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B. De la vulgarisation d’une « science sociale » ?

II) Les particularités de notre corpus

a) Des rapports conflictuels entre médiateurs et économistes

Dans notre corpus, ceux qui sont nommés « économistes »789, « experts », ceux qui ont la connaissance, entretiennent avec les auteurs de la vulgarisation économique, les médiateurs, des rapports conflictuels.

Les « économistes » sont présentés dans les articles comme critiquant constamment le traitement médiatique qui est fait autour de la « nouvelle économie ». Leurs attaques sont virulentes : Andrew Shapiro, directeur de l'Internet Policy Project à l'Aspen Institute considère que « le phénomène médiatique lié à l'Internet est vraiment curieux. Soit vous êtes

un champion, un booster qui vante les mérites de ce qui se passe avec très peu de distance critique, sans mise en perspective ni vrai sens des réalités. Soit vous soulevez des questions, des critiques et vous devenez un archaïque opposé à la marche du progrès ! Les médias et la

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RAULIN Nathalie, « Bercy offre des étrennes aux patrons », Libération, 7 janvier 1999, p. 15, Politiques.

789

Dans notre corpus, les économistes sont, rappelons le, des universitaires, des experts financiers, banquier, entrepreneur.

plupart des gens semblent prisonniers de ce choix en noir et blanc »790

. Éric Brousseau, professeur d'économie à l'université de Nancy dénonce un discours qui « consiste à afficher

une confiance quasi aveugle dans la technologie et le capitalisme [et qui est] celui des offreurs, des groupes d'intérêts »791.

Inversement les « économistes » sont eux-mêmes en butte, dans les articles, aux jugements sévères des divers auteurs du corpus, qu’ils soient « économistes », politiques ou journalistes. Cela est plus étonnant car dans la vulgarisation économique les « économistes », ceux qui ont la connaissance, sont généralement considérés de manière bienveillante par les médiateurs792. La technicité de la science économique et non la qualité de communicants des économistes est jugée responsable de l’hermétisme de la discipline.

Dans notre corpus, tous les médiateurs se démarquent à un moment ou un autre, des « économistes » : ces « autres » dont ils dénoncent les erreurs, en restant dans le vague sur leur qualité (« certains économistes », « des économistes »). Les journalistes sont les plus agressifs. Ils les accusent d’avoir été « pris de court »793, d’avoir été dépassés « comme

d’habitude »794. Toujours, disent ils, ces « têtes d'œuf »795, « arrogants »796 prétendent plus qu’ils ne savent797 et butent sur les mêmes « énigmes »798. Ils suggèrent leur peu de fiabilité en laissant entendre que certains seulement sont « dits sérieux »799 ; même « les meilleurs

économistes de la planète se [sont] trompés, et de façon […] importante »800. Les auteurs les soupçonnent même d’être influencés par des considérations bien peu scientifiques : Jean Paul Fitoussi va jusqu'à estimer qu’on « ne peut écarter l'hypothèse qu'ils pensent la même chose

que les autres pour être admis dans le club des économistes sérieux »801.

790

LAMPRIERE Luc, « La nouvelle économie se nourrit de mythologies », Libération, 18 juin 1999.

791

MAURIAC Laurent « Le discours ambiant occulte les vrais changements », Libération, 12 novembre 1999.

792

Le fait que ces derniers soient souvent des économistes, eux-mêmes, n’est sans doute pas totalement étranger à ce phénomène…

793

BIASSETTE Gilles, « L’économie mondiale au bord de l’euphorie », La Croix, 28 janvier 2000, p. 4, Économie, Finances, Dossier. Le retour de la croissance.

794

BIASSETTE Gilles, « Croissance : le FMI revoit ses chiffres à la hausse », La Croix, 13 avril 2000, p. 10, Monde.

795

DELANGLADE Sabine, « Livre. Vive la croissance ! », L’Express, 9 décembre 1999, p. 155, L’Express Économie, Actualité.

