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Le patrimoine : outil de cohérence entre notions fondamentales du droit privé

40. La personne juridique au cœur du patrimoine. – Le patrimoine ne peut se confondre avec la personne juridique152, mais elle ne peut non plus s’en détacher entièrement

149 A. LALANDE, Dictionnaire technique et critique de la philosophie, PUF 2010, V°Système. 150 G. CORNU, Vocabulaire juridique, PUF 2016, V°Système.

151 Madame la Professeure ROCHFELD identifie d’ailleurs cette fonction en parlant de « fonction de responsabilisation ». Elle y attache également la « fonction de transmission » tout en constatant que celle-ci n’est pas de l’essence de tous les patrimoines qu’elle identifie. J. ROCHFELD, Les grandes notions du droit privé, PUF 2013.

car le patrimoine repose sur la propriété, lien de droit établi entre la personne et les choses (1), et sur l’obligation, lien de droit entre les personnes (2). En ce sens, le patrimoine établit une relation cohérente entre les notions fondamentales du droit privé.

1. La propriété au fondement du patrimoine

41. Les choses appréhendées par le droit par l’intermédiaire du sujet. - Pour passer de la chose au bien, le droit a créé la notion de propriété. La création n’est pas nouvelle, elle existe depuis qu’existe le Droit. Notion tout aussi polysémique que celle de patrimoine153, la propriété peut aujourd’hui renvoyer aux pouvoirs du propriétaire sur son bien154. Elle peut également désigner l’objet sur lequel le propriétaire exerce son pouvoir155.

Elle peut enfin viser le lien établi entre la chose et l’homme, entre l’objet et le sujet156. C’est

cette dernière acception qui intéresse notre étude puisqu’elle permet la reconnaissance, par le Droit, de la dimension individualiste du système juridique français. Orientée vers l’Homme, la règle juridique n’a de sens que dans l’optique des rapports de celui-ci avec le monde extérieur157. Mais ce premier lien établi entre le propriétaire et sa chose constitue,

pour les autres hommes, un fait objectif158.

42. Propriété, opposabilité et exclusivité : fondements du patrimoine. – La propriété n’existe – et n’a besoin d’exister – que dans le cadre des rapports d’un individu à un autre puisque le lien qu’elle établit entre l’homme et la chose n’a besoin d’être affirmé

153 Pour une critique de cette polysémie, v. J. ROCHFELD, op. cit., « Leçon n°5 – La propriété », p. 277 et s. ; W. DROSS, « Une approche structurale de la propriété », RTD Civ. 2012, p. 419 et s.

154 La propriété est ainsi entendue comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (art. 544, C. Civ.).

155 Étymologiquement d’ailleurs, le terme « propriété » vient du latin proprietas c’est-à-dire de ce qui est propre. En ce sens, la propriété désigne avant tout l’objet de propriété. Tombée en désuétude dans le langage philosophique (v. Vocabulaire technique et critique de la philosophie) comme dans le langage courant (v. Le

nouveau Petit Robert de la langue française, 2010), l’acception juridique du terme a désormais intégré les autres

disciplines. La propriété a donc remplacé le dominium romain. C’est ainsi par exemple que l’article 545 du Code civil dispose que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » ; v. dans le sens de la distinction :FR.ZÉNATI, La nature

juridique du droit de propriété – Contribution à la théorie du droit subjectif, th. Lyon III, 1981, n°177 et s.,

p. 243 et s.

156 Lorsque l’article 546 du même code prévoit que « la propriété d’une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur ce qui s’y unit accessoirement, soit naturellement, soit artificiellement. », le terme « propriété » semble en effet renvoyer au lien qui unie le propriétaire et la chose, au « droit » qui s’établie entre eux.

157 C’est d’ailleurs ce qu’affirment les travaux préparatoires du Code Napoléon : v. en ce sens, J.E.M. PORTALIS,

Discours préliminaire du premier projet de Code civil, 1801. Nous le verrons cet intérêt du droit pour les

rapports sociaux entre l’homme et la chose vont également fonder la qualification juridique du bien (cf. infra : n°106 et s.).

