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Chapitre 2 Cadre théorique

2.2 Éléments pour une étude de problèmes géométriques

2.2.2 Les paradigmes géométriques de Catherine Houdement et Alain Kuzniak

Selon Houdement et Kuzniak (2006, 1999, 1998-1999), le mot géométrie employé dans l’institution scolaire revêt diverses pratiques plutôt différents paradigmes. Ils émettent deux hypothèses :

« HYP1. La première est que des paradigmes différents et cohérents sont englobés sous le terme unique de géométrie. L’existence de ces différents paradigmes explique en partie la rupture que l’on retrouve dans l’enseignement, entre école et collège, puis entre collège et lycée.30 » « HYP2. La seconde suppose qu’étudiants (des IUFM31), enseignants et élèves de l’école primaire se situent implicitement dans des paradigmes différents et que ce fait est une source de malentendu pédagogique. » (Houdement et Kuzniak, 1999, p. 285).

Ils empruntent à Kuhn (1962) l’idée de paradigme et s’en inspirent en retenant particulièrement deux aspects de cette idée. D’une part, un paradigme témoigne d’un ensemble de techniques, croyances, valeurs, connaissances et théories partagées par un groupe scientifique, d’autre part, il est constitué d’exemples à suivre pour acquérir une maîtrise des pratiques par les individus œuvrant dans un domaine scientifique donné. En parallèle à ces idées, ils suggèrent de voir l’enseignement de la géométrie sous l’angle

30 Le système scolaire français est composé de la maternelle (3-6 ans), de l’école élémentaire avec le CP

(6-7 ans), le CE1 (7-8 ans), le CE2 (8-9 ans), le CM1 (9-10 ans) et le CM2 (10-11 ans). L’entrée au collège, correspondant au début du secondaire au Québec, comprend les classes de 6e, 5e, 4e et 3e. Après

la 3e, les élèves ont la possibilité de poursuivre leurs études au lycée et à l’université. 31 Acronyme qui signifie Instituts Universitaires de Formation des Maîtres.

de théories de référence et d’un environnement didactique pour assurer la transmission de ces théories.

De plus, pour étayer leur modèle et tenir compte de la spécificité du travail du géomètre dans ses relations avec les espaces physique et géométrique, les auteurs se sont inspirés de l’articulation des trois modes de la pensée géométrique mentionnés par Gonseth (1945) : l’intuition, l’expérience et la déduction.

L’intuition est définie comme étant ce qui permet à un individu de considérer globalement une situation sur la base de certaines évidences, expériences antérieures, connaissances, etc. L’intuition est immédiate, directe. Par son caractère de simultanéité, l’intuition risque d’induire l’individu en erreur dans la mesure où elle favorise une certaine confusion entre les données pratiques et théoriques de la situation. L’intuition n’est pas stable et elle évolue selon les expériences et les connaissances de l’individu. Son évolution serait associée à une superposition de strates faisant oublier les premières intuitions. Certaines strates seraient communes à tous les individus et leur mise à jour relèverait du domaine psychologique. D’autres strates seraient spécifiques aux parcours scolaire et professionnel de chacun des individus.

L’expérience, contrairement à l’intuition, n’est pas immédiate; elle nécessite une action physique ou mentale pour découvrir ou valider une proposition. La nature de l’expérience géométrique dépend des objets sur lesquels elle s’exerce. Par exemple, les pliages, les découpages, les constructions règle-compas, les simulations informatiques participent de l’expérience géométrique. Une autre forme d’expérience est mentale, par exemple imaginer le déplacement d’éléments d’une figure par l’esprit, sans l’effectuer réellement.

La déduction favorise l’obtention de nouvelles informations (les conséquences) à partir de celles déjà acquises sans recourir à l’expérience ou autre source extérieure. La déduction n’est pas associée uniquement à la démonstration basée sur des axiomes, mais elle englobe ici une perspective plus large du raisonnement.

Ces éléments théoriques relatifs à Kuhn (1962) et Gonseth (1945) participent à l’élaboration du modèle de la géométrie enseignée en trois paradigmes : la géométrie I dite géométrie naturelle, la géométrie II appelée géométrie axiomatique naturelle et la

géométrie III ou géométrie axiomatique formaliste. Nous les détaillons ci-après, mais ne retiendrons que les deux premiers paradigmes puisque le troisième n’appartient pas au niveau d’enseignement secondaire.

