• Aucun résultat trouvé

Le champ épistémologique qui parcourt les sciences ne mentionne pas la science climatique. Cela ne signifie pas que les scientifiques ont délaissé cette question, mais juste que la science du climat apparaît timidement sous l’effet d’un quelconque rationalisme ou déterminisme, de quelques problèmes scientifiques non résolus ou encore d’intérêts pratiques. L’émergence de toute science se fait à l’occasion d’un

problème, d’une exigence, ou d’un obstacle d’ordre théorique ou pratique (au 19e

siècle, la psychologie se constitue comme science suite aux nouvelles normes que la société industrielle impose aux individus). Dans le cas du climat, le phénomène de

l’effet de serre (dévoilé dès la fin du 19e siècle) a joué un rôle important, notamment

celui de souligner la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique. Les historiens ont apporté leurs contributions à cette question (Testot, 2012, Mouhot, 2014 ; White, Pfister et Mauelshagen, 2017). Emmanuel Le Roy Ladurie (2004-2009) a publié son Histoire humaine et comparée du climat, dont les trois tomes (Canicules et glaciers, disettes et révolutions, réchauffement de 1860 à nos jours) soulignent comment les fluctuations du climat ont contribué dans le passé à l’effondrement de certaines

climatique. Sam White (2012) a souligné que, par le passé, les sociétés agraires avaient été très vulnérables aux fluctuations climatiques, il évoque même l’idée d’une crise globale lorsqu’il mentionne le Petit Âge glaciaire dans l’Hémisphère Nord au XVIIe siècle (White, 2011). Enfin John Mc Neill (2010) considère qu’en étudiant la manière dont les sociétés ont pu réagir aux situations extrêmes, cela permettrait d’anticiper les

impacts sociaux des risques climatiques à venir18.

Selon Laurent Testot et Jean François Mouhot (2014), l’histoire du climat couvre trois champs : « une climatologie historique pure, vouée à reconstituer les climats du passé ;

une climatologie historique de crise, étudiant les impacts des variations climatiques sur les sociétés ; et un dernier champ, étudiant le présent réchauffement planétaire ». Dans ce dernier

cas, il s’agit de comprendre le processus par lequel l’humanité prit conscience de sa responsabilité (Mouhot, 2014), rechercha les causes (impacts de la révolution industrielle) et agit en conséquence (c’est peut-être ici que l’immobilisme est le plus flagrant).

C’est dans cette perspective que l’homme est amené à mobiliser des groupes d’objets, des énoncés d’hypothèses, des jeux de concepts, des séries de choix théoriques, pour faire basculer un concept du côté de la connaissance. Tous ces éléments permettent, non de constituer une science à première vue, mais deviennent ce à partir de quoi se bâtissent les propositions cohérentes, se développent des descriptions plus ou moins exactes, s’effectuent des vérifications et se déploient des théories.

Ces éléments, transformés de manière régulière par une pratique discursive, sont indispensables à la constitution d’une science et à la formulation d’un savoir. « Un

savoir, c’est ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par-là spécifiée : le domaine constitué par les différents objets qui acquerront ou non un statut scientifique »

(Foucault, 1969, p. 246). Ils soulèvent également la question de la valeur heuristique d’une théorie ou d’un paradigme. Ce point a été largement analysé par Thomas Kuhn dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques (1962). En se consacrant à explorer des domaines en lien avec l’histoire des sciences, Kuhn s’est trouvé en face de problèmes imprévus : « le nombre et l’ampleur des divergences avouées opposant les

spécialistes des sciences sociales au sujet de la nature des méthodes des problèmes scientifiques légitimes » (Kuhn, 2008, p. 10-11).

En voulant découvrir l’origine de ces différences et contribuer à la recherche scientifique de son époque, Kuhn mit en avant la notion de paradigmes. Les paradigmes sont « des découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un

temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions »

(2008, p. 11). Quelques pages plus loin, Kuhn introduit l’idée de science normale et de

18 « Sans rien vouloir de tel, la race humaine a lancé la terre dans une expérience gigantesque non maîtrisée. C’est là, à mon avis, le trait majeur du xxe siècle, un trait qui, à l’avenir, devrait apparaître plus important encore que la Seconde Guerre mondiale, l’aventure communiste, l’expansion de l’alphabétisation de masse, l’extension de la démocratie ou l’émancipation croissante des femmes » (2010, p. 28).

science ordinaire : « Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme

adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet engagement et l’accord apparent qu’il produit sont des préalables nécessaires de la science normale, c’est-à- dire de la genèse et de la continuation d’une tradition particulière de recherche » (2008, p. 30).

