• Aucun résultat trouvé

Des autorités favorables à l’industrialisation ?

Le gouvernement cantonal se rend bien compte du retard économique du canton, encore plus criant lors des années de croissance qui suivent la fin du conflit mondial. La statistique le montre lorsque l’on examine ce que rapporte l’IDN par habitant en 1953 : Bâle-Ville 141 francs, Genève 106, Zurich

95, Neuchâtel 86, Glaris 81….Fribourg 18 francs (ne précédant que Obwald et Appenzell Rhodes Extérieures). Les chiffres fournis par le ministre des finances Ackermann(1950) confirment cet état de fait. Le rendement des impôts directs est, en prenant des populations comparables, le suivant : Soleure 19,7 millions de francs, Neuchâtel 20,6, Valais 10,3 et Fribourg 9,1.

Que faire pour arriver à un revenu par habitant proche de la moyenne suisse ? Le conseiller d’Etat Ayer reconnaît, en 1952, qu’il faut accroître la richesse privée par le développement économique. Il en reste aux vieilles lunes : l’agriculture prédomine et il ne faut pas développer la grande industrie, mais « les affaires moyennes » dans l’artisanat et dans les métiers. Le leader du gouvernement Maxime Quartenoud franchit un pas important, le 14 février 1952, lorsqu’il déclare : « le

gouvernement prévoit un plan d’industrialisation du canton ». Quartenoud indique que l’Etat mettra

ses moyens à disposition en coordonnant son action avec celle des EEF, de la Banque de l’Etat et des communes pour mettre à disposition de l’énergie, des capitaux et des terrains industriels. Le leader conservateur n’est pas éloigné des vues de l’Indépendant. L’organe radical note que le climat psychologique a changé : on est loin de la loi sur les corporations ! Il faut que des terrains communaux soient préparés, que l’énergie fournie soit bon marché, que la fiscalité soit abaissée et que la formation professionnelle soit améliorée. Quartenoud et ses collègues vont prendre des mesures concrètes pour montrer au reste de la Suisse que Fribourg a changé.

Des actes vont suivre. La loi sur les Entreprises Electriques Fribourgeoises du 9 mai 1950 augmente la dotation du capital servant notamment à « participer à d’autres entreprises ayant une activité

similaire ou qui favorisent le développement industriel du canton. » Certains députés radicaux

émettent la crainte que l’Etat fasse une concurrence au secteur privé, alors que les conservateurs sont prêts à courir des risques pour développer l’industrie. La loi sur les impôts cantonaux du 11 mai 1950 donne un autre signal positif : le Conseil d’Etat peut exonérer de l’impôt, pour une période déterminée, les entreprises nouvelles de caractère permanent. Cet article 6 de la loi n’est pas contesté. La disposition de la loi qui permet de soumettre à un régime spécial les holdings et les fondations suscite l’opposition, vaine, des socialistes.

Ces dispositions pro-industrielles ne suffisent pas : le déficit de l’image du canton « noir » de Fribourg, fabrique de curés et refuge de l’extrême-droite est considérable. Quartenoud prend son bâton de pèlerin et parcourt les cantons suisses pour montrer qu’il a changé et qu’il s’ouvre à l’industrie. Son successeur à l’économie, Paul Torche, poursuit la tournée des cantons et met en place une stratégie médiatique habile. Il contacte René Schenker, directeur de la TV romande, Otto Frei, correspondant de la NZZ en Suisse romande et Walter von Kaenel, délégué par la SSR au Palais fédéral. Il trouve un accueil très favorable qui permet, avec des visites d’entreprises fribourgeoises, de changer l’image négative que projetait le canton.

Les résultats sont rapides : en 1953, on recense plus de 50 fabriques installées depuis dix ans et un nombre d’ouvriers passant de 5'000 à 7'000. Rien que dans les années 1948-1953, les autorités ont donné l’autorisation d’ouvrir 29 nouvelles entreprises industrielles, tout en autorisant 61 fabriques plus anciennes à s’agrandir. En 1956, lors du décès de Quartenoud, premier père du « miracle fribourgeois », on célèbre son dynamisme en la matière, tout en affirmant, un peu vite, que la main d’œuvre fribourgeoise s’épanouit dans le canton et ne le quitte plus ! Quartenoud a compris le retard de Fribourg et il a agi en conséquence, secouant la passivité passée de son parti. Il est encore partisan de l’arrivée et du développement de PME, dans le cadre de « l’industrie au village ».

