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Chapitre 1 Problématique

1.2 La géométrie en milieu scolaire

1.2.2 L’enseignement et l’apprentissage de la géométrie : points de vue

Mathématiciens et pédagogues ont depuis longtemps exprimé leurs opinions sur l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie. D’entrée de jeu à la problématique, nous avons cité Clairaut qui dès 1741 interrogeait la manière d’enseigner la géométrie euclidienne. Plus précisément Clairaut dénonce, d’une part, l’enseignement d’un discours constitué de définitions, d’axiomes, de propositions, tel que présenté dans les Éléments d’Euclide, et, d’autre part, une justification utilitaire de la géométrie. Ces deux

aspects ne lui semblent pas rendre l’apprenti suffisamment intéressé et éclairé. En effet, il est concevable qu’un discours logique ne soit pas perçu comme intéressant ou qu’un procédé utile ne soit pas de facto facile à comprendre. Dès lors, Clairaut propose d’enseigner la géométrie en fonction d’une posture épistémologique. En référence aux origines de la géométrie, il énonce ainsi sa méthode d’enseignement :

« […] j’ai tâché d’en développer les principes, par une méthode assez naturelle, pour être supposée la même que celle des premiers Inventeurs; observant seulement d’éviter toutes les fausses tentatives qu’ils ont nécessairement dû faire. » (Clairaut, 1741).

Sachant que la géométrie s’est développée notamment à partir de problèmes de mesures de terrains, chez les Égyptiens et les Babyloniens par exemple, sa méthode d’enseignement prend appui sur la résolution de problèmes concernant la mesure des terrains. Mais la mesure des terrains n’est pas son objet d’étude. C’est le moyen par lequel Clairaut entend faire apprendre des concepts de la géométrie euclidienne. Ceux- ci étant introduits au fur et à mesure comme moyens pour résoudre les dits problèmes. Ainsi, sa proposition d’enseignement vise à articuler l’espace physique (problèmes de mesures de terrains) à l’espace géométrique (la théorie), mais l’articulation des espaces ne trouve pas sa cohérence a priori dans une logique de discours démonstrative comme dans le système euclidien. Elle trouve sa cohérence dans une pratique de résolution de problèmes. Pour Barbin (1991, p. 130), cette proposition doit être considérée selon le contexte historique prévalant au 18e siècle « […] siècle qui s’est attaché à augmenter les connaissances mathématiques plutôt qu’à les fonder. ».10

Sur la base de repères historiques, Fujita, Jones et Yamamoto (2004) rappellent également la nécessité d’une prise en compte de la relation entre les espaces physique et géométrique dans l’enseignement. Ils mentionnent que Johann Friedrich Herbart (1776- 1841) réclamait le développement d’une imagination skill pour résoudre des problèmes géométriques. Cette habileté à imaginer, aussi traduite par une intuition géométrique, a influencé des réformateurs de l’enseignement des mathématiques du début du 20e siècle

10 Il s’agit d’une volonté de donner du sens, d’éclairer qui est particulière à cette époque de l’histoire des

tels Peter Treutlein (1845-1912), Charles Godfrey (1876-1924) et Arthur Warry Siddons (1873-1959). Ces hommes ont proposé un enseignement de la géométrie intégrant à la fois une dimension expérimentale sur des objets de l’espace physique et théorique. Les activités visaient une articulation des espaces physique et théorique. Ces auteurs ont en commun de ne pas avoir voulu réduire l’enseignement de la géométrie, tout au moins à ses débuts, à celui d’une axiomatique développée par le raisonnement déductif, mais offrir aussi des activités de manipulation d’objets concrets, de dessin, de mesure pour développer cette intuition géométrique nécessaire à l’exercice de la géométrie.

Or, selon Fujita, Jones et Yamamoto (2004), l’expression intuition géométrique ne recouvre pas tout à fait le même sens chez ces auteurs. Pour Treutlein, le recours à l’espace physique vise à développer ce qu’il nomme une imagination spatiale, c’est-à- dire la capacité à imaginer des figures, des combinaisons de figures ou se les représenter mentalement. Pour Godfrey et Siddons, le recours à l’espace physique doit favoriser ce que Godfrey nomme l’œil géométrique, c’est-à-dire la capacité à dégager des propriétés géométriques d’une figure. Une rupture entre l’aspect expérimental et l’aspect déductif, en ne fournissant que des tâches expérimentales et par la suite des tâches de déduction, est inappropriée à l’enseignement de la géométrie selon Godfrey et Siddons. En lien avec les réflexions de ces prédécesseurs, Fujita, Jones et Yamamoto (2004) parlent du défi que pose encore aujourd’hui l’élaboration de stratégies pédagogiques et de tâches pertinentes au développement d’une intuition géométrique chez les élèves.

