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L’éviction de Piller en 1946 est le révélateur d’une crise profonde. Les Jeunes conservateurs et l’aile chrétienne-sociale du parti se sont opposés aux conservateurs plus traditionnalistes, profitant de l’impopularité du Directeur de l’Instruction publique. Il existe aussi un groupe de conservateurs conscients du retard économique du canton et de son manque d’infrastructures. Le conseiller d’Etat Paul Torche en sera le leader. Un groupe d’extrême-droite, proche de réfugiés français, favorables à Vichy, et de fuyards fascistes italiens, est présent à Fribourg, fédéré autour du conseiller d’Etat José Python.

La présidence du parti devient un enjeu entre les chapelles du parti. Après le retrait de Lorson (1947), syndic de la capitale et proche des Jeunes Conservateurs, les conservateurs traditionnels proches de Piller imposent l’avocat bullois Henri Noël, président de 1947 à 1957. Son successeur est plus au centre du parti. Il s’agit de l’ancien conseiller d’Etat (1941-1951) Joseph Ackermann, devenu par la grâce du parti majoritaire directeur des Entreprises Electriques fribourgeoises (EEF). Président de 1957 à 1966, il est conscient des enjeux économiques, vu le rôle joué par les EEF dans la croissance du canton. Sous sa présidence, les cinq conseillers d’Etat conservateurs, « la droite du Conseil d’Etat », se réunit pour adopter une position commune avant les séances plénières de l’exécutif, afin de préserver une cohérence difficile à établir. Son successeur est Paul Torche, conseiller d’Etat (1946-1966) qui a quitté le Conseil d’Etat neuf mois avant les élections générales de novembre 1966. Torche, qualifié d’artisan du « miracle économique fribourgeois », reste membre du Conseil des Etats et dirige le parti de 1966 à 1968.

Le parti conservateur dans son programme de 1951 veut « grouper les citoyens qui veulent conserver au canton de Fribourg son caractère d’Etat chrétien et démocratique et à la Confédération helvétique sa structure fédéraliste ». Il défend l’idée que la personne humaine tient de Dieu des droits que l’Etat doit respecter, notamment le fait qu’une personne laborieuse et économe puisse vivre dans la liberté et dans la dignité. Dieu est la source de l’autorité de l’Etat auquel le citoyen doit obéir. L’Etat doit à Dieu un culte public. Le parti veut rester un parti populaire et grouper tous les milieux de la société fribourgeoise, assurant la défense de leurs intérêts légitimes. Il veut s’appuyer sur les « communautés naturelles » : la famille, les Eglises et les professions.

Le parti conservateur marque sa différence par rapport aux autres partis. Le parti radical est inspiré par « les erreurs du libéralisme religieux, politique ou social ou par la doctrine de l’Etat laïc ». Il attaque les socialistes et les communistes dont l’idéologie repose sur « le matérialisme, l’étatisme et

la lutte des classes». Il critique le parti agraire comme un parti purement économique ou de classe,

incapable de rallier tous les éléments du peuple fribourgeois.

Le parti conservateur réaffirme la « Mission de Fribourg » : « une république chrétienne préoccupée d’assurer à la vérité un rayonnement efficace dans la vie publique, démocratique, intellectuelle et sociale, dans le canton et au-delà de nos frontières, en servant de trait d’union entre les cultures latine et germanique ».

Il détient encore une forte position politique : cinq conseillers d’Etat sur sept (1946-1966), quatre des sept conseillers nationaux (1943-1963) puis trois sur six (dès 1963) sont des conservateurs. Il monopolise les deux sièges cantonaux au Conseil des Etats : les titulaires y sont désignés par le Grand Conseil. Au parlement cantonal, le parti est majoritaire jusqu’aux élections de l’automne 1966. La justice est peuplée de conservateurs, de même que l’administration cantonale, au service d’une politique clientéliste qui débouchera sur des « affaires » peu glorieuses.

