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Le parcours de Daisy : « vas voir dehors si j’y suis »

Des Beaux-arts à la rue : aller vers, saisir les opportunités et investir l’espace public Daisy est retraitée depuis un an lors de l’entretien. Née en 1952, elle est âgée de 65 ans. Du côté paternel, la famille est d’origine bernoise, bourgeoise et plutôt aisée. Du côté maternel, la famille est d’origine paysanne. Son père avec sa mère ont eu une ferme qu’ils ont perdue, le papa étant « un grand foireur ». Son père sera ensuite chauffeur pour terminer encadreur, la maman exercera plusieurs boulots, essentiellement sommelière et vendeuse en boulangerie. Une enfance

« migrante en Romandie », la famille déménage beaucoup entre Valais et Gros-de Vaud pour finir à Ecublens, où Daisy passe son adolescence. Elle fera la

« prim’sup » au collège avant de commencer un apprentissage de dessinatrice architecte, dans le même temps elle s’engage pour défendre le statut des apprentis, déjà un peu militante. La dernière année d’apprentissage est une période difficile, elle ne saurait l’expliquer, mais à 6 mois de la fin, elle lâche tout. Nous sommes à la fin des années 60, début 1970.

A ce moment-là elle fait un petit boulot de vendeuse en chaussures tout en préparant l’entrée aux Beaux-arts à Genève pour les arts décoratifs. Pendant 2 ans, elle y apprend des techniques de peintures décoratives jusqu’à ce que la section ferme et qu’elle passe dans la section « intérieurs et architecture », et étudie les arts conceptuels. Des études marquées par les échanges avec un prof de qui elle apprend beaucoup. Dans cette période, elle habite Lausanne et elle baigne dans le milieu situationniste de Lausanne, très liée au dessinateur-écrivain Frédéric Pajak.

Ainsi « écartelée » entre des études d’arts et des mouvements anarchistes pour la mort de l’art, elle ne deviendra pas artiste. Ses compétences artistiques elle les engage dans son travail pour un Centre d’animation où elle donne des cours. La fin des études c’est un peu difficile, « être lancée dans le grand vide du monde du travail […] ça n’a pas été si simple ». Elle fait aussi un stage au centre des moyens

audio visuels du CHUV (CEMCAV) pour lequel ses parents avaient obtenus une bourse.

Engagée dans un Centre d’animation à la Pontaise en 1978, « comme on engage à l’époque », elle devient animatrice à 50 % pour le Centre de la Maisonnette. Les Centres lausannois sont à cette époque sous l’égide de la FLCL (Fédération Lausannoise des Centres de Loisirs), il n’y a pas l’exigence d’avoir « le papier », mais elle doit répondre à des questions de la police judiciaire ayant été vue dans

« les manifs ». Travailler à temps partiel, c’est la possibilité de faire d’autres choses à côté, notamment dans le domaine artistique où dans le cadre d’un groupe de danse, coïncidence (ou coïncidanse ?), elle s’occupe des décors. Comme animatrice à la Pontaise, elle donne des cours de peinture aux adultes, s’occupe des jeunes et des « pubs […] avec les moyens de l’époque ».

Elle rencontre d’autres animateurs, et part vers 1981 travailler au Centre de Grand-Vennes. Son collègue a une formation de psycho-sociologue, « c’était un dynamisme très différent ». Daisy évoque des souvenirs de camps et de voyages avec les jeunes, ils faisaient « des choses improbables» comme on en voit plus aujourd’hui. Des fêtes, de la musique, du théâtre de rue, des ouvertures du Centre pendant 24h à 48h où on dort sur-place. Une époque où la vie nocturne lausannoise n’est pas aussi développée pour les jeunes. Une période aussi où les Centres d’animation « pétaient les cadres » dans une société où les cadres sont encore « clairs, plus durs »10. A cette époque, les jeunes sont très preneurs, ils participent. Daisy tisse des liens qu’elle conservera avec certains dans l’âge adulte.

Elle vit aussi avec les jeunes des moments plus difficiles, plusieurs jeunes tombent dans les « drogues dures », beaucoup meurent, d’autres elle les retrouve encore aujourd’hui à la Riponne (lieu lausannois de rassemblement des toxicomanes).