Pour Brousseau (2000), des stratégies pédagogiques et des tâches appropriées ne sont possibles que dans la mesure où l’enseignement prend en compte les connaissances spatiales et les connaissances géométriques. Les connaissances spatiales proviennent de l’espace physique et permettent à un individu, enfant ou adulte, d’agir sur cet espace afin de résoudre des problèmes spatiaux, alors que les connaissances géométriques sont issues de la théorie et servent à contrôler la consistance des énoncés sur l’espace. Selon Brousseau (2000), les moyens qu’un individu prend pour résoudre un problème spatial ne sont pas étrangers à sa taille en lien avec celle de l’espace physique. Ainsi, propose-t- il l’identification de trois types d’espace physique : le micro-espace, le méso-espace et le macro-espace. Le micro-espace est celui des petits objets, ceux que l’on peut prendre,

déplacer, comparer par le toucher, la vue. L’individu est à l’extérieur de cet espace. La feuille de papier sur laquelle un élève travaille est un exemple de ce type d’espace. Le méso-espace est celui où un individu perçoit les objets globalement en faisant partie de cet espace. L’individu conçoit ses déplacements sur un territoire contrôlé par sa vision. La salle de classe en est un exemple. Le macro-espace est celui à l’intérieur duquel se trouve l’individu et à l’intérieur duquel les objets sont perçus partiellement par lui. La ville dans laquelle setrouve une école en est un exemple.

Selon Brousseau (2000), l’enseignement de la géométrie ne semble pas assez se préoccuper des trois types d’espace physique confinant régulièrement l’élève aumicro- espace, la feuille de papier par exemple, ce qui risque ainsi de ne pas générer unbesoin suffisant de modélisation et par conséquent ne pas favoriser une articulation des espaces physique et géométrique.11

S’appuyant des réflexions de Brousseau (2000) relatives à la distinction entre les connaissances spatiales et géométriques et à la mise en œuvre de cesconnaissances dans les types d’espace physique, Berthelot et Salin (2001,1995) considèrent l’enseignement de la géométrie en termes de problématiques. Uneproblématique est définie comme un type de connaissance mis en rapport avec l’espace au sein duquel la connaissance est sollicitée. Elles en identifient trois : une problématique pratique, une problématique de modélisation, aussi nommée spatio-géométrique,et une problématique géométrique.

La problématique pratique est caractérisée par des rapports qui réfèrent au sens pratique, non enseignés. Les connaissances spatiales de sens commun facilitent la résolution de problèmes spatiaux de l’espace physique souvent liés au quotidien. La vérification des résultats se fait dans l’espace physique sous le mode de l’évidence.

La problématique de modélisation est caractérisée par des rapports qui réfèrent à la résolution de problèmes nécessitant une schématisation de l’espace physique. Les

11 Le point de vue de Brousseau (2000) concernant les types d’espace mérite d’être nuancé en contexte de

modélisation instrumentée. Par exemple, un appareil GPS (Global Positioning System) dans la main d’un individu appartient au micro-espace. Par ailleurs, il permet de simuler les déplacements de l’individu par représentation sur une carte topographique dynamique pour résoudre un problème spatial dans un espace bien réel pouvant être associé au méso ou au macro-espace par un changement d’échelle sur le GPS.

connaissances spatiales favorisent l’entrée dans le problème, mais la solution s’élabore à l'aide de connaissances géométriques. La vérification des résultats s’effectuant dans l’espace physique ou géométrique.

La problématique géométrique est caractérisée par des rapports qui réfèrent à la résolution de problèmes dans l’espace géométrique. C’est sur la base de connaissances géométriques que s’élaborent la solution et la validation de celle-ci.

Selon Berthelot et Salin (1995, p. 199), il y a avantage à détecter la (les) problématique(s) dans laquelle (lesquelles) les élèves et les enseignants travaillent afin « […] de prévoir ou d’expliquer un certain nombre de phénomènes. ». Ainsi, ces auteurs donnent l’exemple du cas expérimenté12 de la production de triangles à partir de divers triplets de valeurs numériques pour introduire l’inégalité triangulaire. Pour le cas limite, par exemple des valeurs de 4 cm, 5 cm et 9 cm, certains élèves produisent le tracé d’un triangle qui apparaît presque plat, mais pas tout à fait. Selon Berthelot et Salin (2001, 1995), ces élèves sont dans une problématique pratique dans la mesure où ils mettent en œuvre une connaissance spatiale qui consiste à considérer qu’un objet existe vraiment parce qu’on le voit, le distingue visuellement des autres. Les élèves n’ont aucune raison de douter de la stabilité de cette connaissance spatiale en particulier si les autres tracés de triangles, impossibles ou possibles, ont été admis comme de bonnes réponses. Le problème dans ce cas est que l’inégalité triangulaire est une connaissance géométrique dont la production de tracés est insuffisante pour en rendre mathématiquement compte.

