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Si Charles Filiger est le passeur de l’histoire des peintres au Pouldu, il en va de même pour Henri Mothéré123. Issu d’un milieu catholique bourgeois, c’est après avoir refusé de prononcer ses vœux à Trappes qu’il se retire au Pouldu, un endroit dont il entend parler grâce à son cercle d’amis parisiens124. L’homme est un ami intime de Pierre Bonnard125, qui fait lui-même parti du cercle

« nabi ». Il est difficile de dater son arrivée à la Buvette, selon Sabine Roch, Henri Mothéré a connu l’auberge au temps des peintres, depuis les débuts. C’était un familier de ces derniers : elle assure qu’il vit avec eux et relate leur histoire dans ses souvenirs.

« Quand Meijer de Haan est parti, après cette trahison de Gauguin, mon grand-père était là et a pris sous sa protection ma grand-mère et c’est lui qui lui a fait mettre la Buvette en location, car il ne voulait plus qu’elle vive dans ce contexte, il a fait construire la maison à Kerfany, ils étaient amoureux. » 126

Marie Henry partage son intimité avec Henri Mothéré. Une nouvelle fois, c’est un homme issu de la bourgeoisie, un érudit qui comme elle, est en rupture avec la religion catholique. En novembre 1893, Marie Henry met en location son commerce. Elle loue son bien à Rose Trivières, une jeune femme de 31 ans, originaire du Morbihan. Le couple s’installe dans un premier temps dans une maison, en location à Porz Moëlan durant un peu plus d’une année, temps nécessaire à la construction de la maison à la pointe du Clerc'h à Kerfany, à Moëlan.

Lors de son départ elle emporte les œuvres laissées par Paul Gauguin en gage : 25 huiles sur toile, 2 peintures sur plâtre, 17 dessins et aquarelles, 2 céramiques et 3 sculptures. Après le départ précipité de Meijer de Haan, elle emmène avec elle 22 peintures, dont une sur plâtre et ses

123 Henri Mothéré (né en 1864) est un homme de lettre parisien. Son frère est professeur agrégé au lycée Louis Le Grand, sa sœur jumelle est abbesse. Polyvalent, l’homme est correspondant artistique pour le Figaro, c’est un ancien professeur d’anglais qui devient traducteur d’auteurs anglophones.

124 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu.

125 Né le 3 octobre 1867 à Fontenay-aux-Roses, Pierre Bonnard a été influencé par les nabis, les impressionnistes, mais en marge de toutes les écoles, il a tracé son chemin personnel. Il s’enthousiasme pour Paul Gauguin à l’exposition Volpini et découvre l’art japonais en 1890, dont il s’inspire pour ses compositions. En 1891, il expose au Salon des Indépendants aux côtés des nabis (Paul Sérusier, Maurice Denis, Edouard Vuillard, Ker-Xavier Roussel). Félix Fénéon l’a surnommé le « nabi très japonard ». Le 25 août 1920, le « Prométhée mal enchainé » d’André Gide paraît avec trente illustrations de Pierre Bonnard aux éditions de la Nouvelle Revue française. Op.cit Wladyslawa Jaworska, Gauguin et l’école de Pont-Aven, Neuchâtel/Paris, Ides Calandre/La Bibliothèque des Arts, 1971, p.49.

126 Enregistrements de Sabine Roch. Archives de la Maison Musée du Pouldu.

35 affaires personnelles : une paire de sabot, peinte par ses soins, une palette de couleurs et sa Bible.

Charles Filiger fait don de quelques-unes de ses œuvres à l’aubergiste : 14 aquarelles et gouaches, 1 huile sur zinc, 1 huile sur plâtre et 1 céramique. De Maxime Maufra, elle possède 2 peintures à l’huile et une toile de Jan Verkade. Elle possède aussi 2 huiles sur toiles d’Émile Bernard, une huile sur bois, 6 gravures « les Bretonneries » et une autre gravure « les Ninfes » dédicacée à Paul Gauguin.

Cette collection rassemble aussi 3 œuvres gravées de Pierre Bonnard et un livre de solfège dont il avait réalisé les illustrations. Enfin, elle conserve l’unique gravure que Vincent Van Gogh réalise, qu’il envoie à Meijer de Haan ou Paul Gauguin, il s’agit du Portrait du docteur Gachet. Après avoir loué son commerce, Marie Henry devient donc la propriétaire d’une collection qui comprend environ 130 œuvres127.