Malgré cela, elle en garde de beaux souvenirs. En particulier de camps avec les enfants et des jeunes qui aident à l’encadrement, 2 animateurs, un bus, du camping un peu sauvage, des aventures en barge qui laissent des traces autant chez les jeunes que les animateurs. Une période où les règlements et les normes « t’oublies quoi ». Elle faisait aussi des séminaires, des assemblées générales avec les comités où on dresse des tentes à la marocaine, on dort sur place. Elle apprend à faire des choses très différentes, « des trucs incroyables, c’était vraiment très intéressant ».

Dans ce contexte, Daisy fait sa reconnaissance de formation interne. Elle a aussi eu ses deux enfants lorsqu’elle travaille dans ce Centre. C’est après la naissance du deuxième enfant qu’elle rencontre des difficultés à son retour de congé maternité.

Une période à Grand-Vennes qui s’achève avec des moments difficiles et conflictuels. Un collègue qui s’est auto-proclamé directeur, des histoires de comité, une situation de mobbing qu’elle dénonce et ainsi elle décide de quitter le Centre en 1994, « une fin douloureuse » mais qui ouvre sur d’autres choses. Elle participe aussi à la mise en place d’animations à l’échelle de la Ville, comme le « bus Luna », pendant un temps elle est rattachée au secrétariat de la FLCL et mène une réflexion sur les activités de vacances qui conduisent au développement avec d’autres animateurs de projets comme la « roulotte enchantée », « le tipi qui passe » ou « les plages urbaines ».

10 Relier aux cadres de l’action Bourdieu/Durkheim, déterminisme et structure, reproduction

Elle rejoint l’équipe des Boveresses, à cette époque 2 postes s’ouvraient, l’autre était à Chailly, mais elle n’avait pas envie d’y aller. Elle arrive aux Boveresses « un peu imposée à l’équipe » ce qui pose problème à l’un de ses collègues. Elle entre dans « un truc difficile avec des supervisions ». Son autre collègue est très ouvert, du côté du comité il y a des réticences qui s’estompent : « finalement on était très contents de toi, tu étais quand même vachement bien. » Aux Boveresses, elle développera plein de choses basées sur ses expériences précédentes. Il y restera 22 ans jusqu’à sa retraite en 2016.

Daisy souligne que ce n’était pas évident avec des enfants en bas âge de concilier la vie au travail et la vie de famille. A l’époque, il n’y a pas autant de places en garderie qu’aujourd’hui et les enfants devaient être inscrits complètement ou pas du tout. Elle devait travailler entre midi et deux heures et c’était compliqué pour s’occuper des enfants. Elle engageait des jeunes filles, des étudiantes ou des jeunes du Centre pour s’occuper d’eux. Le papa des enfants travaillait comme aide-soignant et avait aussi des horaires difficiles. Ils ont « beaucoup jonglé ». De plus le papa a vécu une grosse histoire de déprime après la naissance de leur première fille pendant 3 ans. C’était difficile à ce moment-là de « travailler dans ces conditions-là »

Côté formation, Daisy participe à des formations courtes, continues, régulièrement.

Des formations de 2-3 jours, parfois aussi à l’étranger. Elle évoque aussi un moment très difficile, vers 1995 où son fils a failli mourir suite à un rhume qui a dégénéré, en revenant d’une formation à Paris, elle est confrontée à « la peur incroyable de perdre son enfant ».

A côté de son travail, Daisy fait aussi du bénévolat « pour se vider la tête » avec le

« Rel’aids » à ses débuts (équipe de travail de rue lié aux toxicomanies), pour la soupe populaire, pour la fondation Mère Sofia, toutes sortes de mouvements liés à la rue. Elle relate des liens avec une monitrice des Boveresses et ces actions de bénévolats, également aussi un peu de fierté à participer aux actions de « mère sofia », un côté « assez épique ».

Elle fait aussi sa formation de PF qu’elle achève avant la mise en place de la HES à l’école sociale de Lausanne, dans les années 2000. Une période dont elle se souvient car elle coïncide avec le départ du papa de ses enfants. Elle a 50 ans et une nouvelle vie avec ses 2 enfants. Daisy fait beaucoup de petites formations en lien avec des thématiques variées, des centres d’intérêts autour de la famille, des groupes de paroles, des réseaux d’échanges réciproques, des dynamiques de groupes, des méthodes d’engagement ou autour des questions de migrations. Ces formations pour Daisy c’était « hyper important d’en faire », ça permet d’augmenter le réseau et d’aborder des réflexions. Elle choisissait ses formations en fonction de ses intérêts et pour aller chercher des outils pour le travail. Elle souligne que souvent il n’y avait pratiquement pas d’animateurs, mais qu’elle rencontrait surtout des éducateurs, des psychologues ou des gens qui travaillaient dans les associations.

