4.6 La datation assistée par ordinateur
5.1.1 Les parties du discours
L’étude des éléments du discours diplomatique, c’est à dire, des différentes parties
constitutives de l’acte écrit, a une longue tradition dans la diplomatique. On a
déjà expliqué (partie 1.2.2) comment les études consacrées à évaluer les différents
degrés d’adoption d’un modèle formulaire lors de la rédaction des actes peuvent nous
fournir toute une série d’éléments de premier ordre pour aider à définir les traditions
scripturaires dans une certaine région ou à l’intérieur d’un réseau institutionnel. Le
formulaire propose lors de la mise en place d’un acte juridique une séquence d’énoncés,
autrement dit, des modules discursifs bien définis qui constituent un acte-type pour
reproduire des manifestations écrites avec effets de droit. L’usage du formulaire est
omniprésent dans les chartes de l’Europe Occidentale depuis le Haut Moyen Âge. Les
premiers formulaires royaux proviennent des recueils d’actes d’origine romaine, et les
formulaires haut médiévaux mérovingiens cèdent la place à une variété de formulaires
au fur et au mesure que les opérations juridiques se multiplient et que les manifestations
écrites en accord avec le droit prennent place comme moyen de formalisation des actes
de disposition privée, judiciaires, administratives, etc.
Dans les actes émanant des autorités civiles et ecclésiastiques et ceux d’origine
privée, qui nous intéressent ici particulièrement, les actes les plus formalisés sont
composés de trois parties : protocole, texte et eschatocole, qui acceptent un nombre
important de sous-groupes, ce qu’on s’accorde à appeler les parties du discours
diplomatique
354. L’utilisation in extenso de ces modules, l’ensemble de formules et
en général l’allure du texte peuvent dépendre de divers facteurs, principalement deux :
l’adaptation aux modèles en usage pour un même type de document et la nature
de l’action juridique puisque les deux étaient déterminés dans les formulaires surtout
utilisés dans les scriptoria religieux
355. Il y a d’autres facteurs qui interviennent dans
une moindre mesure : le rang des souscripteurs, l’institution rédactrice, le lieu de
rédaction, la nature de l’affaire, etc. Tous ces facteurs doivent être exprimés par le
scribe en suivant le modèle du formulaire, ce qui souvent l’amène à y introduire des
adaptations et variations à différents degrés
356.
Si le texte, partie centrale de l’acte, se rapporte directement à l’acte juridique
et peut porter diverses clauses destinées à lui conférer sa validité, le protocole et
l’eschatocole, situés respectivement au début et la fin du texte, sont destinés à recueillir,
d’un côté les signes protocolaires et juridiques d’authenticité (identification du fait
juridique et des circonstances, des auteurs, des destinataires, signatures, sceaux, etc.)
et de l’autre côté, les motivations idéologiques de l’acte juridique, sa justification,
ses antécédents, etc. en guise de complément au dispositif qui porte usuellement
la description de la volonté des parties et de l’action accomplie. C’est précisément
cet outillage qui est souvent ignoré dans la notice qui cherche, le plus souvent, tout
simplement à attester du succès de l’action.
Le modèle du formulaire est alors un schéma stéréotypé et validé de transmission de
l’information et l’acte écrit doit s’attacher aux formes rédactionnelles recommandées
comme condition requise de validité pour un document qui vise à devenir preuve de
droits. Néanmoins, comme on le sait, le discours diplomatique se trouve lors de la
rédaction des actes en constante négociation entre le carcan juridique et idéologique
proposé par le formulaire et les manières particulières de mettre par écrit l’action, loin
354. Ortí, Vocabulaire international de la diplomatique, p. 120-123
355. OlivierGuyotjeanninet al. Diplomatique médiévale. Brepols, 2006, p. 65-70
356. AliceRio. “Les formulaires et la pratique de l’écrit dans les actes de la vie quotidienne (vie-xe siècle)”. In :Médiévales. Langues, Textes, Histoire56 (2009), p. 11-22
5.1. Introduction 167
d’être univoques, de la part des auteurs des actes. Les protocoles et, dans une certaine
mesure, les clauses finales du dispositif destinées à assurer l’exécution de l’acte, se
trouvent souvent entravés par l’exigence de légitimité et les scribes suivent strictement
le modèle formulaire ; en revanche les dispositifs et les eschatocoles étant plus sujets
à la description d’une affaire particulière peuvent montrer un degré plus complexe de
variation lié à la capacité du scribe à transmettre les détails de l’action juridique.
