4.3 Le cartulaire de Paray-le-Monial
4.3.1 Le monastère de Paray-le-Monial
Les comtes de Chalon dotent dès sa fondation le monastère d’un important
patrimoine, comme en témoignent de nombreuses notices du cartulaire. Les familles
despotentes du Charollais et du Brionnais ne tardent pas à accroître ces dotations dans
une mesure bien plus grande que ne le laissent voir les notices de l’époque, souvent
laconiques, et dont le nombre est peu élevé au Xe siècle. Cet immense patrimoine
qui assurait une vie économiquement confortable pour le monastère est transféré à
Cluny en 999 dans une donation assez inattendue
270qui contribuait à définir un
équilibre entre Cluny, les comtes de Chalon et le roi. Sous la domination de Cluny,
Paray devient un simple prieuré, statut qui contraste avec la richesse de son vaste
patrimoine. Dans les premiers temps, Cluny touche à peine l’intégrité du patrimoine
originel du monastère mais, conséquence de sa sujétion à l’ordre, Paray cesse d’être le
destinataire privilégié des donations foncières dans la région. À peine une vingtaine de
documents des premières décennies du XIe siècle concernant Paray sont conservés dans
le corpus bourguignon et presque tous sont liés aux donations de la famille comtale qui
continue à doter le monastère. Dans ce contexte, la stagnation patrimoniale et la perte
d’indépendance dans la gestion ont pu été assimilées à une crise économique dont les
269. CBMA 7020, 7203, 7205, 7218, 7222, 7230, 7231, 7238-7244 270. CBMA 7230
symptômes sont très fortement perceptibles vers la fin du XIe siècle dans le recueil
documentaire constitué par l’institution.
Il est incontestable que le cartulaire soit commencé à l’époque du prieur Hugues,
personnage omniprésent, même lorsqu’il ne souscrit pas les actes du cartulaire. Hugues,
membre d’une des plus importantes familles de la région, lesBuxol, est le deuxième ou
troisième fils issu du mariage entre Aya et Artaldus de Buxol, dont nous connaissons
tous les descendants jusqu’à la troisième génération (voir ci-dessous la chronologie des
Buxol). Selon nos estimations, il est né à la fin de la décennie 1030 ou au début de
1040
271et il est entré comme moine à Paray vers 1063. Il est bien possible qu’il ait
été nommé prieur en remplacement de Girbertus, du temps du comte Hugues II de
Chalon (et donc avant 1079, date de sa mort), mais nous ne disposons d’aucun acte où
tous les deux soient présents. Dans la première notice qui témoigne de sa nomination
au poste de prieur, nous le trouvons souscrivant une donation d’Adelaïde, la comtesse
de Chalon, pendant la période la plus dure de l’interrègne et du conflit de succession
entre les héritiers Gui de Thiers et Geoffrey de Donzy, survenu après la mort du comte
Hugues II, c’est-à-dire vers 1080-1085
272. Nous considérons qu’il s’agit de la date clé de
sa prise de fonction comme prieur de Paray. Comme le précise le cartulaire
273, Hugues
est prieur au début de la compilation des actes et il est le prieur le plus mentionné dans
les textes
274. La date du début de la compilation du cartulaire n’est pas connue, mais
elle ne doit pas être bien postérieure aux premiers événements où Hugues apparaît,
c’est-à-dire autour de l’an 1090 (voir discussion en 5.2).