Elle participe aussi à tous « les grands trucs » avec Gillet et rassemblements liés à l’animation organisés à Bordeaux, à Lucerne et autour de la mise en place de la Plateforme romande de l’animation socioculturelle (dès 2002). Par la suite elle fera aussi les journées romandes de l’animation, participera aussi à leur organisation.

Quand elle arrive aux Boveresses le travail est très axé sur les jeunes, il y a peu d’enfants qui viennent. Avec un côté pratique, compte tenu d’un local pas très grand

pour les enfants dans le bas de la maison, elle développe des activités à l’extérieur.

Elle part avec « un côté un peu militant », munie de banderoles sur la place devant le supermarché du coin, rassembler des enfants pour l’après-midi et aller faire des jeux dans la forêt à proximité. Parfois, elle réunissait 50 enfants qu’elle encadrait seule avec l’aide des plus grands pour s’occuper des petits. Daisy fait beaucoup de centres aérés, des jeux de pistes en forêt, invente avec les enfants des « histoires un peu extraordinaires ». Une époque où avec les moniteurs « on bossait comme des fous », la journée avec les enfants, le soir pour faire les montages vidéo et les finir à la fin de la semaine pour les montrer aux parents. Elle travaillait sans compter les heures.

Un rythme de travail qui aurait pu peut-être prétériter ses propres enfants, le père était quand même présent le soir, mais des moments rudes aussi pour eux. Sa fille a fait les « 400 coups à l’adolescence ». Un fils plus « eau dormante » qui faisait des coups en douce, parfois c’est la sœur qui a pris sur elle et la maman n’a connu le fin mot de l’histoire que des années plus tard. Malgré des moments difficiles, Daisy ne regrette rien, ça a toujours pu être constructif et en tirer du bon de toutes ces expériences.

D’un point de vue professionnel, Daisy souligne qu’elle a toujours pris les opportunités qui se présentaient au fil des rencontres. Elle évoque ses rencontres avec diverses personnes qui débouchent sur des propositions, à l’image de celles qui l’ont conduit à participer aux enseignements des ASE lié à la plateforme depuis la mise en place en 2005-2006, ou à la rencontre d’artistes comme Karelle Ménine et son approche de la poésie urbaine11.

En lien avec la formation, Daisy dit avoir adoré faire l’encadrement des stagiaires en tant que PF et aussi d’avoir pu, suite à la demande de la responsable de la filière animation de l’EESP, faire les analyse de pratique à l’école sociale qu’elle a fait pendant pratiquement 10 ans. Elle a aussi été sollicitée comme experte pour les travaux de mémoires à l’EESP, souvent en lien avec des thématiques liées à l’investissement de l’espace public.

Parmi les réalisations aux Boveresses, Daisy met principalement en avant le travail vers le quartier, des intérêts liés au développement urbain, l’intervention dans l’espace public qui permet d’aller à la rencontre des gens. Des actions mises en place pour répondre à leur préoccupations comme la mise en place de conférences et de formations à l’image de celles organisée lorsqu’il y a eu des augmentations importantes de loyers dans une partie du quartier et qu’ils ont fait venir des représentants de la municipalité (exécutif de la commune) pour ouvrir le dialogue, expliquer aux gens. Un intérêt marqué pour les thématiques liées à l’usage de l’espace public et à la mise en place de réseaux formels et non formels. A ce titre, Daisy représente le Centre à la société de développement du quartier. Globalement son approche est de « faire venir un peu, […] aller à la rencontre, et puis intégrer sur la question du vivre ensemble, […] ».

Daisy évoque aussi plusieurs projets développés dans cet esprit et qui suscite son intérêt, toujours en lien avec l’espace public, et l’intervention artistique ou le développement en lien avec le quartier. Elle relève d’ailleurs à plusieurs reprises avoir travaillé sur des montages qui retracent l’histoire du développement du quartier et d’événement organisés pour célébrer les 40 ans d’un Centre. Souvent

11 La phrase comme expérience de poésie urbaine

pour les activités, elle a travaillé avec des artistes peintres, des comédiens.

Travailler aussi avec la Ville et ses différents représentants pour mettre en place des projets comme les jardins 2009 aux Boveresses, ou les contrats de quartier, toujours dans l’idée de « dynamiser, de rassembler, d’ouvrir des perspectives, des réflexions » en rencontrant des gens intéressants.

