5.4 Facteurs déterminant l’usage de l’invocation dans les actes
5.4.1 Les auteurs et bénéficiaires des actes
L’usage de l’invocation dans les actes est loin d’être hasardeux. Dans le portrait
général que nous venons d’esquisser, on peut bien percevoir les limites typologiques et
chronologiques qui leur sont imposées. Néanmoins, ce panorama, s’il offre des éléments
de réponse sur les facteurs qui déclenchent l’usage d’une invocation dans un acte, ne
nous révèle pas s’il existe des distinctions entre les actes avec invocation et celles
qui n’en portent pas. Est-ce que la présence de certains individus dans l’acte ou un
acte commandé par un personnage de haut rang peuvent être la raison de la mention
d’éléments plus solennels ou formels, dont l’invocation semble faire partie ? Est-ce
que certaines institutions sont plus attachées à l’usage des invocations ? Ou encore
l’invocation se présente-t-elle plutôt comme un élément obligatoire d’un certain style
rédactionnel et optionnel ou banni dans d’autres ?
Un des plus grands avantages de disposer d’une base de données avec une
information structurée concernant les différents caractères des chartes, est que nous
pouvons pousser l’analyse sur ce genre de questions assez spécifiques dont la réponse
implique la consultation ou le dépouillement de milliers d’actes.
Pour répondre à la première des questions nous avons comparé le groupe d’actes
portant une invocation à celui que n’en porte pas, classés selon la catégorie du
commanditaire de l’acte, comme on peut les voir ci-dessous (Tables 5.3 et 5.4). Nous
403. CBMA 5637, “ut pius et misericors Deus [Dominus] eripere dignetur” est une formule d’usage dans les exposés de plusieurs actes depuis la deuxième moitié du Xe siècle : CBMA 1616, 1876, 2058, 2085, 2213, 2356, etc.
404. CBMA 3335, 3413, 5107 405. CBMA 3758
avons limité les catégories de commanditaires à douze, même si la liste est plus longue
et qu’il est possible d’affiner ; cela nous fait perdre à peu près 5 % des actes répartis
dans des catégories très minoritaires de personnages.
La catégorie majoritaire, QU (Quidam), correspond aux actes commandés par un
particulier, couramment un membre de l’aristocratie locale ou quelqu’un dont on ne
connaît pas de titres et dignités. Le rapport 40 % - 60 % entre les actes, essentiellement
des chartes, portant une invocation et ceux n’en portant pas, détectés pendant les
Xe et XIe siècles est naturellement répliqué puisque la majeure partie des donateurs
appartient à cette catégorie.
Auteur/
Date AB AE CL CO DO DU EP IM MI QU RE
850 0 0 0 0 0 0 0 1 0 9 3
900 3 0 15 7 0 1 6 7 1 178 14
950 13 3 77 5 0 0 4 3 0 462 13
1000 8 2 10 3 0 2 3 1 8 283 5
1050 1 4 5 22 1 3 10 0 12 112 12
1100 0 2 0 2 4 1 8 1 2 32 9
1150 2 2 0 2 0 0 2 0 0 0 10
1200 5 1 0 1 1 0 1 0 0 0 1
1250 0 0 0 0 1 0 0 0 1 0 0
Total 32 14 107 42 7 7 34 13 24 1076 67
Table 5.3 – Évolution chronologique des actes portant une invocation selon le type de
commanditaire. Légende : AB (abbas), AE (archiepiscopus), CL (clericus), CO (comes), DO
(dominus), DU (dux), EP (episcopus), IM (imperator), MI (miles), QU (quidam), RE (rex,
regina).
Auteur/
Date AB AE CL CO DO DU EP MI PA QU RE
850 1 0 3 2 0 0 2 0 0 34 0
900 18 4 14 10 0 1 7 0 8 288 0
950 60 1 81 12 1 0 6 8 4 720 1
1000 25 1 13 17 0 3 14 8 6 370 2
1050 19 1 19 24 3 6 20 54 45 246 5
1100 15 14 6 13 7 1 26 12 84 81 7
1150 9 6 0 9 1 4 15 1 71 0 7
1200 161 11 9 25 43 10 50 5 104 5 6
1250 4 2 1 2 0 2 33 1 148 1 12
Total 312 40 146 114 55 27 173 89 470 1745 40
Table5.4 –Évolution chronologique des actes ne portant pas d’invocation selon le type de
commanditaire. Légende : AB (abbas), AE (archiepiscopus), CL (clericus), CO (comes), DO
(dominus), DU (dux), EP (episcopus), IM (imperator), MI (miles), QU (quidam), RE (rex,
regina).
Ainsi, la disparition assez drastique de l’invocation au début du XIIe siècle se
produit en partie parce que, comme on voit, l’acte privé de donation commence à
5.4. Facteurs déterminant l’usage de l’invocation dans les actes 187
disparaître du corpus au cours de la deuxième moitié du XIe siècle. Donc, dans l’acte
privé provenant d’un quidam, ce qui correspond à presque le 60 % du total des actes
dans le corpus (77 % si on se limite aux IX-XIe siècles) il est habituel de ne pas porter
d’invocation : 6 sur 10 n’en portent pas. Mais est-ce que cela a plutôt à voir avec le
type d’affaire ici conclue ? On le verra par la suite.
