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4. Problématique de l’étude : objectifs et aspects méthodologiques

4.1. Objectifs et hypothèses générales

Notre étude vise à explorer dans une trajectoire développementale les performances langagières d’une population d’enfants et d’adolescents présentant une surdité neurosensorielle moyenne ou légère. Comme nous l’avons exposé dans le chapitre 2, les enfants SML présentent souvent des performances langagières (orales) inférieures à celles de leurs pairs normo-entendants. Les domaines langagiers les plus déficitaires sont sans conteste les habiletés phonologiques suivies de la morphosyntaxe et du vocabulaire. Si toutes les études s’accordent à dire qu’il existe bien un déficit des représentations phonologiques, lié à la perte auditive (et présent même chez les sourds légers), les résultats sont sensiblement moins convergents pour la morphosyntaxe. Pourtant, comme nous l’avons vu dans le chapitre 3 (section 3.1.2), les aspects dits formels du langage, qui comprennent la phonologie et la morphosyntaxe (et non les aspects lexicaux, cf. Weber-Fox & Neville, 1999) sont particulièrement vulnérables dans le cadre d’une acquisition atypique du langage, quelle que soit la source du dysfonctionnement. Certains aspects morphosyntaxiques étant considérés comme des marqueurs de déficit linguistique, leur atteinte reflèterait même un déficit langagier plus global. Nous l’avons déjà dit, les SML sont connus pour éprouver, en tant que groupe, des troubles phonologiques, et plus précisément des troubles de la mémoire phonologique à court terme (testée par la répétition de non-mots), alors même que les déficits en morphosyntaxe ne concernent généralement qu’un sous-groupe de sujets. Il nous paraissait dès lors pertinent de focaliser notre recherche sur la morphosyntaxe du langage des SML afin, d’une part, de mieux comprendre la variabilité des profils linguistiques des SML précisément dans ce domaine et d’autre part, d’approfondir l’étude de certains aspects morphosyntaxiques spécifiques, susceptibles de mettre en évidence des troubles subtils qui n’auraient pas été identifiés par une analyse globale. Le travail proposé dans cette thèse, s’il porte globalement sur tous les aspects du langage, a donc surtout pour vocation d’approfondir les aspects morphosyntaxiques du langage oral, notamment les constructions syntaxiques connues pour être sources de difficultés dans l’acquisition atypique (listées chapitre 3, section 3.2) et

pouvant être qualifiées de « marqueurs » d’une pathologie du langage. De plus, comme nous l’avons précédemment évoqué, un aspect important de notre analyse réside également dans la recherche de moyens d’évitement de la complexité, ces moyens pouvant notamment se caractériser par une prédominance des structures les moins complexes (cf. section 3.4.3). En fin de revue de littérature sur la surdité moyenne et légère (section 2.6), nous avons relevé un certain nombre d’interrogations, constituant autant de problématiques connexes, que nous nous proposons de résumer ainsi :

1. Comment expliquer l’hétérogénéité des performances linguistiques des SML ?

2. En quoi les profils linguistiques des SML et ceux des dysphasiques pourraient-ils

différer ?

3. Des évaluations plus ciblées pourraient-elles objectiver des troubles subtils et/ou

spécifiques chez les SML au langage apparemment préservé ?

4. Les SML au langage apparemment indemne compenseraient-ils leurs difficultés en

évitant la complexité linguistique ?

5. Quelle évolution des profils linguistiques nous attendons-nous à observer chez des

enfants SML, notamment entre l’enfance et l’adolescence ?

Les différentes hypothèses qui ont tenté d’expliquer l’hétérogénéité linguistique des SML ont mis en avant des facteurs endogènes (degré de surdité, âge, différences de fonctionnement cognitif, etc.) ou environnementaux (investissement parental, prise en charge, etc.). Aucune de ces hypothèses n’a été confirmée pour l’instant. Afin d’investiguer notre première

problématique, nous avons pris en compte le maximum de variables qu’il nous était possible

de rassembler et qui comprennent à la fois des données psycholinguistiques précises mais aussi des données cliniques et socioculturelles. En ce qui concerne les variables liées à la perte auditive, nous supposons que nous ne trouverons pas de corrélation137, chez les enfants, entre le degré de surdité, l’âge d’appareillage et de dépistage et la plupart des mesures langagières, hormis dans le domaine de la phonologie pour lequel des corrélations ont déjà été trouvées avec le degré de perte auditive. Chez les adolescents, nous imaginons répliquer nos précédents résultats (Delage & Tuller, 2007 ; Tuller et al., 2007) dans lesquels un lien apparaissait entre le degré de perte auditive et les résultats en morphosyntaxe. Pour ce qui est des autres variables prises en compte, nous souhaitons étayer l’hypothèse du « double

