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Le patrimoine en remplacement de la contrainte par corps

29. Les sources philosophiques du patrimoine. - L’analyse philosophique du Droit permet de rendre compte des changements de mœurs qui ont motivé la transformation des règles juridiques. L’opposition entre les valeurs morales de l’Ancien Droit et du Droit révolutionnaire trouve un antagonisme symétrique entre les philosophes qui défendent l’un ou l’autre de ces systèmes. À deux systèmes juridiques correspondent donc deux courants philosophiques opposés. Prenant le parti des Lumières et notamment de ROUSSEAU, de LEIBNITZ et surtout de KANT, ZACHARIAE va créer la notion de patrimoine en partant de

l’étude de la propriété sous l’angle de l’individualisme et des libertés, si chers à ses inspirateurs102. Il débute son œuvre par l’analyse du rapport entre l’homme et les choses ou, en d’autres termes, par la catégorisation des biens qu’il qualifie de patrimoniaux. Ces derniers sont alors désignés sous l’appellation d’« objets extérieurs » qui s’opposent aux « biens innés103 ». Il semble alors entendre les premiers comme tous les biens d’existence concrète et matérielle et les seconds comme tous les éléments attachés à la personne. Partant de cette distinction, l’auteur décide de rassembler ces objets extérieurs pour en former une unité, un ensemble sous l’appellation patrimoine. De ce constat naissent plusieurs remarques : d’abord, l’œuvre qui est à l’origine du patrimoine est partie de l’étude de la propriété. Ensuite, la classification des objets de propriété a pour point d’ancrage l’individu. Le rattachement des

102 Des auteurs se sont alors penchés sur la théorie de ZACHARIAE en analysant les fondements philosophiques desquels est née la théorie du patrimoine avant d’arriver dans l’hexagone ; c’est ainsi que M. ZÉNATI, a pu identifier l’influence des Lumières sur le Code Napoléon et celle particulière de KANT, DESCARTES et LEIBNITZ

sur la pensée de ZACHARIAE : v. Fr. ZÉNATI, « Mise en perspective et perspectives de la théorie du patrimoine »,

RTD Civ. 2003, p. 667, spéc. 669. De la même manière, M. XIFARAS s’est intéressé à cette étude allemande du Code Napoléon en relevant les influences philosophiques de ZACHARIAE mais surtout en soulignant les différences qui ont résulté de la traduction de son œuvre par AUBRY et RAU : v. M. XIFARAS, La propriété –

Étude philosophique du droit, PUF 2004, spéc. p. 199 et s. ; en ce sens également, A.L. THOMAT-RAYNAUD,

L’unité du patrimoine : essai critique, Defrénois 2008, n°49 et s., p. 28 et s. ; B. FROMION-HEBRARD, Essai sur

le patrimoine en droit privé, th. Paris II dactyl., 1998, n°27 et s., p. 34 et s.

103 K.S. ZACHARIAE, Handbuch des Französischen Civilrechts, III, §573, p. 422-424, cité par M. XIFARAS,

biens à l’inné et au monde extérieur est, d’un point de vue philosophique – et dans une certaine mesure, sociologique – révélateur d’une pensée axée sur l’individu et sa liberté. En effet, opposer les biens extérieurs et les biens innés revient à analyser les choses par rapport à la personne. Cette dernière est ainsi placée au centre de toute réflexion. Noyau du raisonnement originel, la notion de personne et, particulièrement, celle de personne libre, va donner naissance à celle de patrimoine104.

30. Le patrimoine, une notion issue de la Révolution. - La notion de patrimoine prend ses racines dans l’idée que la liberté est reine et doit être protégée au sacrifice de certains anciens principes « devenus ridicules »105. La protection de la personne humaine devient alors une priorité pour les valeurs de la République et le Droit qui la gouverne. Cette protection s’est développée sous différentes formes notamment la sacralisation de la propriété individuelle106, l’apparition de la notion de dignité107 ou celle du respect de la vie privée.