Les actes provenant des rois (RE) et des empereurs (IM) carolingiens, on l’a déjà
vu dans la description de l’invocation trinitaire, sont très attachés à l’invocation qui
est quasiment de règle jusqu’au XIIe siècle. Il y a 79 diplômes et préceptes dans le
corpus, un nombre important pour ce type d’actes, mais assez réduit par rapport aux
autres catégories. Or, malgré ce petit nombre d’actes on observe très bien la disparition
presque absolue de l’invocation au XIIIe siècle.
Les actes provenant de la haute noblesse sont très peu nombreux. Les documents
comtaux (CO) sont les mieux représentés. On voit leurs actes s’attacher rapidement
à l’invocation à l’instar des documents royaux, sur le modèle de l’invocation trinitaire
depuis les premières décennies du Xe siècle, mais c’est un usage qui reste peu répandu :
on observe que hormis dans la période 1050-1100, l’invocation apparaît dans moins
d’un tiers des actes. La situation est similaire pour les actes provenant des ducs (DU),
des seigneurs (DO) et des chevaliers (MI) même s’ils sont plus difficile à étudier, car
peu nombreux.
En ce qui concerne les actes provenant du pouvoir public ecclésiastique, évêques
(EP) et archevêques (AE), ils suivent un usage partagé de l’invocation jusqu’à la
fin du XIe siècle. À partir de là, les actes des évêques se multiplient sous la forme
des lettres, bulles, privilèges et confirmations, tous documents qui, comme on l’a vu,
négligent systématiquement l’usage de l’invocation et la relèguent à quelques litiges et
procès-verbaux.
Pour sa part, la deuxième catégorie la plus nombreuse, AB, correspond aux actes
commandités par des membres des communautés monastiques : abbés, prieurs, et
autres officiers, ou simples moines (personnages portant les titres : abbas, prior,
decanus, monachus). Il s’agit pour l’essentiel de documents traitant d’échanges, achats
et de concessions - la vente demeure très rare - de la part de l’abbaye et de quelques
litiges jusqu’au début du XIIIe siècle. À partir de ce moment, il y a une forte
augmentation des actes commandités par les membres de l’abbaye de Cluny sous la
forme de lettres et échanges entre l’abbaye, l’évêché et la papauté qui sont conservés
dans le corpus à partir du cartulaire C, D et E. Ces actes correspondent ainsi, dans ces
deux périodes, aux affaires avec les laïcs et avec la hiérarchie ecclésiastique. Hormis la
période de 950-1000, l’invocation y est très peu mobilisée par rapport à la production
générale. Elle figure dans seulement huit documents entre 1050-1250.
Finalement la catégorie CL correspond aux actes commandés par des clercs,
prêtres et diacres (personnages portant les titres presbyter, levita, sacerdos. clericus,
diaconus). Il s’agit, pour la plupart, de donations pro animae à l’abbaye de la part
de divers membres de la basse hiérarchie ecclésiastique de la région. Il y a un nombre
important de chartes portant l’invocation avant le XIe siècle, mais cette proportion
diminue par la suite, et les donations provenant de ces personnages ont presque disparu
au siècle suivant.
personnage qui commande l’acte n’est pas, à strictement parler, un facteur qui
détermine l’usage de l’invocation dans un acte. La plus forte concentration des
invocations se trouvant dans les actes émanant d’un quidam, qui est la seule catégorie
(avec les diplômes royaux), où on trouve un relatif équilibre entre les actes avec ou
sans invocation, et la seule qui la conserve chronologiquement jusqu’à sa disparition,
l’invocation étant adoptée pendant le Xe siècle par les documents émanant des autres
producteurs, mais presque abandonnée dans la deuxième moitié du XIe siècle.
Il serait vain de croiser les données à propos des bénéficiaires des actes, puisqu’on
va retrouver, naturellement, un univers réduit à deux catégories : AB (abbaye) et QU
(quidam), ce qui correspond aux affaires conclues avec l’abbaye ou entre particuliers.
En effet, si on isole les documents qui émanent d’AB et QU dans les deux tableaux
afin de connaître les chiffres à propos des bénéficiaires, le rapport reste équilibré :
Actes avec inv : 84 % dirigés à AB ; 14 % dirigés à QU ; 2 % autre
Actes sans inv : 87 % dirigés à AB ; 12 % dirigés à QU ; 2 % autre
Si commanditaires et récepteurs de l’acte semblent avoir une influence limitée et
équivoque dans l’emploi de l’invocation comme élément formel du discours, la faible
affinité voire le rejet de l’usage invocatoire par certains types documentaires tels que
notices, lettres, privilèges, actes de vente, etc. observés tout au long de la chronologie
nous amènent à penser que la typologie de l’acte écrit, et par extension l’affaire ici
conclue, pourraient avoir un impact plus profond dans la composition de l’acte ou en
tout cas dans la mobilisation d’un certain modèle rédactionnel d’acte. Nous allons,
dans le tableau ci-dessous (Table 5.5) inspecter cette question, en la limitant aux actes
antérieurs à 1200 - car ensuite l’occurrence de l’invocation est infime. Nous baserons
la comparaison sur les typologies majeures qui contiennent une invocation : chartes,
notices et diplômes.
+ Inv - Inv + Inv - Inv + Inv - Inv
Inv | Action jur. /
Date | Typologie