs du couvent associés à la malveillance du prêtre vont marquer la jeune fille qui devient athée56.

1.3 Début de la vie active

Selon sa petite fille, Marie Henry est partie à Paris à sa sortie du couvent, c’est à dire dès 1877. Or, le recensement de la ville de 1881 nous dévoile qu’elle travaille comme factrice à la maison Ogliati, une pâtisserie située 3 rue de l’Isole à Quimperlé. Elle ne figure pas sur le recensement de 1876.

En 1881, la maison Ogliati abrite sous son toit le père, Joseph Ogliati (35 ans, pâtissier) né dans le Canton des Grisons en Suisse, Marie Tosio, sa conjointe, née à Concarneau (36 ans, pâtissière) Rosa, Marie-Sophie et Joseph-Henri, leurs enfants de 8, 6 et 4 ans. Dans la maison se trouve aussi les ouvrier·es : Pierre Quéau (19 ans, ouvrier pâtissier), François Laudren (17 ans, ouvrier pâtissier), Louise Eon (23 ans, domestique) et Marie Henry (22 ans, factrice). En avril 1883, Marie Tosio décède.

En 1886, Joseph Olgiati a 38 ans et exerce toujours son métier de pâtissier auprès de ses filles et son fils. Pierre Ogliati rejoint la famille, il a 19 ans et c’est le neveu de Joseph Olgiati. Dans la maison vit aussi, un homme d’origine suisse de 39 ans qui se nomme Jacques Semadeni. Il est ouvrier à

Rue de l’Isole, à gauche, la pâtisserie

d’Henri Jehanno, anciennement Olgiati, s.d.

©collection particulière

56 Ibid.

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18 gage tout comme Marie Paillot âgée de 32 ans, engagée comme femme de confiance par le père pour tenir la maison et s’occuper des enfants depuis le décès de la mère des enfants, Marie Tosio ainsi que Marie Josephe Tanguy âgée de 25 ans qui est domestique et ouvrière à gage. En 1891, la famille Heliez, des horloger´e, s’installe et en 1894, Pierre et Rosa Ogliati, le neveu et la fille de Joseph Olgiati se sont mariés et ont repris la pâtisserie.

Au début du XXeme siècle, de nombreux et nombreuses suisses protestantes issus du canton des Grisons émigrent en Bretagne, les famille Ogliati, Pitty, Tosio, Bott, Semadeni notamment. Ces familles sont particulièrement présentes à Brest, Quimper, Saint Malo, Morlaix et Concarneau57. Elles sont patissier·ères, confiseur·ses ou cafetier·ères58.

Marie Henry travaille donc dans cette pâtisserie avant de s’engager à Paris, cette place de vendeuse (factrice) est probablement le premier travail qu’elle exerce, sans que nous sachions quand elle le démarre, ni quand elle termine, probablement entre 1877 et 1882, entre ses dix- huit et vingt-trois ans. La jeune femme s’est-elle engagée directement après son passage aux Ursulines ? Comment a-t-elle trouvé sa place à la maison Ogliati ?

Au regard des explications que nous livre Sabine Roch, il semble difficilement concevable que les sœurs aient aidé Marie Henry à trouver une place.

©collection particulière Portrait de Joseph Ogliati, s.d.

D’autant que cela peut se comprendre aussi par le fait que la famille Ogliati est protestante et les Ursulines sont catholiques. Nous pouvons donc favoriser l’hypothèse de l’autonomie dans cette recherche d’emploi. Quelles sont les relations que Marie Henry entretient avec son patron, sa patronne, les ouvriers de la maison et Louise Eon, la domestique, d’une année seulement son aînée ?

57 Archives départementales du Finistère : dénombrement de la population pour la ville de Quimper en 1881.

58 CARLUER Jean-Yves, Les Suisses des Grisons : aux origines de renouveau protestant dans l’ouest de la France dans « Les protestants bretons » [ consulté le 29 Février 2020 ] disponible à l’adresse :

http://protestantsbretons.fr/histoire/etudes/suisses-et-bretons-les-grisons-en-bretagne-au-xixe-siecle/#_ftn4

Publicité de la maison veuve Olgiati, Ouest éclaire, Février 1893.

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19

2 1880- 1891 : L’ascension

2.1 « Monter » à Paris

La révolution industrielle fait naître des innovations telles que l’ouverture de la ligne Quimperlé - Montparnasse en 1863, qui favorise la mobilité des breton·nes vers la capitale. La région parisienne constitue alors la principale destination des migrant·es breton·nes. Ces dernier·ères se concentrent particulièrement dans le quartier de la gare Montparnasse, dans l’ouest parisien, et à Saint-Denis qui, en 1886, compte « 10000 Bretons sur 50000 habitants59 ». Ces femmes et ces hommes constituent une main d’œuvre qui travaillent dans des conditions insalubres dans l’industrie, les usines mais aussi dans la prostitution ou en tant que domestique pour cette bourgeoisie qui émerge à mesure que le prolétariat s’étend. La pression démographique, l’exiguïté des exploitations, la faiblesse des revenus, le maintien de la misère sont autant de facteurs qui vont favoriser l’émigration bretonne vers Paris au milieu du XIXeme siècle60. « Monter » à Paris représente donc une certaine libération pour certain·es paysan·nes ou domestiques subissant de difficiles conditions de vie et de travail à la campagne. Paris présente alors un avantage : celui de s’émanciper loin de sa famille en gagnant mieux sa vie que dans le Finistère.