La géométrie I ou géométrie naturelle : Cette géométrie est ainsi nommée pour révéler son lien fort avec le réel. Elle a pour source de validation la réalité, le monde sensible. La pensée s’exerce sur des objets matériels ou matérialisés, par exemple des objets physiques de l’environnement, des maquettes, des figures. Dans cette géométrie, il y a déjà un effort d’abstraction dans la mesure où la pensée pourrait retenir certains aspects des objets physiques et les traduire en représentations graphiques.

L’intuition, l’expérience et la déduction s’exercent à travers des activités de perception, construction, manipulation d’instruments (gabarits, règle graduée ou non, compas, équerre, rapporteur), pliage, découpage ou leur pendant virtuel. Toutefois, la déduction se fait prioritairement à l’aide de la perception et de manipulations, par exemple déduire la somme des angles intérieurs du triangle (180º) après avoir mesuré au rapporteur les angles de quelques cas de triangles. La géométrie II ou géométrie axiomatique naturelle : Cette géométrie entretient encore une relation avec la réalité car elle rend possible une organisation des connaissances géométriques issues de problèmes spatiaux. Mais ce lien avec la réalité est amenuisé au profit d’une organisation des connaissances à partir d’un système d’axiomes le plus précis possible.32 Il ne s’agit pas d’une géométrie de la réalité comme en GI, mais d’une schématisation. Dans cette géométrie, la validation se fonde sur des lois hypothético déductives. La pensée s’exerce sur des objets idéaux traduits par des définitions et théorèmes. Les représentations graphiques sur papier ou à l’écran de l’ordinateur ne sont pas des objets d’étude en soi, contrairement à GI. Elles ont une fonction essentiellement de support au raisonnement.

L’intuition et l’expérience sont présentes, mais elles sont sous le contrôle de la déduction logique et de la démonstration. La géométrie euclidienne classique correspond à ce type de géométrie.

La géométrie III ou géométrie axiomatique formaliste : Cette géométrie n’a pas vraiment de relation avec la réalité, ses axiomes ne reposent pas sur le sensible.

32 Houdement et Kuzniak (2006, 1999, 1998-1999) affirment à la suite de Gonseth que l’axiomatisation

proposée en GII est certes une formalisation, mais elle n’est pas nécessairement formelle puisque la syntaxe n’est pas coupée de la sémantique qui renvoie à la réalité.

L’intuition est interne aux mathématiques, l’expérience logique et la déduction se fait à l’aide de démonstrations basées sur un système complet d’axiomes. Les géométries non-euclidiennes, développées au cours de l’histoire, correspondent à ce type de géométrie.

Le tableau II suivant résume des aspects spécifiques aux géométries GI, GII et GIII (Houdement et Kuzniak, 1998-1999, p. 19)33.

Tableau II Récapitulatif des trois géométries (Houdement et Kuzniak 1998-1999) Géométrie naturelle I Géométrie axiomatique

naturelle II

Géométrie axiomatique formaliste III Intuition Sensible, liée à la

perception, enrichie par l’expérience

Liée aux figures Interne aux mathématiques

Expérience Liée à l’espace mesurable Schéma de la réalité De type logique Déduction Proche du réel et liée à

l’expérience par la vue

Démonstration basée sur des axiomes

Démonstration basée sur des axiomes Type

d’espace

Espace intuitif et physique Espace physico géométrique Espace abstrait euclidien Statut du dessin Objet d’étude et de validation

Outil pour chercher, conjecturer

Outil heuristique

Aspect privilégié

Évidence et construction Propriétés et démonstration

Démonstration et lien entre les objets

La géométrie est une activité humaine. En la considérant comme une interaction entre individus et problèmes géométriques selon une vision paradigmatique, Houdement et Kuzniak (2006) ajoutent au modèle la notion d’espace de travail géométrique (ETG), c’est-à-dire un environnement adapté au travail des personnes faisant de la géométrie. Cet espace de travail est formé des composantes suivantes : un espace local et réel, des artéfacts et un référentiel théorique.

33 La déduction est présente dans les trois géométries GI, GII, GIII, mais pour alléger le texte de notre

exposé, lorsque nous employons les expressions géométrie déductive ou géométrie de la déduction, c’est à la géométrie GII que nous référons.

L’espace local et réel est le support des objets géométriques à l’étude qui seront éventuellement matérialisés, par exemple en maquettes et objets physiques (GI) ou en figures avec indications symboliques tracées sur papier, à l’ordinateur (GII).