handicap » (évoquée par Tuller & Jabubowicz, 2004, et Gilbertson & Kamhi, 1995, cf. section 2.5.3.3), hypothèse selon laquelle certains enfants SML pourraient donc avoir un double handicap : à la fois auditif et spécifique au langage. Nous avons alors cherché à connaître l’incidence des troubles du langage dans la famille. Nous supposons que l’incidence de tels troubles dans la famille proche sera corrélée aux performances linguistiques des sujets SML. En effet, dans l’hypothèse d’un trouble du langage de type développemental présent chez certains SML et surajouté à la surdité, nous nous attendons à retrouver des cas d’agrégations familiales. Ces phénomènes sont en effet fréquemment observés pour la dysphasie du fait d’un facteur génétique (voir par exemple Tomblin, 1996 ou Gilger, 1996). Nous nous attendons également à observer un éventuel lien entre les scores obtenus par les SML et le niveau d’études de leurs parents. Une telle relation n’est pourtant pas évidente, en particulier pour les domaines formels du langage, domaines précisément touchés chez les SML. En effet, la littérature sur le sujet (voir par exemple Johnson, 1974 ; Whitehurst, 1997 ; ou encore Dale, 1976, pour une revue de littérature), ne décèle généralement de liens—entre niveau socioculturel et langage—que pour les acquisitions life-span, et tout particulièrement le vocabulaire. Toutefois, la présence, chez les parents, de cas de surdités—avec les répercussions langagières susceptibles d’en découler—ou de troubles développementaux du langage pourrait entraîner des répercussions sur leur niveau d’études138, d’où l’apparition possible de corrélations entre environnement socioculturel et performances langagières. Enfin, nous tenons à investiguer l’influence, sur les performances linguistiques, d’autres facteurs endogènes, tels que les capacités d’intégration audio-visuelle (mises en jeu lors de la lecture labiale) et la maturité du cortex auditif. Le chapitre 6 de cette thèse est précisément réservé à cette double problématique avec la présentation de deux études pilotes.

Pour ce qui est de la deuxième question, la comparaison entre la surdité moyenne et légère et la dysphasie139, nous pensons relever davantage de similitudes que de différences, ces dernières étant plus quantitatives que qualitatives, comme nous l’avons exposé en section 2.5. Ainsi, nous nous attendons à retrouver, comme dans la littérature, une prédominance des troubles phonologiques et morphosyntaxiques dans les deux populations, mais avec une sévérité moindre chez les sujets SML en tant que groupe, ainsi qu’un sous-groupe de sujets SML présentant des résultats similaires à ceux des dysphasiques. Toutefois, la recherche de moyens de compensation pourrait faire apparaître des différenciations entre les deux

138 Ainsi, Tomblin (1996) observe une tendance selon laquelle les parents d’enfants dysphasiques présentent un

niveau d’études inférieur à celui des parents des enfants contrôles.

populations : ainsi, les dysphasiques, supposés présenter globalement des troubles sévères et durables, pourraient ne pas réussir à mettre en place des stratégies de compensation aussi efficaces que les SML qui sont dans l’ensemble moins sévèrement touchés. Autrement dit, la compensation—ou plutôt l’efficacité des mécanismes de compensation/d’évitement—pourrait être liée à la sévérité du déficit linguistique.

Les résultats de la littérature sur les performances langagières des SML paraissent parfois contradictoires tant au niveau des domaines affectés qu’au niveau de la proportion de sujets présentant des déficits. L’hétérogénéité des matériels utilisés nous paraît à elle seule pouvoir constituer une des raisons de ces différences, dans le sens où certains tests utilisés ne sont peut-être pas assez spécifiques ou assez fins pour mettre en évidence des déficits. Pour les enfants dysphasiques ou bien encore pour les sourds profonds qui présentent dans leur grande majorité des répercussions linguistiques majeures, ou tout au moins clairement identifiables, la question du manque de finesse des tests ne se pose pas, en tout cas lorsqu’on souhaite uniquement identifier les enfants au langage déficitaire. L’hétérogénéité retrouvée dans les résultats des différentes études chez les SML requiert peut-être, au contraire, des analyses suffisamment fines et/ou ciblées pour objectiver d’éventuelles séquelles linguistiques plus subtiles. Pour répondre à la troisième question140, nous nous proposons donc de recourir à la

fois à des tests globaux standardisés ainsi qu’à des protocoles et analyses ciblés sur des marqueurs de développement atypique susceptibles de refléter un trouble du langage sans pour autant manifester de répercussions linguistiques massives. Nous nous attendons à retrouver, au sein de la population SML, des sujets qui obtiennent des scores normaux sur les tests standardisés tout en présentant des difficultés sur des structures morphosyntaxiques précises.