158 Ce qui a inspiré PLANIOL dans sa théorie de l’obligation passive universelle : v. sur ces débats, S. GINOSSAR, « Pour une meilleure définition du droit réel et du droit personnel », RTD Civ. 1962, p. 613 et s.

qu’au regard des autres. On se rappellera ici le célèbre exemple de Robinson pour qui le droit de propriété n’a pas de sens car, seul sur son île, il n’a pas besoin de l’appropriation puisqu’il n’a besoin d’opposer son droit sur la chose à personne159. Les juristes ont alors consacré un

terme approprié à cette opposabilité particulière et universelle : l’exclusivité160. Cette exclusivité entre le propriétaire et sa chose va permettre de fonder la règle selon laquelle les créanciers du propriétaire pourront saisir, en cas de défaillance de ce dernier, ses biens. En effet, sans un tel lien, préalablement construit et reconnu161, le créancier n’a pas de légitimité à demander la saisie de telle chose du monde extérieur. Les droits des créanciers ne portent que sur les biens de leurs débiteurs. En d’autres termes, la situation d’appartenance est un préalable nécessaire à l’engagement des biens dans la garantie de l’obligation.

2. L’obligation, lien nécessaire à la fonction du patrimoine

43. Le patrimoine : symbole de cohérence du système juridique. – Le passage de la personne à ses biens, engendré par l’abolition de la contrainte par corps, transparait dans le Code civil. Celui-ci prévoit que « quiconque s’est obligé personnellement » devra « remplir son engagement sur tous ses biens (…) ». Si la prise en compte des libertés individuelles a permis au législateur de passer du personnel au réel, c’est aux dépens de la cohérence du système juridique pris dans son ensemble. Il était logique, à l’époque de la contrainte par corps, que lorsqu’un débiteur s’engage dans des liens d’obligation, il en réponde sur sa propre personne. L’analyse classique de l’obligation permettait ainsi de justifier la pratique ; en effet, la définition même de l’obligation renvoie à la « face passive

159 L’exemple de Robinson est celui de KANT, in Métaphysique des mœurs, Flammarion 1994, trad. RENAUT, Vol. 2. Part. 1, Sect.2, Chap. 1, §11, p. 56 ; on retrouve la même idée chez d’autres philosophes tel que G.W.F. HEGEL, Les principes de la philosophie du droit, Flammarion 1999, §71 ; mais également chez les juristes : FR.TERRÉ &PH. SIMLER, Les biens, Précis Dalloz 2014, n°100, p. 115 ; J.M. MOUSSERON, « Valeurs, biens, droits », in Mélanges BRETON-DERRIDA, Dalloz 1991, p. 277 ; C. GRZEGORCZYK, « Le concept de bien juridique : l’impossible définition », Arch. Phil. Droit, t. 24, 1979, p. 259.

160 FR. DANOS propose une analyse complète de la propriété à laquelle il convient d’adhérer car elle permet de préciser que l’exclusivité comprend une part objective et intersubjective, ce qui revient à distinguer d’une part le rapport du propriétaire à son bien, lien objectif, et d’autre part, le rapport du propriétaire aux tiers, lien intersubjectif. L’auteur ne se contente pas d’affirmer l’exclusivité que confère le droit de propriété, qui n’est qu’un effet accordé par le Droit objectif à la propriété reconnue de telle ou telle personne. L’analyse permet de fonder la nécessité de cette exclusivité, du caractère absolu de la propriété et de son opposabilité. La propriété repose sur la reconnaissance par les autres, du lien entretenu entre la chose et son propriétaire. Cette intersubjectivité est de l’essence de la propriété : FR. DANOS, Propriété, possession et opposabilité, Economica, 2007, n°127 et s., p. 135 et s. ; v. également les propos de P. CATALA sur ce point : « le droit de propriété vaut surtout par l’opposabilité absolue de la protection dont jouit son titulaire », in « La transformation du patrimoine », RTD Civ. 1966, n°21, p. 201.

161 Il convient de préciser ici que le lien de propriété doit être établi préalablement à la saisie et non préalablement à la naissance du droit du créancier, le patrimoine échappant, nous le verrons, à toute contingence temporelle (cf. infra : n°46 et s.).

du droit personnel (ou droit de créance)162 ». Le droit étant ici personnel, il semblait tout à fait naturel que celui-ci s’exerce sur la personne même du débiteur163. Après suppression de l’institution, il fallait remplacer, du moins de façon fictive, la personne par un nouveau concept et c’est ce rôle que remplit la notion de patrimoine. En d’autres termes, l’universalité se présente comme « un être fictif164 », « un corps artificiel165 » dans le règlement des dettes. Le droit du créancier s’exerce désormais sur cet être purement idéel plutôt que sur l’être vivant qui est à son fondement. La notion permet donc non seulement de répondre des dettes – c’est-à-dire de ce qui résulte des obligations – de façon concrète, mais elle permet également de conserver la cohérence théorique entre la personne, les biens qu’elle détient et les obligations dont elle est débitrice166.