La notion de paradigme est donc associée à celle de communauté scientifique dont les liens peuvent être matérialisés par un accord, une convention ou le partage d’idées communes. Ce point est important, il implique que le savoir relève d’une activité scientifique communautaire, et non du travail isolé d’un chercheur (ou de plusieurs) qui se confronte au monde réel (afin de lui arracher tous ses secrets). Le recherche de connaissances nouvelles est ainsi orientée dans un certain sens (celui qui a été retenu par le groupe), elle suppose la collaboration et une certaine complicité des personnes à l’intérieur du groupe.

La distinction entre science normale et science ordinaire insiste sur le fait que les différents états du savoir sont soumis à des normes, des conventions, des règles codifiées et des représentations partagées par le groupe. Les différents membres de la communauté scientifique doivent ainsi se conformer aux normes du paradigme de la connaissance. Il peut s’agir d’un ensemble de faits, de théories et de méthodes rassemblés par les savants qui s’efforcent d’ajouter tel ou tel élément à un ensemble particulier. C’est ce processus fragmentaire dans lequel se rajoutent des éléments, séparément ou en combinaison, qui constitue un fond commun (la connaissance scientifique) et rythme le développement scientifique. Ce processus non cumulatif des différentes contributions individuelles pour constituer une science est « la révolution

historiographique » dans l’étude de la science (Kuhn, 2008, p. 19).

En abordant l’une des fonctions normatives des paradigmes : la fonction cognitive, Thomas Kuhn étudie le rôle du paradigme en tant que véhicule d’une théorie scientifique. « Son utilité est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature

contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails sont élucidés par les travaux scientifiques plus avancés »

(Kuhn, 2008, p. 155). Notons que cette carte est aussi essentielle au développement continu de la science que l’observation et l’expérimentation du fait de la complexité et de la variété de la nature. Les paradigmes deviennent alors par l'intermédiaire des théories qu’ils incorporent, un élément constituant de l’activité du chercheur. Le rôle des paradigmes est de « fournir aux scientifiques non seulement une carte, mais aussi

certaines directives essentielles à la réalisation d’une carte. En apprenant un paradigme l’homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable » (Kuhn, 2008, p. 155).

Généralement, l’adoption d’un nouveau paradigme entraine le déplacement significatif des critères qui déterminent la légitimité des problèmes et des solutions proposées. C’est exactement ce que nous constatons avec la « communauté scientifique » du GIEC qui a fait du changement climatique, son paradigme (les conséquences

désastreuses sont bien identifiées, la solution réside dans une limitation de l’effet de serre anthropique.) C’est pourquoi les modèles du GIEC servent de base de travail aux Parties et autres décideurs lors des conférences internationales (les fameuses COP). En effet, ce paradigme, qui implique l’idée d’un modèle à suivre, semble particulièrement bien adapté pour décrire ce qui se passe dans la science climatique. Sa fonction d’actualisation n’est pas simplement « prise de possession de la pensée par elle-

même », elle suggère également « une actualisation exigée par le sens de ce qui est posé »

(Cavaillès, 1994, p. 509). Elle pose ainsi « un rapport qui en tant que tel ne s’affirme que

dans la singularité de réalisation de l’enchainement, mais ne réclame cette singularité de quiconque, donc, tout en la posant, la supprime et révèle par là un principe interne de variation

» (Cavaillès, 1994, idem). L’étude historique du climat, révèle un ensemble d’illustrations répétées et presque standardisées de différentes théories, dans leurs applications conceptuelle, instrumentales et dans celles qui relèvent de l’observation. Par-là donc, nous affirmons avec Cavaillès qu’il n’y a pas diverses sciences, ni divers moments d’une science, non plus immanence d’une science unique aux multiples disciplines variées, mais celles-ci se conditionnent entre elles de telle façon que les résultats comme la signification de l’une exigent, en tant qu’elle est science, l’utilisation

des autres ou l’insertion commune dans un système19.