C’est ainsi qu’une provinciale montant à la capitale qui y vient afin de se placer comme domestique se trouve, selon Anne Martin-Fugier, dans l’une des trois situations suivantes :

– Elle est amenée par ses maîtres.

– Elle vient, sure de trouver à Paris famille ou relation qui l’aideront à se placer ; peut-être même a-t- elle déjà une place assurée quelque part.

– Elle est absolument seule et se retrouve sur les quais de la gare parisienne, confrontant ses illusions à la réalité de cette grande ville61.

Marie Henry se trouve probablement dans cette deuxième situation. Nous estimons qu’elle arrive à Paris vers 1882. Cette même année, le krach boursier fait congédier une grande partie des domestiques que les bourgeois·es ne peuvent plus payer62.Ce n’est par conséquent probablement pas parmi ces bourgeois·es que la jeune femme se place, mais dans une maison plus importante, « elle n’est pas partie

59 BOUGEARD Christian., « Émigration », in Cassard J.-C., Croix A., Le Quéau J.-R. et Veillard J.-Y. (dir.), Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2008, p. 253-254.

60 ELEGOET Louis et Cloître M.-T., « Les circonstances socio-économiques de l’émigration bretonne aux XIXe et XXe siècles », Lesneven, musée du Léon, 1999.

61 MARTIN-FUGIER Anne. La place des bonnes : La domesticité féminine en 1900. Paris, Grasset, 1979, p.41.

62 Ibid p.71.

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20 comme bonne, mais comme lingère brodeuse, chez un grand couturier dont je n’ai jamais su le nom.63» raconte Sabine Roch.

Elle n’éprouve pas la difficulté de la langue, puisque la jeune femme apprend le français au couvent des Ursulines. C’est par les sœurs qu’elle acquiert aussi un solide savoir-faire dans les travaux de couture, de lingerie et de broderie. De solides atouts qui ont pu l’aider à trouver cette place, que nous imaginons précieuse : être placée comme bonne ou femme de chambre ne requiert pas de savoir-faire, tandis que la place de lingère brodeuse nécessite des compétences spécifiques, pour un salaire plus élevé64. Dans la domesticité, la place de la lingère est donc particulière, c’est un poste à responsabilité car c’est à elle que revient la gestion du stock de linge, (nappes, literie, serviettes, habits des maitre·esses), qui veille à sa propreté constante et effectue des retouches. Il apparaît donc probable que Mari Henry soit recommandée par quelqu’un·e : elle sait dans quelle maison elle allait être engagée avant son départ. Mais alors, comment la jeune femme trouve-t-elle cette place ? Peut-être que la famille Ogliati ou un·e des client·es de la pâtisserie – à qui Marie Henry avait quotidiennement affaire – s’en est chargé·e ? La seule archive qui mentionne ce passage à Paris évoque « une grande maison dont on ne sait rien, sinon qu’elle était pleine de domestiques, dont plusieurs Noirs. » 65 Nous espérons donc obtenir davantage d’informations à l’observation du recensement de la ville de Paris en 188666 afin de retrouver la trace de la jeune femme, le nom de cette maison, et si elle occupait effectivement la place de lingère brodeuse.

Durant l’été 1886, la jeune femme revient de Paris et procède à l’achat d’un premier terrain rue des Grands Sables au Pouldu. Un terrain de 66m² qu’elle achète 350 francs, payé comptant. Elle retourne travailler à Paris et durant l’été suivant, elle achète un second terrain, contigu au précédent, de 22m² pour la somme de 110 francs, payé comptant. 460 francs sont déboursés par la jeune femme pour le seul achat des terrains, nous supposons qu’une autre forte somme d’argent est ensuite nécessaire pour la construction de la bâtisse. Nous pouvons donc observer d’une part, les importantes économies qu’on pu réaliser la jeune femme, et d’autre part son aisance à pouvoir repartir après l’été pour travailler, sa place semble être bien gardée. Est-ce donc la même place qu’elle occupe depuis son arrivée ?