796

« Le développement durable est aussi un antidote à l'arrogance de l'économiste » in DELANGLADE Sabine, « Livre. Vive la croissance ! », L’Express, 9 décembre 1999, p. 155, L’Express Économie, Actualité.

797

ROBIN Jean-Pierre, « La “nouvelle économie” américaine démystifiée », Le Figaro, 14 mai 1999, p. 11, Le Figaro Économie, Chances et risques du monde ; Les clés de la Mondialisation.

798

LAMRANI Okba, « Les paradoxes américains », L’Humanité, 15 janvier 2000, p. 15, Plus loin que les faits.

799

LESER Éric, « Les sirènes de la “nouvelle économie” », Le Monde, 29 juillet 1999.

800

MATHIEU DE HEAULME Bérengère, « Les trois vertus de l' “effet boomerang” », Le Figaro, 29 janvier 2000, p. 4, Le Figaro Économie, Monde, États-Unis.

801

FITOUSSI Jean Paul, « La fin de l'économie ? », Le Monde, 26 février 2000, p. 19, Horizons - Analyses. ou « Le débat, né aux États-Unis, prend de l'ampleur, opposant deux camps. D'un côté, celui qui regroupe des économistes d'entreprises, des théoriciens de marchés, des hommes politiques, des journalistes spécialisés

Des attaques virulentes sont lancées plus directement contre les experts. Leur incompétence est rappelée par la mention de leurs prédictions erronées : « Les économistes se trompent

souvent. Peuvent-ils tous se tromper ? Espérons que non » 802 s’inquiète L’Express. « La

remontée des prix du pétrole est un nouveau mauvais coup porté à la réputation des économistes » constate Le Monde « Il y a un an à peine, ils étaient très nombreux à prédire l'entrée en déflation de l'économie mondiale. Ils croient aujourd'hui déceler tous les symptômes d'un retour de l'inflation »803. Le quotidien ironise même doucereusement en mettant en parallèle les expertises actuelles avec les plus fameux errements de leurs prédécesseurs : « “Il se peut qu'il y ait récession dans le prix des actions, mais rien qui soit de

la nature d'une catastrophe”, écrivait en 1929 l'économiste américain Irving Fisher. Soixante-dix ans plus tard, les économistes du Fonds monétaire international (FMI), qui ont prévu, fin septembre, à l'occasion de l'assemblée annuelle du FMI, un taux de croissance de 2,6 % pour les États-Unis en 2000 contre 3,7 % en 1999, se veulent prudents »804.

Les journalistes soulignent également que l’expertise économique n’est pas forcément l’apanage des universitaires : « La plupart des économistes s'étaient moqués de l'expression,

destinée seulement, selon eux, à rassurer les Français. M. Strauss-Kahn avait finalement eu raison contre les experts »805. Ils rappellent la pitoyable performance des « scientifiques » en ce qui concerne la description des conséquences et la date d’arrivée de la « nouvelle économie ». Ils leur reprochent tantôt leur scepticisme excessif, tantôt leur optimisme exagéré ou à l’inverse: « après l'euphorie aveugle, le pessimisme injustifié »806. En règle générale, ils les accusent d’être versatiles : « Il y a un an, l'expression à la mode chez les experts était new

economy : l'idée que, désormais, l'homme savait dompter les cycles économiques et que, plus jamais, il ne connaîtrait de dépressions. Aujourd'hui, c'est “récession globale”: la crainte d'un plongeon de l'activité du monde entier, remake à gros budget de la crise de 1929. Les

(notamment autour de Business Week et de Wired) et quelques professeurs toujours à l'affût de la dernière nouveauté. De l'autre, les tenants de la recherche académique qui supportent mal de voir les“ fondamentaux” de la théorie remis en cause » in MAMOU Yves, « Les États-Unis, prototype d'une “Nouvelle Économie” ? », Le Monde, 27 avril 1999, p. 1, Le Monde Économie, Les enjeux - Les initiatives.