Dans la lignée de ces nouvelles valeurs, le Droit a évolué vers l’abandon de la contrainte par corps. Notion issue du droit romain108, cette pratique correspond à l’emprisonnement du

104 En ce sens déjà, un auteur a pu écrire que « cette conception, à la fois abstraite et réifiée de la personne, pourrait, à la lumière des deux derniers exemples (privilèges des peines pécuniaires, suppression de la contrainte par corps en matière civile et commerciale), être mise au compte, à juste titre, d’une humanisation du droit et en même temps facilement restituée dans la perspective historique et philosophique du Siècle des lumières » : R. SÈVE, « Déterminations philosophiques d’une théorie juridique : la Théorie du patrimoine D’AUBRY et RAU », Arch. Phil. Dr. 1979, t. 24, p. 250 ; dans le même sens, Fr. ZÉNATI, « Mise en perspective et perspectives de la théorie du patrimoine », RTD Civ. 2003, p. 669 ; B. FROMION-HEBRARD, Essai sur le patrimoine en droit

privé, th. Paris, 1998, n°99, p. 87 ; W. DROSS, Les choses, LGDJ-Lextenso 2012, n°423-1, p. 782.

105 « Quand les lois ont changé, celles qui sont demeurées sont devenues ridicules » écrivait VOLTAIRE dans son

Dictionnaire philosophique. C’est ainsi qu’il a paru naturel pour certains et plus difficile pour d’autres, d’abolir

la mainmorte, les corvées personnelles, l’esclavage et bien d’autres institutions de la société alors en place. 106 L’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en est une parfaite illustration.

107 Sur le traitement juridique de la dignité humaine, v. H., L., J. MAZEAUD &F.CHABAS, Les personnes, op. cit., n°801 ; B. BEIGNIER & J.-R. BINET, Droit des personnes et de la famille, LGDJ 2017, n°378 et s.; FR. TERRÉ

&D. FENOUILLET, Les personnes, Précis Dalloz 2012, n°98 et s. ; G. CORNU, Les personnes, Montchrestien 2015, n°12 ; L. BOYER & H. ROLAND, Introduction au droit, LexisNexis 2003, n°1257 ; C. GIRARD & S. HENNETTE-VAUCHEZ, La dignité de la personne humaine. Recherche sur un processus de judiciarisation, PUF, 2005 ; E. DREYER, « Droits fondamentaux et dignité », in Dictionnaire des droits fondamentaux, D. CHAGNOLLAUD &G.DRAGO (dir.), Dalloz 2006, p. 249 ; D. GUTMAN, « Les droits de l’homme sont-ils l’avenir du droit ? », in Mélanges François TERRÉ, Dalloz-PUF 1999, p. 329 et s. ; J.P. FELDMAN, « Faut-il protéger l’homme contre lui-même ? La dignité de l’individu et la personne humaine », Droits, 2009, p. 87 ; M. MEKKI, L’intérêt général et le contrat : contribution à une étude de la hiérarchie en droit privé, LGDJ, 2004, n°430 ; M. FABRE-MAGNAN, « Dignité », in Dictionnaire des Droits de l’Homme,

J. ANDRIANTSIMBAZOVINA,H.GAUDIN,J.-P. MARGUÉNAUD,S.RIALS,FR.SUDRE (dir.), PUF, 2008, p. 227 ; E. DREYER, « Les mutations du concept juridique de dignité », RRJ, 2005, p. 19 ; B. MAURER, Le principe de

respect de la dignité humaine et la Convention européenne des droits de l’homme, Documentation française,

1999 ; V. SAINT-JAMES, « Réflexions sur la dignité de l’être humain, en tant que concept juridique du droit français », D. 1997, chron. 61.