Hugues de Buxol demeure prieur au moins jusqu’en 1115, lorsque nous le trouvons
souscrivant un document avec le duc de Lorraine Symon Ier (1115-1139)
275. Son
successeur dans la fonction, Bernardus, ne le reste que brièvement. Il apparaît dans
deux actes
276seulement (voir la chronologie des prieurs de Paray ci-dessous). En
revanche, le suivant, Artaldus, se trouve déjà en poste en 1119, date presque certaine
d’un jugement d’excommunication conservé dans le cartulaire, document unique dans
son genre, et pour lequel on a proposé une chronologie à l’époque de l’élection du pape
Calixte II dans l’abbaye de Cluny
277. Néanmoins nous avons considéré pour Hugues
un terminus ante quem fixé à l’an 1115, en l’absence d’une date plus certaine. Cela
veut dire que Hugues de Buxol meurt à un âge avancé pour l’époque, environ 75 ans,
qu’il serait entré au monastère de Paray-le-Monial ayant 20 à 25 ans, aurait été nommé
prieur environ 15 ans plus tard, et aurait occupé cette fonction 35 ans, probablement
jusqu’à sa mort. Évidemment, nous estimons ces dates d’après une première série
d’indices chronologiques fournie par les actes de Paray, travail que nous allons expliquer
271. S’il est déjà né à l’époque d’une donation de son père datée, selon nous, vers 1030-1039 (CBMA 7112) il est probablement encore enfant. Son père lui-même est né au plus tôt dans la décennie de 1010 et mort dans la décennie de 1080 (CBMA 7113). Hugues entre certainement dans la vie religieuse vers 1063 (CBMA 7232) et il vit jusqu’à 1115 environ ; il est donc raisonnable d’envisager qu’il soit né vers 1040.
272. CBMA 7103 273. CBMA 7028
274. Il y a dans le cartulaire 47 mentions pour le prieur Hugues et seulement 23 pour tous ses prédécesseurs et successeurs réunis.
275. CBMA 7131 276. CBMA 7206, 7225
4.3. Le cartulaire de Paray-le-Monial 131
dans le sous-chapitre qui concerne la construction de notre matrice de données.
Le prieur Hugues – accompagné de sa famille qui est très active dans les affaires
de la région – est le personnage le plus important pour la détermination de la date des
actes du cartulaire parce qu’il souscrit ou intervient dans une cinquantaine d’actes.
Chacune de ses apparitions permet de dater le document dans la fourchette des 35 ans
que nous venons d’estimer comme celle de ses fonctions de prieur. La période demeure
large, et Hugues rencontre au moins deux générations de personnes au cours de cette
période, ce qui va nous permettre d’essayer de réduire cette fourchette en la divisant
en deux sous-périodes. Les dates obtenues pour certains de ces personnages à partir
des cartulaires de Cluny, Marcigny, la Fierté-sur-Grosne et Saint-Vincent de Mâcon
nous signalent assez bien les limites de ces deux générations ce qui, ajouté à d’autres
phénomènes reflétés dans les actes, nous a conduit à distinguer deux périodes durant
le temps où il était prieur : une première qui va de 1080 jusqu’à environ l’an 1100
et une seconde période depuis cette date jusqu’à l’an 1115, mais dont la portée peut
s’étendre jusqu’à la fin de l’abbatiat de Pons à Cluny en 1123. Ainsi, la fourchette
au sein de laquelle dater des documents est réduite à deux sous-périodes de vingt et
quinze ans respectivement.
Dans les actes datés de la première période (1080-1100), nous trouvons
essentiellement des donations à Paray, de trois types principaux : les donations pro
anima et pro remedio anime, surtout par les contemporains du prieur Hugues (ceux
nés dans la décennie de 1040-50), mais parfois au nom de leurs parents à leur décès ;
des donations pro susceptione (entretien), lors de l’entrée dans la vie religieuse de
membres des familles puissantes ; des arrangements qui donnent lieu à des donations
après des litiges ou descalumniae, souvent liés à la délimitation de terres ou à l’exercice
de droits fonciers. Les donations « par libéralité » sont peu nombreuses. L’activité de
la génération de Hugues, dont les deux frères,Girardus etArtaldus, sont des très bons
représentants, se trouve entremêlée avec les derniers gestes de la génération antérieure,
et elle commence à être éclipsée au cours de la décennie 1090 par celle de ses enfants,
nés au cours des décennies 1060-70 et dont l’activité s’étend jusqu’aux années 1120.
La génération du prieur Hugues est surtout active depuis la fin de la décennie 1060,
comme on le voit dans les quelques notices de cette époque qui sont conservées. Donc,
au moment de la rédaction des actes de cette première période, cette génération, qui
est déjà dans la quarantaine ou la cinquantaine, se trouve au plus fort de son activité.