802

DELANGLADE Sabine, « Livre. Vive la croissance ! », L’Express, 9 décembre 1999, p. 155, L’Express Économie, Actualité.

803

DELHOMMAIS Pierre Antoine, « Commentaire à contretemps : la fermeté des cours du pétrole ravive les craintes inflationnistes », Le Monde, 19 janvier 2000, p. 15.

804

BEAUD Michel, « La croissance américaine à l'heure de vérité », Le Monde, 12 octobre 1999, p. 8, Le Monde Économie, Les enjeux - Les initiatives, Tribunes. .

805

DELHOMMAIS Pierre-Antoine, MALINGRE Virginie, « Croissance : de l'optimisme à l'inquiétude », Le Monde, 16 octobre 2000, p. 1 Horizons - Analyses

806

mêmes qui, il y a un mois encore, jugeaient fantaisiste un tel scénario, l'étudient très sérieusement »807.

Les journalistes soulignent en fait l’impossibilité théorique de faire des prédictions (« Chaque

système technique a sa propre logique. Et par conséquent, on ne peut pas faire de prédictions »808) et dénoncent la malhonnêteté ou le peu de sérieux de ceux qui s’y risquent. Ils regrettent également l’absence de consensus entre les économistes809 et mettent en évidence leurs désaccords et les « débats » qui les opposent810. Ils se moquent : « Après avoir longtemps

été figé, le débat a fini par scinder les économistes eux-mêmes »811. Ces disputes sont jugées d’autant plus stupides que l’ensemble des acteurs économiques est déjà convaincu812 : « Plus

personne, ou presque, ne doute du principe de cette révolution »813 ; « Le débat sur la

“nouvelle économie” est déjà dépassé aux États-Unis […] Le débat, désormais, n'est plus d'ordre économique. Il n'y a plus de querelles d'experts concernant les composants de base de la “nouvelle économie” »814.

Les journalistes multiplient les interviews contradictoires, dévoilent l’existence d’« hétérodoxes » et d’écoles de pensées différentes (régulationniste815, marxiste816) et dans le même temps dénoncent l’uniformisation du discours économique : « Le consensus porte sur

le triomphe absolu, radical, historique de l'économie de marché. Les économistes sérieux pensent, à quelques détails près qui reflètent les particularismes nationaux, la même chose »817.

Ils s’insurgent :

807

RICHÉ Pascal « Quand les experts se font peur », Libération, 2 septembre 1999, p. 4, Événement.

808

DELANGLADE Sabine, « “Internet, c'est la troisième révolution industrielle” », L’Express, 27 avril 2000, p. 22, L’entretien, Spécial Nouvelle économie.

809

DELHOMMAIS Pierre Antoine, MALINGRE Virginie, « Croissance : de l'optimisme à l'inquiétude », Le Monde, 16 octobre 2000, p. 1, Horizons, - Analyses.

810

COHEN Daniel, « Nouvelle économie : mythes et réalités », Le Monde, 23 mai 2000, p. 7, Le Monde Économie, Les enjeux - Les initiatives, Tribunes, Articles et revues.

811

MAMOU Yves, « Les États-Unis, prototype d'une “Nouvelle Économie” ? », Le Monde, 27 avril 1999, p. 1, Le Monde Économie, Les enjeux - Les initiatives, Débats.

812

MAUDUIT Laurent, « Les politiques se prennent à croire à la “nouvelle économie” », Le Monde, 19 août 2000.

813

BIASSETTE Gilles, « La nouvelle économie tremble avec Microsoft », La Croix, 5 avril 2000, p. 4, Économie – Finances.

814

DELATTRE Lucas, « De la “nouvelle économie” à la “nouvelle société” », Le Monde, 6 mai 2000, p. 1, Horizons – Analyses.

815

Voir sur Robert Boyer : DE FILIPPIS Vittorio, LAMPRIERE Luc, MAURIAC Laurent, « L'Amérique imagine l'expansion permanente », Libération, 7 juin 1999, p. 26, Économie.

ou PONS Philippe, « “L’internationalisation approfondit les spécificités de chaque économie” », Le Monde, 29 février 2000, p. 19, Horizons – Entretiens, Robert Boyer, économiste.

