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3. Sémiologie d’une morphosyntaxe déficitaire et d’une morphosyntaxe simplifiée

3.3. Théories explicatives des déficits morphosyntaxiques

3.3.2. Atteinte plus ou moins spécifique de la compétence grammaticale

La mise en évidence de dissociations au sein même de la production de différents morphèmes grammaticaux, pourtant tous phonologiquement réduits, a conduit les théories explicatives du TSL à se détacher progressivement de la forme de surface des éléments grammaticaux et à se rapprocher d’une atteinte de la compétence grammaticale. Les auteurs proposent alors que les divergences observées entre enfants avec TSL et enfants tout-venant seraient imputables à l’ « engin syntaxique » (terme emprunté à Jakubowicz, 2007).

3.3.2.1. Une « cécité » aux traits morphologiques

Gopnik & Crago (1991, voir aussi Gopnik, 1990) ont émis l’hypothèse selon laquelle les altérations morphologiques96 observées chez six adultes avec TSL anglophones issus de la même famille (sur trois générations) seraient dues à l’incapacité de ces sujets à acquérir les règles implicites de la grammaire. Autrement dit, les sujets avec TSL souffriraient d’une atteinte spécifique de la compétence grammaticale qui les empêcherait de construire (ou plutôt de fixer) des paradigmes flexionnels à partir des données fournies par l’input linguistique. Les éléments semblant acquis par ces sujets (étant donné que les morphèmes grammaticaux ne sont pas tous systématiquement omis) seraient alors la résultante de stratégies d’apprentissage lexical (du « par cœur »), plus que d’une construction implicite de règles. Dans le cadre de la théorie des principes (innés) et des paramètres, Gopnik & Crago (op. cit.) ont alors proposé la notion d'un « gène de la grammaire » ; ce gène contrôlerait les mécanismes responsables de l’apprentissage des paradigmes morphologiques et son altération se traduirait par une « cécité » aux traits morphologiques (“feature blindness”). Le TSL résulterait donc d’un déficit dans l’acquisition de l’ensemble des catégories fonctionnelles impliquant des traits morphologiques97.

Or, s’il est vrai que les troubles observés chez les sujets anglophones avec TSL concernent souvent les phénomènes d’accords morphologiques (accord en temps, genre et nombre, cf. section 3.2), tous les paradigmes morphologiques ne sont pas atteints de la même

96 A savoir des performances inférieures à celles des enfants et adolescents sans TSL, issus de la même famille,

pour la production de flexions verbales, du pluriel des mots et des non-mots, des dérivations lexicales (nominales, adjectivales et adverbiales) ainsi que pour des jugements de grammaticalité concernant le nombre, le temps et l’aspect verbal.

97 Toujours au niveau d’un déficit grammatical sélectif, avec une hypothèse assez proche de celle de Gopnik (op.

cit.), nous pouvons également citer le déficit sélectif de l’accord grammatical de Clahsen (1989, Clahsen et al., 1992). Selon cette hypothèse, les difficultés se situent spécifiquement au niveau des traits grammaticaux entrant dans les relations d’accord (“Missing Feature Hypothesis” = hypothèse de l’accord manquant).

façon : “This line of argument (=“feature blindness”) is typically rejected on the grounds that

the impairments seen in individuals with developmental language disorders are highly selective” (Bishop, 1996 : 1). De plus, comme l’a souligné Bishop (1994), les erreurs ne sont

pas réalisées au hasard mais sont cohérentes. Ainsi, Vargha-Khadem et al. (1995) ont évalué la même famille que Gopnik et ses collègues et ils ont observé des erreurs de surgénéralisation morphologique et des difficultés plus marquées pour les flexions de verbes irréguliers. De plus, les dissociations observées entre la compréhension et la production (cf. section 3.3.1) semblent contredire la théorie de « feature blindness » (ainsi que celle de Clahsen, 1989 ; Clahsen et al., 1992 : « Missing Feature Hypothesis », cf. note n°97). Enfin, si un « gène de la grammaire » était altéré uniquement dans le cas du TSL, comment expliquer les remarquables similarités des troubles observés dans le cas d’une acquisition atypique du langage, comme chez les enfants sourds sévères-profonds qui présentent le même type de déficits que les enfants avec TSL (voir par exemple Jacq et al., 1999 ; Jakubowicz et al., 2000), ou encore chez les SML qui se rapprochent également des sujets avec TSL pour ce qui est des variables morphosyntaxiques altérées (Tuller & Jakubowicz, 2004 ; Delage & Tuller, 2007, Tuller et al., à paraître), mais avec une origine des troubles différente ?98 En résumé, les différents arguments présentés dans ce paragraphe semblent invalider l’hypothèse selon laquelle les difficultés rencontrées par les enfants (avec TSL) reflèteraient un déficit syntaxique touchant les traits formels et l’opération d’accord. Ce type d’hypothèse a d’ailleurs été abandonné: “Subsequent studies, however, have led to abandonment of the “feature

blindness” hypothesis as too extreme an account of the impairment in SLI” (Bishop, 1997 :

134).