Certaines études ont déjà mis en évidence des stratégies d’évitement de la complexité computationnelle (concept discuté en section 3.3.3.1) chez des enfants présentant un contexte atypique de développement du langage, à savoir le TSL et l’épilepsie à pointes centro- temporales (cf. Tuller et al., 2006 ; Hamann et al., 2007 ; Monjauze, 2007 ; Damourette, 2007, 2008). Ce type de stratégies pourrait certainement fonctionner comme un mécanisme compensatoire pour certains sujets qui semblent par ailleurs présenter un langage indemne.

Notre quatrième objectif est donc de rechercher la présence de ces moyens d’évitement que

nous supposons être utilisés par une partie de la population et de comprendre pourquoi tous les sujets ne les utilisent pas (ou ne les utilisent pas efficacement). Comme indiqué

140 Pour rappel : des évaluations plus ciblées pourraient-elles objectiver des troubles subtils et/ou spécifiques

précédemment, nous posons l’hypothèse selon laquelle l’utilisation de ces moyens d’évitement serait liée au niveau de langage, autrement dit que les mécanismes de compensation seraient d’autant plus efficaces que le langage serait moins déficitaire.

Enfin, la cinquième question (portant sur l’aspect longitudinal de l’étude) sera investiguée par l’étude de l’évolution langagière des SML sur une période de deux ans afin d’observer la progression du langage au cas par cas : certains enfants améliorent-ils leurs performances, comme le laisse supposer l’effet d’âge retrouvé dans de nombreuses études sur les enfants SML ? D’autres stagnent-ils ? La progression est-elle significative ? Quels sont les facteurs linguistiques ou cliniques qui interagissent avec cette évolution ? Quels sont les domaines langagiers qui montrent une évolution positive et quels sont ceux pour lesquels les troubles semblent perdurer ? Dans un précédent travail portant sur des adolescents SML, nous n’avons pas retrouvé de normalisation généralisée du langage. Quels facteurs explicatifs freinent ou limitent le développement, même tardif par rapport aux normo-entendants, des enfants SML ? Nous avons fourni une discussion sur la période critique (cf. section 3.1), notion à travers laquelle nous comptons explorer la trajectoire développementale des enfants SML d’âge scolaire et des adolescents qui ont des âges compris entre la fin supposée de la période critique (6-7 ans) et le début de l’adolescence (11-13 ans), en les testant à deux ans d’intervalle. Nous pensons retrouver un effet d’âge (très fréquemment relevé dans la littérature) mais pas de phénomène de rattrapage total, comme nous l’avons déjà démontré, en 2007, chez des adolescents.

Les études sur les adolescents SML montrent une prédominance des troubles phonologiques et morphosyntaxiques (Delage & Tuller, 2007 ; Tuller et al., 2007) ; les études sur les enfants SML montrent également des retards au niveau du développement lexical et des difficultés pour acquérir des mots nouveaux (cf. Gilberston & Kamhi, 1995). Nous supposons donc que les éventuels déficits lexicaux, mis en évidence chez les SML jeunes, diminueraient avec l’âge alors que les troubles formels seraient plus robustes et signeraient des séquelles linguistiques non rattrapables. Nous souhaitons également observer précisément l’évolution d’éventuels moyens d’évitement avec l’âge des sujets. Concernant ce dernier point, nous faisons l’hypothèse que ces moyens de compensation pourraient également montrer un effet d’âge. En effet, si les performances en langage spontané des enfants SML s’avéraient caractérisées par des taux d’erreurs élevés (comme ceux retrouvés chez des SML par Guillemot en 2002), notamment pour les structures complexes, on pourrait imaginer trouver, lors de la seconde passation, avec des enfants plus âgés et des adolescents, davantage

de moyens de compensation, phénomène qui serait lié à une diminution des erreurs. Diminuer la complexité équivaudrait alors à minimiser les sources d’erreurs.

La section suivante présente les aspects méthodologiques généraux de notre étude et la constitution de la population des participants SML. La méthodologie sera exposée en détail, pour chaque matériel, dans le chapitre présentant les résultats.