816

« Dan Sperber, philosophe marxien et cyberenthousiaste » in LEVISALLES Nathalie, « “L'utopie communiste devient possible” », Libération, 13-14 novembre 1999, La nouvelle économie en débat.

817

Contre le parti pris idéologique du discours économique : le monde n’est vu qu’à travers le moule de la théorie néoclassique : « L'omniprésente référence au marché est-elle

bien autorisée et sérieuse ? N'est-elle pas de plus en plus autoproclamée, autojustifiée, prenant de ce fait un statut idéologique plus qu'économique ? »818.

Contre les modèles trop « anglo-saxons » : « Des étudiants de l'École normale

supérieure aux membres d'Attac, la science économique est accusée de (presque) tous les crimes : […] et crime suprême [d’être], anglo-saxonne »819.

Contre la mathématisation de la discipline820. Celle ci est jugée excessive. Ainsi Le

Monde considère inutiles les équations mathématiques d’un ouvrage : « le lecteur pourra sauter les passages mathématiques »821. Les mathématiques ne sont pas véritablement nécessaires pour comprendre l’économie : « les notions évoquées quotidiennement dans les

médias […] se comprennent sans effort, aucune connaissance mathématique n'est requise »822.

« Les mathématiques ne sont […] pas l'unique "fondement" de la science économique »823, il ne faut donc pas leur accorder trop d’importance. Leur utilisation a quelques avantages824 : par exemple, « On peut contester l'éloignement volontaire de l'axiomatique à l'égard du réel, on

ne peut pas dénier sa neutralité »825. Elle a surtout des inconvénients : l’abus de la formalisation contribue à isoler la réflexion économique des autres sciences sociales826 et de la réalité : Elle permet de cacher les imperfections de la modélisation économique, le fait que l’on « cherche ses clés sous le réverbère » (c’est-à-dire non pas là où elles ont été perdues,

818

MARUANI Laurent, « Quand la grande entreprise s'affiche », La Croix, 17 janvier 2000, p. 14, Économie, et Entreprises, Chronique.

819

BLANCHARD Olivier, « Défense de la science économique », Libération, 16 octobre 2000, p. 12, Rebonds, « Économiques ».

820

Pour certains la mathématisation de l’économie est pourtant une tradition française, ce qui justifie le fait qu’elle soit dominante dans l’enseignement. (BAUDET Marie-Béatrice, « Des équations différentielles... à McFadden et Heckman », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 2, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est-elle dissoute dans les mathématiques ?

ou MAMOU Yves, ROCHE Marc, « “La controverse française actuelle se retrouve dans de nombreux pays” », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 3, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est- elle dissoute dans les mathématiques ?)

821

ARNAUD Philippe, « Livres Rendements croissants », Le Monde, 17 octobre 2000, p. 7, Le Monde Économie, Les enjeux - Les initiatives, Tribunes.

822

KAHN Annie, « L'économie, c'est formidable ! », Le Monde, 28 novembre 2000, p. 7, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Tribunes, Livres.

823

MAMOU Yves, ROCHE Marc, « “La controverse française actuelle se retrouve dans de nombreux pays” », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 3, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est- elle dissoute dans les mathématiques ?

824

Elles servent par exemple d’ « outils de sélection universitaire » in MAMOU Yves, « Les mathématiques, condition nécessaire mais pas suffisante aux sciences économiques », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 2, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est-elle dissoute dans les mathématiques ?

825

MONGIN Philippe, « Les mathématiques sont-elles neutres ? », Le Monde, 14 novembre 2000, p. 7, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Tribunes.