108 Le droit romain passait par une action en justice par laquelle le juge autorisait le créancier à saisir le débiteur pour l’obliger à travailler jusqu’à ce que la dette soit remboursée. Les concepts du talion, de l’addictio (soumission) ou de la legis action per manus iniectionem traduisent l’idée d’une véritable contrainte sur le corps du débiteur d’une obligation (contractuelle ou délictuelle) : en ce sens, v. P. PICHONNAZ, Les fondements

débiteur par le créancier qui espère ainsi obtenir paiement. Elle allait jusqu’à permettre, à l’origine, au créancier de mettre son débiteur à mort ou de le vendre comme esclave. Ce droit sur la personne fût, un temps, conservé sous l’Ancien Droit pour sanctionner le débiteur de son impayé. Suivant une évolution progressive des mœurs, cette pratique a, petit à petit, fait l’objet de restrictions allant dans le sens de la protection de la personne109. Dès le XIIIème

siècle, elle ne devient « possible, faute de meubles suffisants, que pour recouvrer certaines dettes, et elle est exclue pour certains débiteurs110 ». C’est pourtant bien la philosophie révolutionnaire qui marquera la fin de la contrainte par corps111. Celle-ci sera alors considérée comme « contraire à la saine morale, aux droits de l’Homme et aux vrais principes de la liberté112 ». Ainsi, si le débiteur d’une obligation répondait auparavant de son engagement sur sa propre personne, c’est aujourd’hui sur ses biens que le créancier pourra agir113. Le sujet

de droit est responsable non plus sur son propre corps, devenu sacré, mais sur ses biens114.

Cette idée codifiée à l’ancien article 2092 du Code civil (aujourd’hui, article 2284) est symbole d’un basculement idéologique du système juridique français.

31. Le patrimoine, substitut du corps physique. – Dans l’opposition des idéologies politiques et juridiques de l’époque, on distingue d’un côté les Lumières, fervents défenseurs des libertés, et de l’autre, les philosophes qui ne rechignent pas à la cruauté tels que

109 A. LEBORGNE, Droit de l’exécution – Voies d’exécution et procédures de distribution, Précis Dalloz 2014, n°9 et s., p. 9 et s. ; S. PIEDELIÈVRE, Droit de l’exécution, PUF Thèmis, 2009, n°1, p. 17 ; M.H. RENAUT, « La contrainte par corps – Une voie d’exécution civile à coloris pénale », Rev. Sc. Crim. 2002, p. 791.

110 J.P. LEVY, A. CASTALDO, Histoire du Droit civil, Précis Dalloz 2002, n°221, p. 287.

111 Les auteurs ont pourtant été nombreux à défendre la pratique de la contrainte par corps. S’est alors développé, aux alentours des années 1860, un débat doctrinal entre les « abolitionnistes » d’un côté et les « conservateurs » ou « réformistes modérés » de l’autre. Il est ainsi possible de déceler dans cette opposition, le conflit entre les valeurs de la Révolution Française et celles de la monarchie alors récemment renversée. Criant la défense des libertés ou plutôt, de La Liberté, les « abolitionnistes » soutenaient que la contrainte par corps était notamment immorale, inhumaine et contraire à la Constitution : v. pour l’exposé des arguments qui défendent l’idée de liberté, L. DEYMÈS, L’évolution de la nature juridique de la contrainte par corps, th. Toulouse 1942, p. 152 et s.

112 Décret du 9 mars 1793.

113 Ce déplacement de la personne aux biens pour la garantie de l’obligation est largement admis : v. en ce sens, FR. ZÉNATI & TH. REVET, Cours de droit civil – Obligations – Régime, PUF 2013, n°58 et s. p. 124 et s. ; C. KUHN, Le patrimoine fiduciaire – Contribution à l’étude de l’universalité, th. Paris I 2003, n°151 et s. p. 117 et s. ; N. CAYROL, Droit de l’exécution, LGDJ-Lextenso 2016, n°383 et s., p. 213 et s. ; J. CARBONNIER, Droit

civil – Les Obligations, t. IV, PUF 2000, n°365, p. 583 ; L. CADIET, « L’exécution des jugements », in Mélanges