3.3.2.2. L’approche maturationnelle et son application au cas des SML

S’inscrivant au sein des théories attribuant les déficits linguistiques des sujets avec TSL à une atteinte de la compétence grammaticale, l’approche maturationnelle considère que la compétence grammaticale suit un processus de maturation et que ce processus serait perturbé ou ralenti dans les troubles du langage. Ces hypothèses évoquant un retard de maturation de la compétence linguistique (ou du moins d’aspects spécifiques de cette compétence) peuvent- elles s’appliquer à la surdité ? Prenons l’exemple du stade d’infinitif optionnel indépendant

98 On pourrait cependant imaginer que ce « gène » de la grammaire puisse être également altéré par des

limitations de l’input, comme dans la surdité ou l’acquisition L2. Mais il ne s’agirait pas dans ce cas d’une atteinte innée.

(IOI) développé par Wexler (1994) et évoqué en section 3.2.1, stade pendant lequel l’omission optionnelle des flexions verbales correspondrait à une période de connaissance incomplète sur la finitude des verbes. Wexler (1998) propose que la grammaire de l’enfant soit contrainte par un principe développemental (Unique Checking Constraint, ‘UCC’) qui interdit que les traits D soient vérifiés plus d’une fois et qui permet de rendre compte du phénomène des infinitifs optionnels. Dans l’approche maturationnelle à proprement parler, il existerait une transition entre un état intermédiaire de la GU (par exemple l’infinitif optionnel chez les anglophones) et un état stable, autrement dit mature : « (…) certains principes de la

Grammaire Universelle ou une certaine procédure syntaxique seraient biologiquement programmés pour devenir opératoires à un certain stade de développement linguistique : la maturité une fois atteinte, ces principes ou mécanismes deviendraient disponibles »

(Jakubowicz, 2007 : 170).

Un principe de maturation, suivant une chronologie fixe, permettrait donc aux enfants ordinaires de fixer progressivement (et rapidement) les paramètres de leur langue, auparavant sous-spécifiés ou inactifs. Les enfants avec TSL auraient une GU plus immature (peut-être immature pour toujours), ce qui expliquerait leurs déficits persistants dans l’utilisation des flexions verbales, avec une sous-spécification ou une omission persistante des traits formels considérés. Ainsi, la période d’IOI (Infinitif Optionnel Indépendant), normale chez le jeune enfant jusqu’ à 3-4 ans, se prolongerait anormalement chez l’enfant avec TSL et il s’agirait alors d’un stade d’infinitif optionnel étendu (IOE, Rice & Wexler, 1996 ; Rice et al, 1998).

Van Der Lely & Stollwerck (1997) ont également évoqué un défaut dans la maturation des principes innés pour expliquer les difficultés des enfants avec TSL avec la théorie du liage. Toutefois, les résultats empiriques observés chez les locuteurs L2 adultes mettent à mal cette hypothèse de maturation. En effet, si la fixation des paramètres, comme l’omission optionnelle de la flexion du verbe en anglais par exemple, suit un processus de maturation fixe chez l’enfant tout-venant, comment expliquer que des locuteurs L2 présentent ce type d’omission à un âge beaucoup plus tardif (voir par exemple Paradis et al., 2003, 2006) et qu’ensuite ce phénomène disparaisse ? Il est alors difficile d’accepter entièrement l’hypothèse de la maturation biologique pour toute acquisition morphosyntaxique.

Wexler et al. (2004) ont indiqué par la suite qu’il existerait également une période pendant laquelle l’omission du clitique accusatif serait normale chez le jeune enfant, et que cette période serait « étendue », en français et en catalan, chez l’enfant avec TSL (cf section 3.4.1 sur l’application de l’ « Unique Checking Constraint » (UCC) de Wexler au cas des clitiques accusatifs). Nous avons effectivement vu qu’en français, l’utilisation d’infinitifs racines était

très rare et que le marqueur caractéristique du trouble langagier était l’omission du clitique accusatif. Alors, pourrait-on imaginer que les enfants SML passent par un stade « étendu » de l’objet pronominal nul ? Selon nous, certains arguments s’opposent à cette idée, et notamment le fait que les difficultés avec les clitiques accusatifs soient persistantes avec l’âge (cf. section 3.2.2.4). En effet, s’il s’agit d’un problème de maturation de la GU, le stade mature ne serait jamais atteint chez les sujets avec un développement atypique du langage et donc il faudrait considérer qu’ils gardent définitivement une grammaire immature. Après tout, pourquoi pas, mais qu’est-ce qui motiverait cela chez les enfants SML ? Ils ne souffrent pas d’un déficit spécifique au langage (TSL) mais bien d’une difficulté auditive qui entraîne (même si on ne connaît pas la nature exacte du lien entre surdité et perturbation langagière) un trouble du langage. Il est donc difficile de concevoir en quoi la surdité affecterait la compétence langagière innée, la GU, des enfants SML.99 Il doit par conséquent y avoir d’autres éléments qui expliquent les difficultés communes qui ont été mises en exergue chez les sujets au développement langagier « atypique », éléments que l’on cherchera plutôt en dehors de la compétence langagière, et donc dans les systèmes de performance qui gravitent autour de la GU et qui interagissent avec cette dernière.