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3. Sémiologie d’une morphosyntaxe déficitaire et d’une morphosyntaxe simplifiée

3.3. Théories explicatives des déficits morphosyntaxiques

3.3.1. Limitations perceptives

Premièrement, l’hypothèse de la saillance perceptive (ou hypothèse de surface), émise par Leonard et ses collègues (voir, par exemple, Leonard, 1989, 1998 ; Leonard et al., 1992), soutient que les enfants avec TSL souffriraient d’une réduction de la vitesse de traitement qui entraînerait des difficultés de perception des morphèmes grammaticaux phonétiquement faibles. En effet, les morphèmes grammaticaux sont très souvent des mots courts ou des morphèmes liés pouvant donc être difficiles à percevoir ; ils peuvent aussi être fusionnés (ex :

au = à le) ou élidés (le dans l’argent ; il l’arrose). Ce phénomène pourrait expliquer qu’ils

soient atteints chez les enfants avec TSL, à l’inverse des morphèmes lexicaux et que, par conséquent, ils soient à la base de leur retard de production par rapport aux enfants tout- venant. Cette hypothèse s’appuie donc sur les caractéristiques de surface de chaque langue ; ainsi les anglophones avec TSL auraient des difficultés de flexion verbale du fait de la présence de clusters consonantiques—comportant un contenu phonétique réduit94—du type [ks] dans he walks.

Cette hypothèse peut tout à fait s’appliquer également aux enfants sourds qui souffrent d’un déficit avéré de la perception auditive, déficit plus ou moins sévère en fonction de leur

degré de surdité. Chez les enfants SML, on pourrait alors penser que les plus sourds ont des difficultés morphosyntaxiques plus sévères que ceux qui sont moins sourds, puisque a priori, ces derniers perçoivent mieux les différents morphèmes grammaticaux. Or, comme nous l’avons souligné dans le chapitre 2 (section 2.5.3.1), le degré de perte auditive est rarement un facteur explicatif de la variabilité inter-individuelle observée dans le domaine de la morphosyntaxe chez les enfants SML. Autrement dit, les plus sourds n’ont pas nécessairement des déficits morphosyntaxiques plus sévères que les moins sourds ; nous avions alors précisé que d’autres facteurs (autres que le degré de surdité en lui-même) étaient très certainement impliqués. L’hypothèse de surface présentée par Leonard (op. cit.) ne semble donc pas pouvoir s’appliquer strictement au cas des enfants SML.

De plus, cette hypothèse prédit le fait que tous les items fonctionnels, de saillance phonologique réduite, seront atteints de la même façon. Or, ce n’est pas le cas, et nous pouvons citer à l’encontre de cette hypothèse la différence de performance, en français, entre les déterminants définis « le, la, les », généralement bien maîtrisés, et les clitiques accusatifs homonymes (donc masculin, féminin et pluriel) qui restent déficitaires, alors même qu’ils ont exactement la même forme de surface que les déterminants précédemment cités. Ainsi, les travaux dirigés par Jakubowicz (Perennes & Subey en 2001 chez 12 participants avec TSL âgés de 7 à 13 ans ; Delamarre & Gueniche en 2002 chez 12 enfants avec TSL plus jeunes 5-8 ans) ont mis en évidence une dissociation forte entre la production du déterminant (défini) et celle du clitique accusatif en faveur du déterminant. Utilisant certaines de ces données, Tuller & Jabubowicz (2004) présentent les performances de 20 enfants sourds moyens âgés de 6 à 13 ans, celles de 10 enfants avec TSL de 6-8 ans (issus des travaux de Delamarre & Gueniche, op. cit.) et celles d’enfants témoins âgés de 3, 4 et 6 ans. Toutes les populations, à l’exception des témoins de 6 ans qui plafonnaient pour l’ensemble des items, présentaient une dissociation nette entre déterminants définis (taux de production supérieurs à 95% chez toutes les populations) et clitiques accusatifs : avec des taux de 29 % chez les enfants avec TSL de 6-8 ans, de 40% chez les sourds moyens de 6-8 ans, de 69% chez les sourds moyens de 9-13 ans, de 44% chez les témoins de 3 ans et enfin de 78% chez les témoins de 4 ans. Jacq et al. (1999, voir aussi Jakubowicz et al., 2000) ont retrouvé ces mêmes dissociations chez des enfants sourds sévères et profonds âgés de 7 à 13 ans.

Par ailleurs, les études sur l’accord en genre et en nombre évoquées en section 3.2.1.2 montrent que les enfants avec TSL ne présentent pas de déficit dans le traitement perceptif des traits d’accord (puisqu’ils sont sensibles à la fois aux violations en genre et en nombre), contrairement à leurs performances en production. Si l’on privilégiait pourtant une hypothèse

de surface, les performances devraient être identiques sur les deux versants (réception/production). De manière générale, les enfants avec un développement atypique du langage présentent d’ailleurs des performances bien supérieures en compréhension qu’en production (voir par exemple Jakubowicz & Tuller, à paraître) : ainsi, les scores d’enfants avec TSL, en compréhension du passé composé, surpassent ceux obtenus sur le versant productif (Jakubowicz & Nash, 2001), comme ceux des enfants sourds moyens (Tuller & Jakubowicz, 2004). Il en va de même, chez les enfants avec TSL, pour les clitiques accusatifs (Grüter, 2005 ; Jakubowicz et al., 1998) et les questions à longue distance (Jakubowicz, 2005).

Enfin, nous pouvons citer Rice & Wexler (1996) qui ont mis en évidence le fait que les enfants anglophones avec TSL rencontraient davantage de difficultés avec la flexion –s de la 3ème personne du singulier (ex : he walks) qu’avec la flexion –s du pluriel des noms (ex :

cats), alors que la saillance phonétique est réduite dans les deux cas. Dans le même ordre

d’idée, mais en français, Paradis & Crago (2001) ont démontré que la saillance phonétique réduite de l’auxiliaire avoir à la 2ème et 3ème personne du singulier (donc la forme [a]) ne pouvait pas expliquer les difficultés rencontrées sur cet item par les enfants avec TSL puisque la préposition à, homophone de l’auxiliaire a, était significativement plus produite que l’auxiliaire.

Le constat selon lequel tous les morphèmes grammaticaux ne sont pas touchés de manière identique (et aussi le fait que les omissions ne sont pas systématiques), ainsi que la dissociation expression/compréhension, invalident également l’hypothèse du déficit du

traitement temporel auditif, émise par Tallal en 1976 (voir plus récemment Wright et al.,

1997)95. Selon cette hypothèse, les enfants avec TSL ont des difficultés dans la reconnaissance et la distinction d’éléments phonétiques brefs ; ainsi, les flexions verbales et la marque du pluriel (en anglais) seraient difficilement analysables par les sujets avec TSL, ce qui ne pourrait donc pas permettre la construction de paradigmes morphologiques. Cependant, comme nous le soulignons dans notre précédente étude (Delage & Tuller, 2007 : 1309), “Not

all individuals with SLI have problems with auditory processing (see, for example, Bishop & McArthur, 2004), and not all individuals with auditory processing deficits have SLI (Bishop, Carlyon, Deeks & Bishop, 1999)”.

95 Cette hypothèse, comme celle de Leonard, aurait également pu être appliquée à la surdité moyenne et légère,