Marie Henry devient officiellement la propriétaire de la production de Paul Gauguin au Pouldu lors d’un procès qui se déroule le 14 novembre 1894. À son retour de Tahiti, ce dernier tente de récupérer ses œuvres auprès de l’aubergiste : il a l’argent qu’il lui doit. Il la retrouve à Porz Moëlan128. Elle refuse de les lui rendre. C’est au tour de Marie Henry de se moquer de Paul Gauguin : ce refus sonne comme une vengeance. Les documents concernant la procédure ayant mené au jugement n’ont pas été gardés mais le jugement du procès est conservé aux archives. Le peintre assigne Marie Henry en justice et sollicite le tribunal civil de Pont-Aven, mais le 23 août celui-ci se juge incompétent pour traiter cette affaire. Paul Gauguin n’abandonne pas sa charge et une seconde audience publique a lieu à l’automne : c’est Maître de Chamaillard, le frère du peintre Ernest de Chamaillard qui défend Paul Gauguin dans cette affaire qu’il porte au tribunal civil de Quimperlé. Marie Henry nie les faits, elle prétend d’ailleurs que le buste représentant Meijer de Haan, qui ne comporte aucune signature, lui a été donné par ce dernier. Le conseil de la jeune femme, Maitre Ruban « invoque en sa faveur les dispositions de l’article 2279 du code civil qui dispose qu’en fait de meubles, possession vaut titre. » 129 À la lecture du procès, nous apprenons que le peintre n’a pas fait constater son dépôt par écrit : c’est là tout son tord et c’est sur ce point précis que le juge s’appuie pour délibérer. Paul Gauguin n’a aucune preuve que cette production lui appartient, d’autant plus qu’il ne signe plus les toiles de son nom mais d’un de ses surnoms « P.Go » dans presque toute sa période au Pouldu. Le tribunal statue et déboute le peintre de « toutes ses fins et conclusions et le condamne aux dépens. »130 Marie Henry remporte donc son procès contre Paul Gauguin. Quelques mois plus

127 L’inventaire de cette collection a été établi par Jean-Marie Cusinberche et publié en 1986 dans Pont-Aven et ses peintres, volume collectif réalisé sous la direction de Denis Delouche, par les Presses Universitaires de Rennes 2 et l’Institut Culturel de Bretagne.

128 Adresse figurant sur le procès-verbal.

129 Op.cit. Extrait du jugement de procès entre Paul Gauguin et Marie Henry. Archives départementales du Finistère.

130 Ibid.

36 tôt, son atelier parisien est pillé par Annah La Javannaise, l’adolescente qui l’accompagne à son retour de Paris. Il perd son procès contre l’aubergiste et perd à cette occasion, une partie de son œuvre. Autant de facteurs qui poussent le peintre à fuir : il quitte définitivement la Bretagne et embarque pour son dernier voyage à Tahiti en juillet 1895.

Le 15 septembre 1911, Marie Henry vend la Buvette de la Plage à Louise Rose David, veuve de Joseph Félix Le Roch, une jeune femme de trente ans. Á cette occasion, elle emporte l’autoportrait et le portrait de Meijer de Haan en diable ainsi qu’en témoigne le paragraphe numéro 2 des charges et conditions de l’acte de vente établi par Maître Gaston Etchécopar, notaire à Quimperlé : « la venderesse se réserve le droit d’enlever deux panneaux peints se trouvant dans la salle de café, à charge par elle de les remplacer par deux autres panneaux, en concordance avec ceux existant déjà dans ladite salle… ». La vente est consentie moyennant le prix de 8750 francs131. Elle démonte aussi le plafond, latte par latte qu’elle revend une centaine de francs132.

Marie Henry sait que la cote de Paul Gauguin augmente considérablement depuis sa mort en 1903 : le peintre acquiert rapidement une reconnaissance internationale posthume133.

À partir de 1895, Marie Henry et Henri Mothéré s’installent à la pointe de Clec'h Burtul à Moëlan, juste au pied de la plage de Kerfany. Yves Salin, propriétaire des trois seules maisons des alentours (Kenavo, la villa Saint Stanislas et l’hôtel Sainte Anne) loue ses maisons à Paul Poiret durant la guerre 1914-1918134. Le couple est le voisin le plus à proximité du couturier. Ils se fréquentent. C’est probablement Paul Poiret qui propose à Marie Henry de vendre les œuvres qu’elle possède de Paul Gauguin. Il loue depuis 1908 une galerie à Henri Barbazanges. Il lui propose d’y présenter une exposition qui rassemble 22 tableaux et 7 objets d’art (plâtre peint, bois sculpté, lithographies) qui se tient entre le 10 octobre et le 30 octobre 1919 et se nomme « Paul Gauguin, exposition d’œuvres inconnues. ». Parmi les œuvres présentées, Danse bretonne, l’œuvre peinte sur le linteau de la cheminée par Paul Sérusier, fait partie de la vente. Et pour cause : la cote de Paul Gauguin est

131 Actes notariaux qui concernent la vente de la Buvette de la Plage. Archives départementales du Finistère.

132 Archives de la Maison Musée du Pouldu. Par ailleurs, le plafond original a été perdu. Il n’en subsiste qu’une photographie archivée à la Bibliothèque Nationale de France.