A propos du travail et de son évolution, Daisy relève être syndiquée et avoir milité pour la participation à la commission du personnel, et de l’intérêt de se battre pour les conditions de travail. Sur ce point, elle soulève la hiérarchisation accrue, et la baisse de la latitude professionnelle. L’arrivée de l’informatique a notamment été

« à la fois intéressante et dévastatrice », cela a amené à mettre les activités dans

« des cases », à comptabiliser le temps de travail et sa répartition. Une augmentation du contrôle pour le contrôle qui ne dit rien sur la qualité du travail, voire nuit à la créativité et limite les possibilités d’engagements, quand cela ne créé pas des tensions au sein des équipes. La difficulté également du tripartite « qui n’est pas simple » entre la ville, les animateurs et les associations, l’augmentation des exigences aussi auprès des bénévoles qui doivent devenir des experts et des animateurs qui peuvent « bloquer ».

Aujourd’hui à la retraite, Daisy ne va plus sur le quartier, « il fallait laisser la place aux autres » après avoir été très investie et présente auprès des habitants. Elle continue, encore pour 3 ans avant de lâcher, l’enseignement aux ASE et soutient une association de théâtre. En tant que représentante du comité de la plateforme romande de l’animation dont elle était membre, elle organise en collaboration avec divers collectifs une formation de quelques jours autour de l’espace public « va voir dehors si j’y suis ».

A propos de son parcours, Daisy a relevé les choses qu’elle a adoré faire et conclut qu’elle a eu « une belle carrière, de belles choses, de belles années ».

Chapitre 8 - Parcours : transitions et bifurcations

Ces trois parcours se déroulent dans un contexte vaudois, à peu près dans la même période, soit entre 1949 et 2017. Les portraits ci-dessus retracent les récits produits, ci-après une première étape de l’analyse pour mettre en regard ces parcours et faire ressortir les éléments constitutifs de ces trajectoires. C’est-à-dire resituer dans le temps les principaux jalons qui marquent leur trajectoires, et rendre saillant les transitions et les bifurcations dans leurs parcours respectifs. Ceci nous permettra de mettre en évidence pour chacun des trois leur entrée dans le métier d’animateur, ainsi que relever, en regard des théories de l’action, les indices qui peuvent qualifier la nature de l’action du point de vue de l’acteur.

A partir du récit, nous cherchons à aller au-delà du point de vue subjectif et singulier de l’acteur, nous cherchons à objectiver ce qui est constitutif de l’expérience afin de produire des connaissances relatives à notre objet de recherche, soit ce qui peut être caractéristique de l’expérience au travail d’un animateur socioculturel. Nous nous appuyons sur l’idée que « le récit est nécessairement « configuration » définissant une totalité significative, grâce à l’opération de mise en intrigue, c’est-à-dire l’agencement particulier d’une séquence d’événements. » (Baudouin, 2014, p.230) Il s’agit d’une reconstruction de la biographie et des histoires de vie à partir de la narration. L’épreuve revêt un sens qui va au-delà du sens commun et du caractère pénible d’un événement, elle est aussi une unité de la narration repérable par la place que les événements occupent dans le récit, leur agencement et leur

développement. Méthodologiquement, cela passe par un traitement des données pour resituer les époques des événements relatés ainsi que les thèmes développés par le narrateur.

Ceci permet le repérage des transitions et des épreuves principales dans les récits, qui vont également nous permettre de situer les bifurcations dans les parcours.

Cette démarche correspond aussi à l’esquisse des itinéraires à l’intérieur des parcours :

« l’itinéraire appréhende les déplacements biographiques en se concentrant sur les moments charnières et les bifurcations, alors que le parcours, tout en partant de ces moments, met l’accent sur ce qui se passe entre, sur la manière dont une personne va de l’un à l’autre. » (Zimmermann, 2013, p.56) La bifurcation est un moment clé dans les parcours qui implique généralement une rupture, une réorientation ou un changement du régime d’action (Bidart, 2010, p.224-225). Quels sont les ingrédients qui marquent ces moments ? Y a-t-il des traits communs entre ces trois parcours d’animateur et animatrice ? Quelles corrélations avec le contexte socio-historique ? En regard des théories de l’action, quelles sont les ressources et les contraintes qui pèsent sur les choix des acteurs ?