Le parti s’accroche à ses bases traditionnelles : la paysannerie, le corps des fonctionnaires, le corps des instituteurs et les sociétés d’étudiants. Les préfets sont ses relais dans les districts et les syndics agissent dans les communes, en grande majorité conservatrices. Il peut compter sur des journaux qui lui sont dévoués : La Liberté, les Freiburger Nachrichten et Le Fribourgeois. Ce dernier journal devient l’organe de l’aile droite du parti, alors que La Liberté est reprise en main avec l’arrivée du juge cantonal Roger Pochon comme rédacteur en chef.

Le parti majoritaire s’appuie sur l’Eglise, par le biais des cercles catholiques. Celui de Fribourg est particulièrement actif : il compte 634 membres en 1966. Son président, le conseiller d’Etat Ayer, constate des changements dans le rôle de l’association : il s’agissait autrefois de combattre pour une vérité religieuse violemment attaquée, alors qu’aujourd’hui celle-ci est battue en brèche par une évolution dangereuse des conceptions politiques. Selon Ayer, il ne faut pas céder à l’indifférence ou faire des concessions inopportunes. La mission du cercle demeure : « participer à la vie publique et y

apporter la richesse et le dynamisme du ferment chrétien ».

Les conservateurs se rendent bien compte de l’érosion de leur électorat après 1946. Les oppositions radicales, agraires et socialistes ne vont pas hésiter à s’allier pour mettre fin à l’hégémonie du parti majoritaire. Ce dernier est de surcroît divisé par des querelles de personnes et de chapelles. Chaque élection cantonale ou fédérale amène des conflits internes. Le parti essaie d’analyser les causes du déclin. Il constate, au sein de son Bureau, le 30 janvier 1953, que les citoyens ont une moins bonne compréhension des principes du parti, qu’ils sont gagnés par le matérialisme et pénétrés par les idéologies des oppositions. Il doit constater que le parti agraire a été très actif, devenant le porte-parole des mécontents. Il s’alarme du fait que beaucoup de dirigeants locaux du parti conservateur soient devenus passifs.

Le socialiste François Nordmann a aussi analysé, en 1965, le recul du Parti conservateur. Il constate d’abord les mutations de la société fribourgeoise : déclin de l’agriculture (base des conservateurs), démarrage de l’industrie dans le canton après 1945, l’attrait du canton pour les autres confédérés vu ses terrains bon marché et sa main d’œuvre peu coûteuse, alors que les régions voisines sont

saturées. Il remarque ensuite que des évolutions externes au canton, donc incontrôlables, agissent sur Fribourg. Au niveau international, il s’agit de la Détente est-ouest, du rôle du pape Jean XXIII et du concile Vatican II et de la construction européenne Au niveau national, il y a une prospérité économique grandissante depuis 1945 ainsi qu’un rôle accru de l’Etat fédéral par le biais des subventions. Au niveau de l’information, les Fribourgeois s’ouvrent grâce à l’arrivée de la télévision, à la diffusion de quotidiens non locaux et aux voyages à l’étranger.

Le parti conservateur s’alarme lorsque des Fribourgeois remettent en cause le fait qu’il se serve de la religion catholique pour ses desseins politiques. Le professeur de mathématiques au collège Saint-Michel Louis Descloux dénonce cet amalgame politico-religieux dans le journal « Les Greffons », en citant le pape Léon XIII : « Pernicieuse est l’erreur de ceux qui font servir le nom de la religion à

patronner les partis politiques. » Le pédagogue critique ne peut plus écrire dans Les Greffons. L’Indépendant radical et le journal d’opposition Le Républicain se font un plaisir de relayer ses idées.

Les articles de Louis Descloux suscitent l’inquiétude et l’ire du secrétaire politique du parti Pierre Barras qui prépare des articles doctrinaux et demande, par lettre du 22 décembre 1952, la caution

« du chef spirituel du pays ». Mgr Charrière répond indirectement lors d’une conférence au Cercle

catholique de Fribourg le 20 novembre 1953. Le prélat rappelle que l’Eglise est absolument indépendante des régimes politiques et des partis, que les catholiques ont le devoir de faire respecter dans la Cité les principes chrétiens et qu’ils doivent s’unir à cette fin. L’évêque précise :

« Nous avons le droit et le devoir de demander l’entente des catholiques sur le plan politique ». Ces

idées suscitent l’ire de L’Indépendant du 17 décembre 1953 qui constate qu’il y a des catholiques chez les radicaux, les agrariens et les socialistes.