133 JOYEUX-PRUNEL, Béatrice. « « Les bons vents viennent de l'étranger » : la fabrication internationale de la gloire de Gauguin », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. no52-2, no. 2, 2005, pp. 113-147.

134 Dans un article, Paul Poiret évoque cette période « On ne trouvera pas dans ces pages le côté martial qui pourraient convenir à un soldat de la grande guerre. J'y ai joué, hélas ! un rôle médiocre, effacé, émaillé seulement par des aventures héroï-comiques, que je vais essayer de vous dire. Deux mois avant la guerre, j'étais en Allemagne où j'accomplissais une tournée commerciale. C'est là-bas que je reçus un ordre d'appel, qui m'intimait de prendre part à une période d'instruction militaire. [...] Le représentant du Gouverneur s'étonna de me trouver là et pensa que mon arrestation était l'effet d'un malentendu. Il m'offrit de me mettre la liberté provisoire, à la condition expresse que je me rendrais à son premier appel, ce que, bien entendu, j'acceptai. Je partis le soir même rejoindre ma famille qui était en vacances à Kerfany, en Bretagne. J'avais loué les trois villas et même l'hôtel qui composent tout ce hameau, pour m'assurer que j'y serais seul avec mes invités pour éviter les importuns. J'avais chez moi une famille d'artistes viennois et l'écrivain Roger Boutet de Monvel, frère du grand portraitiste. Je commençais à profiter de mon repos. » dans Comment j’ai vécu la guerre, dans Ric-Rac, 31 Janvier 1931.

37 bien plus élevée que celle de Paul Sérusier, nous comprenons donc l’intérêt économique de cette ruse.

La correspondance entre François Norgelet, l’assistant du galeriste et Marie Henry est éclairante sur quelques points135. D’une part, Marie Henry se nomme « Madame Marie Henry » dans les lettres, manifestement, elle ne se nomme pas « Mademoiselle », mariée ou pas, elle fait le choix de se nommer « Madame ». D’autre part, nous apprenons les prix qu’elle décide de fixer : l’œuvre la plus chère est d’ailleurs le buste sculpté en bois de Meyer de Haan, à 30 000 francs. Elle reçoit un peu plus de 100 000 francs après cette vente à la galerie Barbazanges.

Assurément, Marie Henry devient transclasse, selon la définition de Chantal Jacquet :

« Le néologisme « transclasse » désigne les individus qui seuls ou en groupes, passent de l’autre côté, transit d’une classe à l’autre, contre toute attente, quelle que soit l’amplitude de la trajectoire , peut-être dit transclasse, dans une société donné, quiconque a quitté sa classe d’origine et a vu son capital économique, culturel et social changer, en tout ou partie, que ce soit un fils ou une fille d’ouvrier devenu(e) patron, d’entreprise, intellectuel, reconnu, sportif de haut niveau, artistes célèbre etc. […] L’art de la fabrication des transclasses invite à se demander qui sont les fabricants, quels matériaux et outils ils utilisent pour construire, comment ils façonnent leurs œuvres, dans quel contexte local et avec quels fonds. […] La singularité du transclasse peut-être collectivement produite, de sorte que l’individu qui change de classe n’est que la partie visible d’un processus social et familial qui le dépasse. »136

C’est donc le résultat d’un certain nombre de facteur sociaux, économiques et identitaires qui fait basculer Marie Henry d’une classe populaire à une classe bourgeoise. Les configurations économiques, politiques, sociales, familiales, intimes, la question de l’héritage, la déconstruction et la reconfiguration de l’identité, la position face à la classe d’origine et d’arrivée sont autant de facteurs qui définissent la position des transclasses137. Par ses rencontres dans les différents environnements professionnels qu’elle côtoie, la construction de la buvette et ses fréquentations, l’écart qu’elle produit volontairement à la norme en calquant des codes bourgeois, l’ascension de son patrimoine économique et culturel, elle devient transclasse.

135 Annexes 5. Correspondance entre François Norgelet, intermédiaire pour la galerie Barbazanges, et Marie Henry.

136 Op.cit. JACQUET Chantal et BRAS Gérard, La fabrique des transclasses. Paris, édition PUF, 2018, p.15,25,26.

137 Ibid, p.28.

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Carte postale qui représente la plage de Kerfany vers 1900. ©collection particulière

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