826

GEOFFARD Pierre-Yves, « S'il vous plaît... dessine-moi un modèle économique ! », Le Monde, 13 septembre 2000, p. 16, Horizons-Débats.

mais uniquement là où il est possible de les trouver). « Les modèles les plus étudiés sont ceux

que les techniques mathématiques permettent de résoudre (ou pire : ceux qui posent des questions mathématiques intéressantes en elles-mêmes), et non ceux qui répondent le mieux à la question économique posée »826. La mathématisation permet de masquer l’inadéquation des réponses à la réalité sociale : « Si la virtuosité mathématique de l'économiste peut être parfois

saluée comme celle d'un artiste devant son oeuvre, elle ne constitue en rien l'assurance d'une réponse satisfaisante face à la gravité des enjeux sociaux »827. Elle dissimule aussi l’aspect éminemment politique du sujet qu’elle traite : « L'illusion scientiste nous fait oublier que les

mathématiques sont une représentation de la réalité. Il y a un danger de croire qu'on est tout le temps objectif parce qu'on manie un outil rigoureux »828. Enfin la mathématisation tend à faire croire à l’unicité et à la valeur des solutions proposées : « Les étudiants sont, en effet,

conduits à croire […] que la théorie néoclassique est l'unique courant scientifique, […] que sa scientificité s'explique par son caractère axiomatique ou l'usage systématique voire exclusif de la modélisation formalisée sous tous ses aspects »827.

Les auteurs insinuent que les économistes sont enfermés dans le « ghetto » « qu'ils se sont

eux-mêmes construit, bétonné par un langage le plus souvent abscons »829. Ils sont donc aveugles aux bouleversements et à la réalité : « tous les experts ne jurent que par la nouvelle

économie. Pourtant, les jeunes employés des start-up ne semblent pas tous voir la vie en rose »830. Plus proches du concret et des changements qui surviennent, les journalistes sont seuls capables de leur donner les moyens, voire l’obligation, d’une prise effective sur le réel831.

Ces rapports insolites des médias avec les économistes vont de pair avec une approche originale de la science économique. La vulgarisation économique insistait traditionnellement sur l’histoire de la discipline. Celle-ci était décrite comme ayant lentement quitté le champ des

827

AGLIETTA Michel, FREYSSINET Jacques, LORDON Frédéric, MARIS Bernard, CORIAT Benjamin, « Premier appel : “L'enseignement de la science économique en débat. Enfin ! ”... », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 3, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est-elle dissoute dans les mathématiques ?

828

MAMOU Yves, « Les mathématiques, condition nécessaire mais pas suffisante aux sciences économiques », Le Monde, 31 octobre 2000, p. 2, Le Monde Économie, Les enjeux – Les initiatives, Dossier : l’économie s’est- elle dissoute dans les mathématiques ?

829

DELANGLADE Sabine, « Livre. Vive la croissance ! », L’Express, 9 décembre 1999, p. 155, L’Express Économie, Actualité.

830

JAURES Cécile, « Les choix de "La Croix" », La Croix, 2 octobre 2000, p. 20, Télévision - Médias.

831

Cette prétention est similaire aux États-Unis comme le relève Jean Gadrey : « Il est même assez étonnant de constater que la fraction active de la presse économique américaine a plutôt tendance à s’en prendre aux économistes, accusés de ne pas être suffisamment attentifs a ce qui change “vraiment” » p. 20 in GADREY Jean, Nouvelle économie nouveau mythe ?, Paris : Flammarion, 2001, 267 p.

sciences humaines pour rejoindre celui des sciences « dures » grâce à l’apport de l’outil mathématique et informatique. La vulgarisation « montrait » donc comment la science avait réussi à dépasser les idées reçues et avait peu à peu constitué un capital de « connaissances ». Notre corpus dessine le mouvement inverse. Il présente la science économique comme une techno-science, truffée de lois définitives, enfermée dans un ghetto, qui confrontée subitement à une réalité « paradoxale » doit intégrer des facteurs sociaux et humains. De science « dure » qu’elle était, l’économie semble redevenir peu à peu une science sociale.

