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3. Sémiologie d’une morphosyntaxe déficitaire et d’une morphosyntaxe simplifiée

3.2. Aspects déficitaires en morphosyntaxe

3.2.1. La notion de marqueurs de troubles

3.2.1.3. Passives, interrogatives et relatives : mouvement syntaxique

Au niveau de la complexité syntaxique (terme qui reste à définir avec précision, cf. section 3.3.3.), Van der Lely & Harris (1990, voir aussi Van der Lely, 1998) a montré chez des enfants et adolescents anglophones avec TSL grammatical78 (âgés de 9 à 15 ans) des déficits dans l’assignation des rôles thématiques dans une tâche de compréhension d’énoncés passifs réversibles79 (ex : the boy is pushed by the girl), alors que dans le même temps, les sujets plafonnaient pour les énoncés à la voix active. Pour l’auteur, ces difficultés résulteraient d’une altération des opérations de mouvements régissant les relations syntaxiques.

Les difficultés rencontrées par les sujets avec TSL semblent donc être reliées à la notion de complexité, avec un ordre non canonique des constituants. Jakubowicz & Tuller (à paraître) décrivent effectivement, à côté des troubles affectant les morphèmes grammaticaux, des déficits spécifiques pour les constructions impliquant un mouvement syntaxique (comme le mouvement wh) que les enfants avec TSL auraient tendance à éviter. Des difficultés avec les constructions impliquant ce type de mouvement, à savoir les interrogatives et les relatives, ont ainsi été repérées chez des enfants avec TSL, principalement dans des tâches de production induite.

Lors de la production induite d’interrogatives (voir par exemple Hamann, 2006 ; Jakubowicz, à paraître), les sujets avec TSL produisent davantage de structures in situ que d’antépositions du mot wh (ex : tu pousses qui ? vs. qui tu pousses ?). Des résultats similaires ont été observés par Scheidnes (2007) chez 22 enfants avec TSL (âgés de 6 à 12 ans), issus des travaux de Fache (2007) et 19 locuteurs L2 adultes (19-25 ans). Les deux groupes ne différaient pas au niveau du taux de réponses attendues (avec un taux significativement inférieur à celui des témoins adultes, mais similaire à celui des enfants tout-venant âgés de 4 ans). Les premiers (avec TSL) produisaient en majorité des questions avec mot wh in situ, donc sans mouvement du mot wh, et les seconds (L2 adultes) semblaient plutôt éviter l’inversion sujet-verbe ; cette inversion implique deux déplacements syntaxiques ; elle est donc (a priori) plus complexe que l’antéposition (du mot wh) seule80 (4). Les locuteurs L2 adultes utilisaient alors préférentiellement l’antéposition seule.

78 C’est-à-dire un sous-groupe de sujets TSL présentant des difficultés essentiellement dans la sphère de la

morphosyntaxe et de la phonologie (d’où l’appellation propre à Van der Lely : G-SLI = grammatical SLI).

79 Van der Lely (op. cit.) précise que ces énoncés ont une structure complexe dans le sens où ils débouchent sur

un ordre non canonique des rôles sémantiques et des fonctions grammaticales.

80 Là encore, nous renvoyons le lecteur à la section 3.3.3, section dans laquelle la complexité syntaxique d’une

(4) Antéposition + inversion : Qui pousses-tu __ __ ?

Antéposition seule : Qui tu pousses__ ?

La même expérience (Prévost et al., 2008 ; Scheidnes et al., 2008) a été réalisée en comparant cette fois les 22 mêmes enfants avec TSL à 13 enfants issus de l’immigration britannique, acquérant le français comme langue seconde. Ces locuteurs L2 enfants utilisaient préférentiellement les question in situ, comme les enfants avec TSL et avec une fréquence plus importante que les enfants témoins de 4 ans. Contrairement aux adultes précédemment étudiés par Scheidnes (op. cit.), les enfants L2 utilisaient peu l’antéposition, alors que c’est la seule option—pour produire des questions—disponible dans la GU de leur L1 (anglais).