Les artéfacts correspondent aux outils classiques et informatiques disponibles pour résoudre des problèmes, selon Rabardel (1995). Celui-ci considère la notion d’outil construit par l’homme en artéfact et instrument. L’artéfact est l’objet matériel fabriqué par l’homme susceptible d’un usage. L’instrument est l’artéfact pris en main à partir de schèmes34 d’utilisation. Prenons le cas du compas. C’est un artéfact puisqu’il s’agit d’un objet matériel et aussi un instrument car son usage nécessite la connaissance de schèmes tels ceux mis en œuvre dans la construction d’une médiatrice, par exemple.

Le référentiel théorique correspond à un ensemble de définitions, de propriétés et de théorèmes éventuellement constitué en un modèle théorique.

Considérées sur le plan épistémologique, ces trois composantes de l’espace de travail géométrique sont tributaires du paradigme géométrique auquel elles s’insèrent. Par ailleurs, puisque cet espace de travail est habité par les personnes qui y œuvrent, ces dernières vont mobiliser des processus cognitifs lors de la sollicitation des composantes de cet espace. Kuzniak (2011, 2010) a adapté de Duval (1995a) l’idée de trois processus cognitifs35 pour l’exercice de la géométrie. Le premier est un processus de visualisation en lien avec la représentation de l’espace et le support matériel. Le second processus, celui de construction, est orienté par le choix des instruments et des configurations. Le troisième des processus est discursif et il est nécessaire à l’élaboration de preuves.

34 Rabardel (1995) emprunte l’idée de schème à Vergnaud (1991). Pour ce dernier, un schème comprend

quatre éléments : des invariants opératoires appelés connaissances en actes, des règles d’action, de prise d’information et de contrôle, des buts et sous buts (un seul), des possibilités d’anticipation et de référence. Les invariants opératoires sont les connaissances qui permettent à l’action d’un individu d’être justement opératoire. Par exemple, dans l’emploi du rapporteur d’angles, savoir où placer la ligne de foi, choisir la bonne échelle (droite vers gauche ou vice versa) etc., sont des connaissances en actes qui participent de l’élaboration du schème d’action.

35 Ces trois processus cognitifs sont interdépendants dans l’activité géométrique, Toutefois, chacun d’eux

peut faire l’objet d’une étude à lui seul. Pour notre part, nous limiterons l’emploi de l’espace de travail géométrique au plan épistémologique. Nous avons choisi d’aborder la dimension cognitive de l’activité géométrique des élèves à l’aide du modèle de connaissances de Balacheff et Margolinas (2005), expliqué à la section 2.3.1.

De plus, l’espace de travail géométrique investi par des personnes est appelé à varier en fonction de leurs connaissances. Dans l’institution scolaire, cela est utile pour distinguer notamment les espaces de travail géométrique de l’élève, de l’enseignant, des auteurs de livres scolaires voire des experts géomètres. Dans cette optique, Houdement et Kuzniak (2006) définissent des espaces de travail géométrique personnel, idoine et de référence. L’espace personnel est celui d’un élève, d’un enseignant ou de toute personne qui résout des problèmes de géométrie. L’espace idoine correspond à ce qui est mis en place par l’institution pour aménager la géométrie souhaitée sur le plan didactique. À titre d’exemples, les manuels scolaires, les planifications, les recueils de notes ainsi que les leçons sont des éléments qui caractérisent cet espace de travail géométrique idoine. La géométrie souhaitée concerne l’espace de travail géométrique de référence associé au paradigme privilégié : GI, GII ou GIII. Dans le cadre scolaire, le choix du paradigme ne dépend pas seulement des experts géomètres puisque d’autres intervenants gravitent dans la noosphère. Par exemple, il arrive que des auteurs de programmes provoquent des écarts plus ou moins grands, par un phénomène de transposition didactique, entre la géométrie à l’étude et une géométrie issue de traités mathématiques tels les Éléments d’Euclide.

Pour en revenir aux niveaux caractéristiques de l’activité enseignante, discutés à la section 2.1.2, nous disons qu’ils participent à l’élaboration d’un espace de travail géométrique idoine dans ce que l’enseignant met en place pour aménager une géométrie souhaitée auprès des élèves. De plus, ses choix de problèmes sont constitutifs du milieu avec lequel l’élève va interagir en situation adidactique. Mais lorsqu’il interagit avec le milieu, l’élève œuvre au sein dans son espace de travail géométrique personnel et cette interaction est source de connaissances.