La vulgarisation autour de la « nouvelle économie » est également l’occasion pour les journalistes d’établir un nouveau rapport de force avec la science économique et ceux qui la font. Baudouin Jurdant a montré que la vulgarisation scientifique pouvait être le moyen pour les scientifiques eux-mêmes de s’approprier la Science832. Plutôt qu’aux économistes, c’est aux journalistes que la vulgarisation sur la « nouvelle économie » semble offrir un tel pouvoir. Insister sur les désaccords à propos de la « nouvelle économie », tout en se présentant comme plus sages, plus mesurés, plus rationnels que les économistes, permet aux médias de s’attribuer une partie de leur pouvoir. La « nouvelle économie », dont les journalistes ont souligné sans cesse le caractère controversé, est présentée comme « scientifique » dans les articles. Cela ne peut s’expliquer que par une volonté de s’arroger la puissance, l’expertise, le savoir.

b) Un nouvel objectif éducatif

(1) La connaissance économique

La nature de la « connaissance » économique est toujours au cœur des questions que suscite la vulgarisation possible de l’économie. Comment les auteurs de notre corpus l’envisagent-ils ? La conception de la connaissance économique a-t-elle changé ?

1-1 La conception « traditionnelle » de la connaissance économique

832

Jusque dans les années soixante-dix, les chercheurs qui se penchent sur la vulgarisation des sciences économiques n’envisagent la connaissance économique que comme un « stock » de savoirs833, un tout articulé, quantifiable et validé par la communauté scientifique. Pour les tenants de cette conception, il n’existe qu’un seul stock « scientifique » valable. Les « représentations économiques » du tout venant, liées à des pratiques sociales (c'est-à-dire politiques ou affectives) ne sont pas considérées comme des « connaissances ».En effet, « la

connaissance économique se trouve parfois orientée, déviée dans un certain sens par des facteurs d’ordre politique. En d’autres termes, l’économique perd sa pureté, pour subir une certaine contamination sur laquelle il ne nous appartiendra pas de porter un jugement »834. Avec cette conception, les enquêtes sur le niveau de « connaissance économique » du public

ne peuvent que conclure à l’ignorance835 du grand public en matière économique : « La

plupart des personnes interrogées ne peuvent donner les “bonnes” définitions des mots économiques que leur proposent les enquêteurs »836. Toutes les enquêtes concluent que le « vocabulaire économique des Français » est faible : « Le mot “épargne”, qui fait partie du

vocabulaire courant, est relativement bien connu de tous [...] Mais le mot ”autofinancement”, que l’on peut classer dans le vocabulaire “savant”, n’est convenablement défini que par 38 personnes sur 100, la proportion de bonnes réponses variant, autour de ce taux moyen, entre 73 % chez les personnes ayant poursuivi leurs études dans un établissement d’enseignement supérieur et 21 % chez celles n’ayant eu qu’un niveau d’instruction primaire. Notons encore, à titre d’exemple, que 35 % des personnes appartenant au milieu ouvrier savent ce qu’est l’échelle mobile des salaires et que 28 % seulement ont une idée correcte de ce qu’est l’inflation ».

C’est sur ce constat d’ignorance que sont fondées un grand nombre d’initiatives visant à améliorer l’information économique des Français dans les années 1970 : « dans l’ensemble, le

833

VERGES Pierre, Les formes de connaissances économiques : Eléments pour une analyse des raisonnements et connaissances pratiques, Th. : Sci. écon. : Lyon 2 : 1976, Serv. reprod. th. univ. Grenoble 2.

834

p. 168 in LHOMME Jean, Pour une sociologie de la connaissance économique, Paris : Flammarion, 1974, 279 p, collection Nouvelle bibliothèque scientifique.

835

p. 6 in CENTRE D'ÉTUDE DES REVENUS ET DES COUTS, « Les Français et le vocabulaire économique, résultats et leçons d’une enquête », Documents du Centre d’Étude des Revenus et des Coûts, 1er trimestre 1971,