Pour déterminer l’an 1100 comme année charnière entre ces deux périodes du
priorat de Hugues, nous avons pris en compte trois critères. Le premier est la disparition
physique de la génération de Hugues, ce qui est reflété par de nombreuses donations
pro anima, ce qui commence à se produire aux alentours de l’an 1100. La génération
suivante, qui fait son apparition vers la fin de la décennie 1090, accomplit à son tour
ces donations et l’activité de la plupart de ses membres est attestée jusqu’à après la
mort de Hugues, dans les derniers documents enregistrés dans le cartulaire, au cours de
la décennie 1120. Aux alentours de l’an 1100, deux autres événements rapportés dans
les chartes nous ont semblé significatifs : d’un côté, le début des croisades (1095-1096)
qui déclenche des séries de donationspro redemptione animarum, des donations-ventes
pour financer les voyages auprès de l’Église, mais aussi des litiges autour des malae
consuetudines qui grevaient les paysans
278; d’un autre côté, la stratégie agressive
du prieuré pour consolider ses possessions et accroître son emprise sur des cellules
territoriales à travers l’usage de la donation-vente qui devient le type de charte le plus
utilisé après l’an 1100, dont les débuts timides sont toutefois perceptibles à la période
antérieure.
La compilation du cartulaire étant aussi une entreprise personnelle de Hugues,
elle débute à son époque, et plus de la moitié des actes peuvent être datés du temps
de son priorat. Le prieur Artaldus, du temps de l’abbé Pons de Cluny (1109-1123),
ajoute encore une dizaine d’actes, mais du temps de Pierre le Vénérable, entre 1124 et
1157, ne nous reste qu’une vingtaine d’actes. Nous observons dans ce dernier groupe
une succession de placita entre Paray et quelques familles puissantes, notamment les
Bourbon-Lancy, autour de litiges non résolus depuis des décennies. Deux litiges avec
l’évêché d’Autun se terminent dans des termes peu avantageux pour le monastère de
Paray. La donationpro anima disparaît pratiquement et la donation-vente, qui devient
le cadre juridique et scriptural de solution des conflits, oblige le monastère à débourser
des sommes importantes pour dédommager le donateur.
Finalement, neuf des dix documents conservés dans le cartulaire pour les époques
postérieures à l’abbatiat de Pierre sont datés car il s’agit de chartes et precepte qui
relèvent d’une forme diplomatique bien différente. La compilation du cartulaire est
effectivement désactivée après l’époque de l’abbé Pons (1109-1123) et les quelques
chartes et diplômes ajoutés ensuite, comme les cartulaires D et E de Cluny, relèvent
d’un récit patrimonial et historique concentré sur les relations de l’établissement avec le
pouvoir public, notamment royal
279. Ainsi ces derniers documents transcrits reflètent
principalement deux actions juridiques : l’arrêt des hostilités et des exactions fiscales
de la part des comtes de Chalon sur Paray et Tolon, qui était passé sous le contrôle du
prieuré à une époque très précoce ; et le serment et la confirmation par les comtes de
Chalon, avec l’intervention royale, des fameuses cartae (chartes de communauté) sur
les populations de ces lieux.
On ne peut pas affirmer si le monastère connaît un temps de plénitude à l’époque
de la confection du cartulaire, pendant la deuxième période de l’abbé Hugues de Cluny
et sous la direction du prieur Hugues de Buxol, puisque notre vision des affaires du
monastère se trouve précisément médiée par le cartulaire, mais cette époque correspond
sans doute à un moment de croissance patrimoniale, ce qui est probablement à mettre
en relation avec une plus grande proximité entre Cluny et ses dépendances dans le
Brionnais et le Charollais après l’élection de Hugues Semur (1049). La deuxième vague
de donations, plus timide que la première, qui commence aux alentours du changement
de siècle, et les efforts du monastère pour réunir ses propriétés pendant la deuxième
partie du priorat de Hugues (1100-1115), ont rapidement échoué et la désactivation du
cartulaire peu de temps après ne nous permet de suivre l’évolution de cette entreprise
(que nous supposons arrêtée). La consolidation de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098,
278. Sur la figure des "mauvais usages" au XIe siècle voir : FlorianMazel.Encore les “mauvaises coutumes...Considérations sur l’Église et la seigneurie à partir de quelques actes des cartulaires de Saint-Victor de Marseille”. 2010, p. 613-626
279. Bruel et Bernard, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny : 802-954, Préface, p. XXVIII-XXXVIII