Paul Torche, conseiller d’Etat de 1946 à 1966, à la tête de l’économie publique, va accentuer le mouvement, ne craignant pas de faire venir de grandes entreprises sur le sol du canton. Il va lancer l’idée, retenue par le gouvernement, de nommer deux chefs de service (M. Dreyer à l’économie et M. Seydoux aux Finances) afin « d’entreprendre toutes démarches utiles en vue du développement

économique du canton, notamment de l’introduction d’industries nouvelles ». Une commission

d’industrialisation du canton, première mouture de la Promotion économique cantonale, est mise sur pied en 1956. Enfin Torche consulte les milieux universitaires, notamment les économistes. Il en découle une révolution copernicienne : au lieu de décentraliser au maximum les industries, il s’agit de pratiquer la « décentralisation concentrée », soit la création de pôles de croissance. Chaque district a un tel pôle, en principe son chef-lieu. Cela aboutit à la création d’un fort triangle Fribourg-Guin-Morat et au développement des pôles de Bulle, Châtel-Saint-Denis, Estavayer-le-Lac et Romont. Dans ce contexte, les autoroutes deviennent une infrastructure indispensable, complémentaire aux voies ferrées. On comprend mieux le combat du canton pour avoir à la fois la RN 12 (à quatre pistes entre Fribourg et la frontière vaudoise), gage de croissance pour Guin, Fribourg, Bulle ainsi que Châtel-Saint-Denis, et la RN 1, propice au développement de Morat et d’Estavayer.

Torche doit vaincre pas mal de résistances au sein de son parti. Il doit avoir le concours des milieux agricoles, puissants chez les conservateurs. Ces milieux ont bénéficié du second conflit mondial et du plan Wahlen. Ils ont augmenté leur production et la Confédération les soutient puissamment en passant un pacte implicite avec eux : produisez et nous écoulerons. Dans le contexte de la Guerre Froide et de la défense économique du pays, c’est un groupe de pression puissant, très présent au Grand Conseil. Torche va le caresser dans le sens du poil en soulignant le rôle important du secteur primaire qui forme la toile de fond de l’économie du canton. Il se le concilie en développant une législation moderne sur les améliorations foncières et le remaniement parcellaire, favorisé par la construction des autoroutes.

Torche doit agir auprès de ses collègues du gouvernement pour faire avancer sa cause. Ceux-ci travaillent, selon Torche, avec des méthodes dépassées. Ils refusent par exemple que sa Direction organise une conférence de presse sur le développement économique cantonal ! Si les conservateurs sont cinq au Conseil d’Etat, Torche ne peut compter à coup sûr, que sur Claude Genoud, directeur des Travaux Publics, ses trois autres collègues étant étrangers au vent nouveau qui souffle sur la Suisse et le canton, engoncés qu’ils sont dans leurs anciennes certitudes. Il faut donc négocier et convaincre ces collègues immobilistes. L’un d’eux dira même au trop dynamique directeur de l’Economie publique : « Vous en faites trop ; cela met les autres conseillers d’Etat mal à l’aise. » Les industriels du canton voient, pour certains, avec méfiance l’arrivée de nouvelles entreprises qui assécheraient le marché de la main d’œuvre et feraient monter les salaires. Torche peut leur montrer que la croissance démographique qui suivra le développement économique bénéficiera à toutes les entreprises du canton.

Ayant petit à petit et prudemment gagné les conservateurs à ses plans d’industrialisation, Torche peut se demander comment vont réagir les autres forces politiques face à la nouvelle politique économique du gouvernement. Les agrariens sont plutôt favorables. Leur nouveau leader, Joseph Cottet, interpelle le Conseil d’Etat pour savoir où en est le développement industriel du canton. Torche peut répondre en 1958 que le nombre d’entreprises soumises à la loi sur les fabriques a presque doublé de 1950 à 1957 en passant de 73 à 116, ce qui représente 2'000 nouveaux emplois et