L’exemple précédent illustre le cas d’élèves travaillant dans une problématique pratique en mettant en œuvre une connaissance spatiale relative à une figure de l’objet géométrique triangle. Selon Laborde et Capponi (1994, p. 172), l’enseignement ignore les rapports entre l’objet géométrique et la figure « […] en passant sous silence la distinction entre les deux ou en faisant comme si un lien naturel les unissait. ». Pourtant, la diversité des figures13 utilisées dans l’enseignement de la géométrie devrait inciter à

12 Voir Berté (1993) de même que Arsac, Chapiron, Colonna, Gemain, Guichard et Mante (1992).

13 Par exemple des tracés à main levée ou à partir d’instruments géométriques avec ou sans indications

symboliques de propriétés, des tracés en perspective d’un objet quelconque de l’espace physique et de ses différentes vues, etc.

plus de prise en compte de celles-ci. Selon ces auteurs, il y a souvent un écrasement des connaissances spatiales au profit des connaissances géométriques. Tout se passe comme si la lecture d’une figure se faisait de facto sous la lunette d’une lecture géométrique (théorique), ce qui est loin d’être toujours le cas pour les élèves. Pour Gobert (2007), l’enseignement se doit d’exposer clairement aux élèves les conditions d’une lecture géométrique des figures. Leur apprendre à lire des figures, sachant, entre autres, qu’il y a déjà un travail de modification qui s’opère entre la perception d’un objet de l’espace physique à sa représentation sur une feuille de papier (Parzysz, 2007, 1988). De plus, l’enseignement doit enrichir les figures de textes en offrant des problèmes pour lesquels figures et textes « […] sont indispensables tous deux et se complètent. » (Laborde, 1988, p. 356). Un travail sur les figures et les textes respectifs est nécessaire ainsi que sur leur coordination (Duval, 2005, 1995).

D’autres points de vue ont été émis pour l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie. Par exemple, Marchand (2004) a analysé et synthétisé les modèles de Piaget et Inhelder (1948), d’Hoffer (1977; voir Del Grande, 1990), de Dion, Pallascio et Papillon (1985) et de Van Hiele (1959; voir Lukenbein, 1982). Ces modèles ont en commun de se constituer au départ de l’espace physique vers l’espace géométrique et ils peuvent être associés à un ou plusieurs niveaux d’enseignement. Le modèle de Piaget est associé aux niveaux d’enseignement primaire et secondaire, celui d’Hoffer aussi, mais il semble, selon Marchand (2004), qu’il ne se rend pas aussi loin au secondaire. Les modèles de Dion, Pallascio et Papillon ainsi que de Van Hiele sont respectivement associés au niveau primaire, et du primaire à l’université. De plus, chacun des modèles aborde l’apprentissage de la géométrie en fonction d’un aspect en particulier. Le modèle de Piaget insiste sur l’action (de l’action concrète à l’action intériorisée), celui d’Hoffer sur la perception des objets et des figures, celui de Dion, Pallascio et Papillon sur les tâches mathématiques et celui de Van Hiele sur le langage verbal. Nous les présentons brièvement ci-après.

Le modèle de Piaget et Inhelder (1948) comprend essentiellement trois étapes de développement : de l’espace physique (environnement réel et action concrète) à la connaissance physique de l’espace et enfin, à la connaissance logicomathématique de

l’espace (espace représentatif,14 action intériorisée). En première étape, l’enfant explore son milieu par des activités d’observation et de manipulation. Il effectue une abstraction simple pour accéder à l’étape suivante. La connaissance spatiale à la seconde étape est de l’ordre du figuratif (perceptions, images mentales) et de l’opératoire (transformation de la réalité par l’intelligence). De la seconde à la troisième étape, l’enfant fait une abstraction réfléchissante où il est alors en mesure d’organiser des images mentales afin d’en dégager une structure (visualisation).

Le modèle d’Hoffer (1977; voir Del Grande, 1990) propose sept types de connaissances (habiletés) que l’élève doit acquérir sans a priori d’ordre hiérarchique de développement. Ce sont la coordination, la perception (avant-plan), la constance entre diverses figures, la position des figures ou des objets dans l’espace, la perception des relations, la discrimination visuelle et la visualisation.