P. JULIEN, Edilaix 200 », p. 52 et s.

114 Certains peuvent aujourd’hui affirmer la survie de ce mécanisme « barbare » mais il serait passé du civil au pénal ; v. en ce sens, J.P. LEVY, A. CASTALDO, Histoire du Droit civil, Précis Dalloz 2002, n°221, p. 1022 ; M. H. RENAUT, « La contrainte par corps – Une voie d’exécution à coloris pénal », Rev. Sc. Crim. 2002, p. 791. En réalité, son évolution a mené à sa disparition progressive. Cependant, une analyse permettrait de considérer que cette disparition n’est qu’un basculement de la peine civile à la peine pénale. Mais l’existence d’une peine, de nature pénale, n’est pas incompatible avec les libertés individuelles puisqu’elle n’est pas décidée, ni exercée par un individu contre un autre. Ce sont les pouvoirs publics qui, seuls, peuvent décider de l’incarcération d’un débiteur pour non-paiement d’une dette publique qui est encadrée par le Code de procédure pénale (art. 749 par exemple).

NIETZSCHE et pour qui le règlement de la dette, dans le droit primitif, pouvait passer par l’infliction de souffrances par le créancier115. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI,

philosophes du XXème siècle, ont ainsi proposé une lecture tripartite de l’évolution du Droit. Celui-ci serait composé de trois âges : celui de la cruauté, celui de la terreur et celui du cynisme116. L’apparition de la notion de patrimoine correspondrait alors à un « basculement du système de la terreur dans celui du cynisme117 » puisque le premier propose un règlement des dettes sur le corps physique alors que le second impose une solution par équivalence. Il existe donc une correspondance entre les valeurs morales et le Droit qui en résulte. Si l’Ancien Droit auquel correspond ce système de la terreur, employait des moyens physiques de coercition, le Droit révolutionnaire du système du cynisme privilégie la menace sur les richesses118. Les biens viennent ainsi remplacer la personne dans la garantie de l’obligation,

dans le gage des créanciers119. Mais la catégorie de biens visés par l’article 2284 du Code

civil ne renvoie pas uniquement à tous les biens d’une personne à un moment donné – que ce soit celui de la conclusion de la dette et donc de la naissance du droit du créancier ou au moment de l’exécution de l’obligation et donc de l’exercice du droit du créancier. Le droit de gage général porte sur tous les biens, présents et à venir. Cette globalité, doublée d’une potentialité de l’assiette, force l’abstraction, laquelle semble constituer l’essence même de la notion de patrimoine120.

32. La fonction symbolique du patrimoine. – C’est donc dans la mouvance des libertés fondamentales et des valeurs révolutionnaires que le patrimoine trouve ses racines. L’étude des origines de la notion dépasse sa simple justification politique ou philosophique, elle permet d’expliquer son apparition. Le patrimoine vient remplacer le corps dans la garantie des obligations, il semble représenter symboliquement la personne conçue à la fois comme propriétaire de biens et débiteur d’obligations. Cette fonction de

115 Fr. NIETZSCHE, Généalogie de la morale, trad. I. HILDENBRAND et J. GRATIEN, éd. Gallimard, coll. Folio- Essais, 1971, p. 70 et s.

116 G. DELEUZE et F. GUATTARI, L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, éd. De minuit, 1968, p. 224- 225.

117 Ce rapprochement entre la philosophie du droit et la notion technique de patrimoine est réalisé par M. XIFARAS, La propriété – Étude de philosophie du droit, PUF 2004, p. 253.

118 On se souviendra par exemple, dans l’œuvre de Shakespeare, du marché conclu entre Antonio et Shylock où l’un emprunte de l’argent à l’autre et pour garantir l’emprunt, le premier offre une livre de sa propre chair au second : v. W. SHAKESPEARE, Le Marchand de Venise.

119 Le Professeur ATIAS écrit ainsi que « techniquement le patrimoine se présente comme le substitut de la personne pour assurer la confiance des créanciers. » : CH. ATIAS, Droit civil – Les biens, Litec 2007, n°24. 120 Cf. infra (n°39 et s.).

« responsabilisation » est inhérente à la notion de patrimoine121. Dans cette perspective, les biens remplacent la personne, l’avoir remplace l’être. C’est pour cette raison que le patrimoine est désormais conçu par une doctrine majoritaire comme le reflet de la personne dans le domaine des choses. C’est aussi ce contexte historique qui explique l’opposition des théories du patrimoine.

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