44. Le patrimoine comme garantie de l’obligation. – Le patrimoine n’est pas un sujet de l’obligation en ce qu’il ne lui sert que de garantie167. L’article 2284 implique d’abord

que l’obligation est bien la création d’un lien personnel lorsqu’il prévoit la garantie des « engagements personnels ». L’article suivant dispose que le patrimoine, en tant qu’universalité des biens et des dettes d’une personne, est « le gage commun de ses créanciers ». Le « gage » ici visé s’entend comme la garantie de toutes les obligations contractées par son titulaire168 ; l’insertion de cette disposition dans le livre du Code relatif aux sûretés va d’ailleurs en ce sens169. Cette analyse du patrimoine est alors cohérente avec la fonction qui lui est rattachée. Le patrimoine n’intervient qu’à titre subsidiaire de sorte que l’obligation fait bien naître sur la personne même du débiteur, une charge qui, à défaut d’exécution seulement, se réglera sur le patrimoine. Le droit qu’acquiert le créancier sur le patrimoine de son débiteur, au moment où celui-ci s’engage, n’est alors qu’une garantie légale qui prend naissance avec l’engagement. Analyser l’obligation et le droit de gage

162 Définition de l’obligation dans son sens technique, in Vocabulaire juridique, G. CORNU, PUF 2007. 163 En ce sens, L. DEYMES, L’évolution de la nature juridique de la contrainte par corps, th. Toulouse, 1942. 164 M. XIFARAS, La propriété – Étude de philosophie du droit, PUF 2004, p. 209.

165 M. XIFARAS, op. cit., p. 252.

166 Des auteurs ont ainsi pu voir que « l’avènement de la notion d’universalité correspond à un changement se réalisant dans la conception de l’obligation » : G. PLASTARA, La notion juridique du patrimoine, éd. Arthur ROUSSEAU, 1903, p.101.

167 En ce sens, A. PINO, Il patrimonio separato, th. Padoue, Italie, 1950, p. 33 et s.

168 Il est délicat ici de trouver une juste qualification au droit ainsi offert aux créanciers chirographaires. Il s’assimile facilement au gage par son caractère subsidiaire et par le fait qu’il s’agit d’une garantie sur un bien – donc d’une garantie réelle. Il est en revanche plus discutable de retenir une telle qualification quand, d’une part, tous les créanciers en bénéficient alors que le gage est une sûreté et donc une « cause légitime de préférence » ; et d’autre part, on sait que le gage, s’il n’est plus un contrat réel, exige néanmoins l’identification d’un bien déterminé sur lequel portera la sûreté. Le « gage » de l’article 2284 n’est donc pas un véritable gage au sens du droit des sûretés ; il demeure cependant une véritable garantie. En ce sens, v. PH. SIMLER &PH. DELEBECQUE, Droit civil – Les sûretés et la publicité foncière, Précis Dalloz 2014, n°2, p. 5.

général de la sorte permet de justifier les relations qui s’établissent entre la propriété, l’obligation et le patrimoine tout en conservant une distinction entre chacune de ces notions. 45. La fonction systémique du patrimoine. – Une succession de liens est créée par la notion de patrimoine : la propriété permet d’établir une relation entre les choses et la personne ; l’obligation permet à son tour de créer un lien entre cette personne et une autre ; enfin, un dernier lien va fonder la saisie de telle chose par cette « autre » personne. Le patrimoine se détache de la personne sans pour autant offrir aux créanciers un droit direct sur les biens. Les théories du patrimoine sont de ces créations doctrinales qui permettent d’assoir la cohérence d’un système juridique. « Il ne s‘agit pas d’expliquer un mécanisme juridique particulier, par exemple celui de la remise de dette, mais des règles juridiques – l’équivalent dans cette perspective des lois empiriques – qui, elles, gouvernent de tels mécanismes particuliers170 ». La notion a donc une valeur explicative et pédagogique. Elle donne au droit

de gage général son assise théorique. Loin d’être inutile, le patrimoine est nécessaire à l’articulation des règles fondamentales du droit privé.

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