Le parti conservateur est inquiet de l’évolution du clergé fribourgeois. Son Bureau entend un rapport du très droitiste conseiller d’Etat José Python sur l’attitude du clergé (1953). Le Bureau décide de demander une entrevue entre Mgr l’Evêque et les cinq membres du gouvernement, le président du Grand Conseil et le Syndic de Fribourg. Un mémoire sera déposé auprès de Mgr Charrière lors de cette réunion. Elle sera suivie de contacts individuels avec les doyens des regroupements paroissiaux. Cette collusion demandée du sabre et du goupillon n’aura pas de suite mais elle est révélatrice de la mentalité des dirigeants conservateurs. Le 6 juillet 1963, lors du Bureau du parti, Roger Pochon et Laurent Butty dénoncent les abbés Novarina, aumônier de l’Action catholique, et Joye, qui a la même fonction auprès de la Jeunesse catholique de Sarine-Campagne. Ils défendraient : « des théories qui,

sur le plan politique, sont dangereuses pour notre parti. » Le président du parti est chargé de prendre

officieusement contact avec l’évêque afin de « définir une procédure à suivre pour attirer l’attention

d’une partie du clergé sur les théories dangereuses qu’il soutient». Le concile Vatican II met fin à ces

intrigues : la constitution Gaudium et Spes insiste sur le fait que l’Eglise n’est liée à aucun parti, ce qui dissout le ciment religieux qui faisait tenir la République chrétienne.

Les mêmes soucis surviennent quant à la presse. Le comité directeur conservateur débat le 13 décembre 1958 du rôle du quotidien La Liberté. Certains (le préfet de la Sarine Laurent Butty) pensent qu’on ne peut séparer la cause du journal et celle du parti que le peuple confond. Le rédacteur en chef de La Liberté défend l’idée que son journal est d’orientation conservatrice mais qu’il ne peut être l’organe du parti. Il constate : « La Liberté ne néglige aucune famille d’esprit. Le

parti est constitué par plusieurs familles d’esprit et plusieurs ailes. Les organes du parti ne sont pas en mesure de définir des positions nettes ». Roger Pochon va séparer la fonction de rédacteur politique

incisif et demande que l’on étudie l’idée de faire du journal très droitier Le Fribourgeois le journal du parti. Une commission étudiera cette proposition à laquelle il sera donné suite par une convention avec cet organe de presse le 23 juillet 1960.

Un autre souci des dirigeants du parti est celui de maintenir la remuante aile chrétienne-sociale au sein du parti. Celle-ci demande de manière répétée, mais sans succès, une modification de la loi électorale qui lui permettrait de s’apparenter au grand vieux parti et d’avoir ses propres élus. Un rapport établi en 1958 par Laurent Butty constate que les chrétiens-sociaux sont bien représentés au Grand Conseil (sept députés) et qu’ils sont (eux aussi !) divisés en plusieurs mouvements. Il y voit le germe de divisions futures.

L’état du parti est préoccupant. Le conseiller d’Etat Paul Torche le reconnaît lors du Bureau du parti le 25 juin 1958 : « Nous avons trop de faiblesse sur le plan gouvernemental, au Grand Conseil, dans la

presse et les comités de districts pour gouverner seuls ». Il est vrai que le parti est éclaboussé par une

série de scandales qui donnent l’impression que le canton est devenu « la République des copains et

des coquins ». Le président du parti le reconnaît lors du comité cantonal du 16 janvier 1961 : ces

« affaires » ont contribué, outre l’usure du pouvoir, à rendre la majorité détenue par le parti précaire.