30'000'000 de francs investis dans le canton. Le député agrarien est satisfait. Les radicaux et les socialistes se félicitent de la politique d’industrialisation tout en regrettant le retard avec lequel celle-ci est mise en œuvre. Le journal Travail du 12 juillet 1956 titre : À toute vapeur sur la voie industrielle. L’organe de presse socialiste déplore le retard pris, le grand nombre de pendulaires fribourgeois, le manque de cadres locaux, la difficulté de placer les apprentis formés dans des entreprises du canton et la mauvaise orientation des études vers le gymnase (sections classiques) et l’université. Par contre, il relève que le canton a la chance d’avoir deux hommes à la tête de la Direction gérant l’économie publique « deux hommes qui ont du dynamisme, du cran et de la largeur de vues ». Il s’agit de Paul Torche et de son chef de service Pierre Dreyer, futur conseiller d’Etat. Travail souligne l’effort fait pour détruire les vieux clichés sur Fribourg. Il titre encore, le 3 novembre 1960 : « c’est jamais trop

tard pour bien faire ! » (sic). Il loue la conférence tenue devant une centaine de journalistes venus de

toute la Suisse. Il souligne l’effort qui reste à faire en matière d’enseignement qui est à peine esquissé.

Les radicaux soutiennent Torche tout en critiquant le lourd passif conservateur en matière d’industrie. Ils soulignent que le retard sera difficile à rattraper et qu’il faudra le concours de tous pour le faire ! Ils préconisent une exonération fiscale, la simplification des formalités administratives et le perfectionnement de la main d’œuvre. Ils veulent une bonne répartition des entreprises nouvelles sur le territoire cantonal.

Quel bilan tirer de ces transformations économiques ? Un livre de MM. Gaudard, Chammartin et Schneider, paru en 1965, porte un titre évocateur : Fribourg : une économie en expansion. Torche, interrogé par son compère le député broyard conservateur Gustave Roulin peut, avant son départ du gouvernement (1966) faire son bilan et son testament politique. L’agriculture fribourgeoise, « tableau de fond de l’économie fribourgeoise », s’est bien modernisée et restructurée. Elle est passée de 14'000 exploitations en 1944 à 10'900 en 1961. Les têtes de gros bétail ont augmenté, pour la même période, de 118'000 à 139'000 pièces et la production de lait de 99'000 à 175'000 tonnes. Cela est dû en partie aux remaniements parcellaires : 16'600 hectares ont été remaniés et 13'500 doivent encore l’être. Pour l’industrie, le commerce et l’artisanat, Torche relève qu’il a fallu détruire certaines légendes noires sur le canton grâce à de vastes campagnes d’information. Les fabriques sont passées de 164 (1951) à 232 et leur nombre d’ouvriers de 6'512 à 13'784. Torche constate que l’on est sortie des traditionnelles industries du bois, du lait et de la bière, pour faire venir des entreprises de métallurgie, de machines, d’horlogerie et de chimie. Parmi les plus emblématiques on peut nommer CIBA, Geigy, Polytype et Vibro-Meter. Torche rappelle les bienfaits de la décentralisation concentrée des industries. Il souligne que trois des plus grandes banques suisses ont un siège à Fribourg, une évolution récente, prometteuse et significative. Les sociétés anonymes ayant leur siège à Fribourg sont passées de 517 (1953) à 1343 (1964) et leur capital de 100 à 682 millions de francs. Si le revenu par habitant fribourgeois reste en dessous de la moyenne suisse, Torche montre un rattrapage dans le pouvoir d’achat : si celui-ci était de 100 en 1945, celui de Fribourg, en vingt ans est passé à 333, celui du Valais à 341, celui de Zurich à 223 et celui de Vaud à 252.

Torche voit encore des efforts à accomplir : les infrastructures (autoroutes, canal du Rhône au Rhin, Hôpital cantonal), la formation de la jeunesse (gymnases, formation professionnelle, université), l’aménagement du territoire (constitution d’une agglomération fribourgeoise, réserves de terrains industriels), et infrastructures touristiques.

On peut relever que Quartenoud a su voir les réalités et donner une première impulsion au développement économique. Torche sait l’amplifier en utilisant des méthodes modernes de gestion et de communication. De plus, au sein du parti conservateur, il a su maintenir le dialogue entre les diverses chapelles, notamment celle des chrétiens-sociaux. Son départ déclenche, en 1966, une crise qui mûrit depuis vingt ans. Les transformations économiques nécessaires lancées par Quartenoud et Torche ont une autre conséquence : elles affaiblissent la base électorale rurale du parti conservateur. Si celui-ci ne sait pas gagner à sa cause les nouveaux citadins, ouvriers ou employés, il s’expose à des déconvenues importantes.