En synthèse, les auteurs ont donc observé la production de structures moins complexes dans la formation des questions, chez les locuteurs L2, que ce soit avec un seul mouvement (antéposition seule) ou sans aucun mouvement (in situ), alors même que ces structures ne sont pas attestées dans la L1 des sujets testés, comme illustré en (5). Les auteurs insistent alors sur l’implication de la complexité computationnelle81 qui aurait un rôle plus important que le transfert de la L1 dans les premières phases d’acquisition d’une L2 (du moins pour ce qui est de l’acquisition des questions) : « Les résultats démontrent que les sujets L2 sont plus

contraints dans leurs performances par les opérations syntaxiques complexes que par les différences paramétriques entre l’anglais et le français » (Scheidnes, 2007 : 2).

(5) Who are you pushing?

* You are pushing who? * Who you are pushing?

Chez des sujets anglophones avec TSL grammatical, Van der Lely (1998) a également identifié une dissociation entre les questions sujets, ne requérant pas de mouvement (ex : who

is coming ?) et les questions objets, beaucoup plus souvent erronées. Les erreurs constituaient

par exemple à remplir le vide laissé par le mouvement (6) :

81 Notion que nous définirons en section 3.3.3 par le nombre et la nature des opérations syntaxiques nécessaires

(6) *What did Mrs Brown broke something? (TSL, 15;6 ans) Cible: What did Mrs Brown broke?

Dans les questions dites « à longue distance », c’est-à-dire les questions dans lesquelles la position sous-jacente du mot wh se trouve dans une proposition subordonnée (ex : que

penses-tu [que Sophie veut faire__ ] ?), les sujets avec TSL utilisent également toute une

gamme de stratégies pour éviter ce mouvement long et coûteux, comme des mouvements partiels, donc plus courts, comme en (7) et des copies du mot wh, comme en (8). Ces corpus sont extraits de Jakubowicz & Tuller (à paraître) qui citent les précédents travaux de Jakubowicz (2004, 2005, à paraître).

(7) * Tu crois où que j’ai caché le bébé ? (TSL, 9;4 ans)

(8) * Où tu penses où j’ai mis le chien ? (TSL, 9;4 ans)

Dans le développement typique, on retrouve cette hiérarchie (au niveau de l’ordre d’acquisition) : ainsi, les questions avec mot wh in situ sont maîtrisées avant l’antéposition du mot wh, l’antéposition sans inversion utilisée avant l’antéposition avec inversion et les questions racines, c’est-à-dire dans une proposition principale, maîtrisées avant les questions à longue distance. Les enfants les plus jeunes (3-4 ans) ont ainsi tendance à produire des questions qui exigent le moins de complexité et plus l’enfant est âgé, plus il utilise des constructions exigeant un calcul syntaxique complexe (Strik, 2007, en préparation). Ceci confirme également que les difficultés des sujets qui ont expérimenté (ou qui expérimentent) le développement d’une langue dans un contexte atypique produisent les mêmes structures que de jeunes enfants tout-venant.

Pour ce qui est des subordonnées relatives, on relève également dans la littérature un évitement du mouvement chez les enfants et adolescents avec TSL, dans des tâches de production induite (Cronel-Ohayon, 2004 ; Damourette, 2007) aussi bien qu’en langage spontané (Henry, 2006 ; Hamann et al., 2007 ; Damourette, 2007 ; Delage et al., 2008). Ainsi, les relatives sujets sont plus fréquemment produites que les relatives objets qui impliquent un déplacement plus long et qui sont également davantage erronées lorsqu’elles sont produites. Damourette (2007) a retrouvé dans une tâche d’élicitation de subordonnées relatives, chez 8 enfants avec TSL âgés de 8 à 11 ans, cette dissociation entre les relatives sujets et les relatives objets (avec, pour ces dernières, un taux de production très faible de 3,8% contre 40,4% chez

les enfants tout-venant âgés de 6 ans)82. Les stratégies observées par Damourette, comme dans nos précédents travaux sur les relatives en langage spontané (Hamann et al., 2007 ; Delage et al., 2008) vont toutes dans le sens d’une réduction de la complexité, que ce soit avec une absence de déplacement syntaxique, un déplacement moins long ou un enchâssement moins profond. De telles stratégies ont également été identifiées chez des enfants sourds (Friedmann & Szterman, 2006) et des sujets épileptiques (Monjauze, 2007 ; Tuller et al., 2006). Ces différentes observations seront détaillées et discutées en section 3.4.2.4, assorties de considérations plus théoriques et sous le sceau de l’hypothèse de la complexité du calcul syntaxique.