La première habileté est la coordination des yeux avec les mouvements du corps qui s’acquiert dans la vie courante. La seconde habileté est la perception qui permet de distinguer une figure parmi d’autres qui l’entourent. Par exemple, l’usage d’un tangram exerce cette connaissance. La troisième habileté est la constance suggérant qu’un élève reconnaisse un élément caractéristique à diverses figures, par exemple un cercle jaune et un cercle bleu ont la même forme. La quatrième habileté implique qu’un élève identifie la position dans l’espace d’une figure ou un objet par rapport à lui-même. La cinquième habileté est la perception de relations entre deux objets. Marchand (2004) donne pour exemple la construction d’un assemblage de cubes à partir de sa représentation en perspective. La sixième habileté permet à l’élève de percevoir les propriétés visuelles des figures, des objets et d’être ainsi capable de les différencier ou associer. La septième habileté favorise le recours aux images mentales des figures et des objets (action intériorisée).

14 Marchand (2004, p. 33) définit l’espace représentatif comme « […] un tout complexe résultant de

l’évocation d’objets en leur absence, c’est-à-dire où les images mentales étendent l’espace au-delà de l’espace physique. ».

Le modèle de Dion, Pallascio et Papillon (1985), contrairement à celui d’Hoffer (1977, voir Del Grande, 1990), est hiérarchique incluant cinq actions. La visualisation est la première action. Elle consiste à mémoriser plusieurs images mentales d’objets, dans l’éventualité, entre autres, de reconnaître facilement des objets semblables. Ce premier type d’action se situe déjà au niveau de l’action intériorisée. Il implique un travail préalable de manipulations concrètes. La seconde action, nommée structuration, vise la reconstitution d’objets à partir de propriétés topologiques. Il s’agit, par exemple, de déterminer si deux objets sont équivalents. La transfiguration est l’action qui permet de décrire un objet de différentes façons, par exemple construire un objet à partir de sa description écrite ou vice versa. L’activation d’images mentales peut être nécessaire à ce niveau. La quatrième action est la détermination, c’est-à-dire une description plus poussée incluant des critères métriques. La dernière action, dite classification, facilite l’identification de classes d’objets.

Dans le quatrième modèle élaboré par Van Hiele (1959; voir Lukenbein, 1982), l’évolution de la pensée géométrique est caractérisée selon cinq niveaux. Au premier niveau (identification-visualisation), l’élève fait une reconnaissance globale et visuelle d’une figure. Au second niveau (analyse), la reconnaissance est analytique sans ordre; l’élève décrit les propriétés d’une figure sous la forme d’une litanie. Au troisième niveau (déduction informelle), la reconnaissance est analytique; l’élève ordonne les propriétés d’une figure et il comprend une définition mathématique en tant qu’énoncé économique, hiérarchique. Au quatrième niveau (déduction formelle), l’élève comprend une démonstration. Au cinquième niveau (rigueur), l’élève15 est en mesure de comparer différentes axiomatiques.

Le modèle de Van Hiele fut nuancé par d’autres auteurs qui, sans contredire les niveaux, y ont apporté des précisions quant au degré d’acquisition d’un niveau. Par exemple, en affirmant que des élèves faisaient référence à des niveaux différents selon le problème abordé ou selon que leurs réponses correspondaient simultanément à deux

15 Le terme étudiant serait plus approprié puisque la comparaison d’axiomatiques n’est pas au menu des

niveaux dominants consécutifs (Burger et Shaughnessy, 1986). Parzysz (2001) et Braconne Michoux (2008) ont mis en relation le modèle de Van Hiele avec celui développé par Houdement et Kuzniak (1998-1999).16 Ces derniers définissent trois géométries en fonction des liens unissant l’intuition, l’expérience et la déduction : la géométrie naturelle (GI), la géométrie axiomatique naturelle (GII) et la géométrie axiomatique formaliste (GIII). Grosso modo, dans la géométrie naturelle, il y a un lien fort avec la réalité. Cette géométrie correspondrait à l’école primaire. La géométrie axiomatique naturelle est une schématisation de la réalité et elle serait associée à l’école secondaire. Quant à la géométrie axiomatique formaliste, elle présente une coupure avec la réalité et elle relèverait de l’enseignement supérieur. Ainsi, s’appuyant de l’idée que la présence d’une axiomatique n’est pas indispensable dans une première modélisation17 (Henry, 1999), Braconne Michoux (2008) a montré que le deuxième niveau (analyse) du modèle de Van Hiele correspondrait, selon les activités, à un intermédiaire entre les géométries GI et GII.

Les auteurs ci-dessus mentionnés offrent des points de vue sur l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie. Mais comment caractérise-t-on l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie au Québec? Que proposent les programmes d’études québécois en géométrie au primaire et au premier cycle du secondaire?