En ce qui concerne ses gages, les chiffres indiqués par la Statistique de la France nous fournit l’ordre de grandeur des gages pour ce métier à Paris par rapport aux autres villes, des domestiques femmes, par rapport aux domestiques hommes, en 1880. C’est ainsi que les domestiques gagnent entre

63 Enregistrements de Sabine Roch, archives de la Maison Musée du Pouldu.

64 MARTIN-FUGIER Anne. La place des bonnes : La domesticité féminine en 1900. Paris, Grasset, 1979, p.79.

65 Article du Dr. René Guyot et de M. Albert Lafay, Ouest France, 20 Aout 1963.

66 Les recensements ont lieu tous les cinq ans. Sur celui de 1881, Marie Henry est à Quimperlé, sur celui de 1891, elle est installée aux Grands Sables au Pouldu.

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21 45 et 65 % de plus que dans une ville de province et un domestique gagne 20 à 30 % de plus qu’une domestique. Les gages « ordinaires » d’une domestique à Paris vers 1880 sont donc, si nous les exprimons en chiffres mensuels, d’un peu plus de 40 francs en moyenne67.

En prenant en compte ces données, c’est donc une somme considérable qu’économise Marie Henry dans ses années de travail à Paris. Comment est traitée Marie Henry dans cette maison ? La jeune femme a-t-elle vu ses gages augmenter de par son ancienneté dans la maison de ce couturier ?

Un événement perturbe cependant cette dernière supposition. En effet, durant l’été 1888, Marie Henry tombe enceinte. Selon Sabine Roch, « Léa était le fruit d’un grand amour, ça a été le grand amour de ma grand-mère, elle fréquentait un jeune homme de très bonne famille parait-il et les parents n’ont pas voulu du mariage car ma grand-mère sortait d’un orphelinat. » Elle ajoute « Ça s’est passé en Bretagne. Il était d’une famille du côté de Quimper.

Je ne sais pas comment ma grand-mère l’avait connu. » 68 À quel moment Marie Henry rencontre-t-elle cet amant, ce jeune homme issu d’un milieu bourgeois à Quimper, père de sa première fille ? Si les amants ne se sont pas rencontrés à Paris, quel est le contexte de leur rencontre en Bretagne ? Y-a-t-il a un lien à faire entre la famille Ogliati, pour laquelle Marie Henry travaille durant un temps et qui retourne à Quimper69, dont elle est originaire avant de s’installer à Quimperlé ? Quand est-ce que la jeune femme quitte Paris ? À quel moment l’idée d’ouvrir une auberge au Pouldu a-t-elle émergée ? L’achat du premier terrain en 1886 témoigne en tous les cas d’une idée qui mûrit à Paris : celle de revenir en Bretagne et d’y monter son affaire. Quels sont les facteurs qui nourrissent ce désir ? Est-ce pour des raisons professionnelles, sentimentales, ou les deux à la fois ? Dès l’été 1887, au moment de l’achat de son deuxième terrain, Marie Henry s’installe probablement au Pouldu. Cet amant, a-t-il une part de responsabilité dans le financement des terrains ou de la construction ? La question se pose au regard des importantes sommes que représente l’achat des terrains et de la maison, dont elle est l’unique propriétaire.

67 Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, son histoire. Son état actuel. Office du travail. Paris. 1893.

68 Enregistrements de Sabine Roch, archives de la Maison Musée du Pouldu.

69 Cf. Recensement de l’année 1886 pour la ville de Quimper, archives départementales du Finistère.

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Carte postale de la Buvette de la plage au Pouldu, vers 1910. ©collection particulière

2.2 La Buvette de la Plage

« Sur son lit de mort, il a demandé à ses parents d’aller chercher ma grand-mère pour la voir une dernière fois et effectivement, les parents sont venus la chercher pour le voir une dernière fois.» 70 explique Sabine Roch.

La tuberculose emporte l’amant de Marie Henry à Quimper entre l’été 1888 et début de l’hiver 1889. Elle accouche, chez elle, au Pouldu, « seule » ainsi que le précise sa petite-fille. Le jeune homme décède et la famille ne reconnaît pas cette enfant née hors mariage. Sur l’acte de naissance, c’est la jeune femme qui décide de donner son nom : elle s’appelle Marie Léa Henry. Il n’y a aucune mention du père sur l’acte. Elle y figure comme hôtelière et célibataire71. Marie Henry démarre donc son activité avant la naissance de sa fille, dès 1888, dans son auberge, la Buvette de la Plage72. Elle devient propriétaire et patronne, puis mère pour la première fois, deux années après.

La jeune femme ne déclare pas la naissance immédiatement ce qui lui vaut la visite des gendarmes, suite à des rumeurs d’infanticide73. Dans ce voisinage hostile, un homme semble l’être moins. Il s’agit de Jean François Capitaine, journalier à Kersullec, le village limitrophe aux Grands

70 Ibid.

71 Cf. Acte de naissance de Marie Léa Henry, archives départementales du Finistère.

72 Cf. Annexe 1, Plan de la Buvette de la Plage.

73 Dans sa thèse, Annick Tillier explique que les jeunes femmes enceinte d’un amour illégitime et solitaires sont davantage concernées par l’infanticide. Voir à ce propos : TILLIER Annick, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825 – 1865), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, 447p.

Références

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