Le scribe peut être forcé par des nécessités rédactionnelles très ponctuelles à adapter
un modèle formulaire, mais le plus souvent ces altérations ont d’autres causes, en
particulier le rapport entre la mémoire et la mise par écrit. Les scribes reproduisent
des formules qu’ils connaissent par cœur. À force de répéter ils défigurent, modifient,
abrègent et opèrent un agencement parfois très personnel des formules : on voit
ici s’opérer le travail de la mémoire, ainsi que celui de l’inventivité du scribe. Les
formes mnémotechniques et le goût de l’écrivain sont des vecteurs usuels des variations
formulaires, mais aussi son inventivité ou sa négligence, comme le prouvent le nombre
très élevé de faux lemmes et imprécisions repérés dans les actes
357. Cependant, ces
changements sont usuellement propres à un scribe ou une institution déterminée.
Lorsqu’ils sont soutenus dans le temps et affectent l’assemblage des formules dans
l’acte, il faut les identifier comme l’expression de décisions institutionnelles, de
pragmatisme scripturaire ou la conséquence de changements dans la réalité historique
et sociale.
Ainsi, suivant les évolutions - le plus souvent timides, rarement radicales - des
formulaires, la variété de leurs adaptations, influences et emprunts, la position et la
disposition des clauses et les variations de vocabulaire, on peut accéder à certains
détails concernant des formes personnelles d’agencements des formulaires, mais aussi
des mouvements de plus longue durée comme la circulation des idées, la définition des
pratiques de l’écrit et les mutations dans la réalité juridique, sociale et spatiale
358.
Il est très important de remarquer ce dernier point parce qu’une étude trop
concentrée sur le dénombrement des infinies micro variations dans les formules ne
présente que peu d’utilité. Notre objectif principal est le rapport entre des changements
permanents dans les formules, ou la mobilisation de certaines d’entre elles, et de
certaines spécificités de l’acte : une affaire particulière, un bénéficiaire important, un
scribe déterminé ; ou en tout cas, la détection de formulations déplacées ou aberrantes
par rapport au modèle.
359Bien entendu, il faut tout d’abord détecter ce qui était
récurrent dans une formulation ; exercice fondamental mais qui ne doit pas constituer
le noyau de l’étude pour ne pas amener le chercheur à se noyer dans le fatras de la
357. Michael T Clanchy. From memory to written record : England 1066-1307. John Wiley &
Sons, 2012, voir aussi les études autour des cultures linguistiques et rhétoriques médiévales en :
Benoît Grévin. Le Parchemin des cieux. Essai sur le Moyen Age du langage : Essai sur le Moyen
Age du langage. Le Seuil, 2013
358. voir à ce sujet : MichelZimmermann. “Protocoles et Préambules dans les documents Catalans du Xe au XIIe siècle : évolution diplomatique et signification spirituelle I Les protocoles”. In :
Mélanges de la Casa de Velázquez 10.1 (1974), p. 41-76 ; Heinrich Fichtenau. Arenga. Spätantike und Mittelalter im Spiegel von Urkundenformeln. Mitteilungen des Institus für Ósterreichische Geschichtsforschung, Ergbd. XVIII, Böhlaus, 1957
359. Robert-HenriBautier. “Les demandes des historiens à l’informatique [La forme diplomatique et le contenu juridique des actes]”. In : Publications de l’Ecole Française de Rome 31.1 (1977), p. 179-186.