Le changement climatique, en tant que science et savoir, se présente ainsi comme un nouveau paradigme, qui vise à articuler des phénomènes observés (exemple de l’effet de serre) à des théories déjà fournies par les autres sciences ou en état d’élaboration. De ce fait, comme le souligne Kuhn (2008, p. 144), « sans adhésion à un

paradigme, il ne pourrait y avoir de science normale » (Kuhn, 2008, p.144). Cette acceptation

est une fin pour toutes les recherches, qui du reste vont permettre à la science de progresser. C’est en poursuivant ce but que la « communauté scientifique » du GIEC s’est formée en 1988 dans la foulée des débats internationaux sur le climat. Par ses rapports successifs, le GIEC se présente aujourd’hui comme une institution reconnue dans le paysage scientifique et comme le garant d’un certain savoir. Ajustement après ajustement, ses travaux ont affiné et précisé le contenu de ce paradigme. Selon Kuhn, « c’est à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute

leur carrière. Elles constituent ce que j’appelle la science normale » (ibid)). Généralement, les

changements produits par un nouveau paradigme sont radicaux, ils introduisent des

19 C’est ce qui explique aujourd’hui l’intérêt grandissant pour la théorie des systèmes dynamiques

(System Dynamics) et la modélisation des questions environnementales. Le premier livre sur la modélisation globale, attirant l’attention de la communauté scientifique internationale fût The Limits to Growth (les limites de la croissance) commandé à ses auteurs par le Club de Rome. Sa publication en 1972 s’inscrit dans la droite lignée des ouvrages proposés par J.J Forrester (Industrial Dynamics, Urban Dynamics, World Dynamics). La dynamique des systèmes repose sur une approche stocks – flux, des boucles d’amplification (mouvement exponentiel) et de régulation, et la détermination des limites du système. Dans le cas de Limits to growth, ce rapport a initié une large discussion tant académique que publique sur la viabilité de la société de croissance, le problème de la population et de son alimentation, l’épuisement des ressources de la planète, les phénomènes de pollution.

concepts, font évoluer les méthodes et modifient les conceptions ontologiques sous- jacentes.

Plus largement, le changement de paradigme donne une nouvelle représentation du monde, ce que Kuhn désigne par des « révolutions dans la vision du monde » (Kuhn, 2008, p. 157). Le repérage de la vision du monde que les individus ou les groupes portent en eux et utilisent pour agir ou prendre position est indispensable pour comprendre la dynamique des interactions sociales d’une part et des interactions entre les pratiques sociales et leurs conséquences sur notre environnement d’autre part. Ainsi l’acceptation du changement climatique comme paradigme nous permet de donner du sens à nos conduites ou pratiques sociales, et de comprendre la réalité du système climatique, à travers son propre système de fonctionnement.

Reste à établir un pont entre le changement climatique dans sa version paradigmatique et les représentations sociales qui structurent toutes les pratiques humaines. Selon Abric (2016), les représentations sociales présentent quatre fonctions importantes : « les fonctions de savoir qui permettent de comprendre et d’expliquer la réalité,

les fonctions identitaires qui définissent l’identité et permettent de sauvegarder l’identité du groupe, les fonctions d’orientations qui guident les comportements et les pratiques et les fonctions justificatrices qui permettent a posteriori de justifier les prises de position et les comportements » (Abric, 2016, p. 20-23). L’analyse de ces représentations sociales est

indispensable lorsqu’il s’agit de faire émerger des modèles éducatifs en lien avec la

science du climat (c’est le cas notamment du modèle REDOC, Diemer, 2015)20.

Pour conclure sur ce point, nous pouvons considérer que si la science est une méthode de connaissance et un savoir constitué, alors il n’y a qu’un pas à faire pour ériger le changement climatique en véritable savoir scientifique et poser les bases d’un nouveau paradigme pour le troisième millénaire. Cette épistémologie du climat revient à présenter une histoire scientifique du changement climatique.