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Un pôle a priori familialiste

5. Les mères des baby-boomers : quelles conciliations entre sphères

5.2 Un pôle a priori familialiste

En premier lieu, il ressort que la position d’entrée sur le marché de l’em-ploi, mesurée par la première catégorie socioprofessionnelle occupée juste après la fin des études (csp 1 dans les figures ci-dessus), est le facteur le plus discriminant pour différencier les trajectoires familiales et profes-sionnelles des femmes. Se distinguent ainsi, au premier niveau de l’arbre, celles qui ont exercé un premier emploi à la sortie de leurs études (nœud 3, [a, b, c, d, e]) de celles qui ont été inactives (nœud 2, [f] ). Ces dernières constituent d’emblée un nœud terminal représentant 8.4% de l’échantillon analysé. Elles se différencient par une nuptialité et une fécondité à la fois importantes et précoces (fig. 5.3)

En effet, seules 4% de ces femmes sont restées célibataires définitives et 3%

sans enfant, ce qui correspond aux taux de célibat définitif et d’infécondité les moins élevés de tous les nœuds terminaux. La moitié d’entre elles ont en outre donné naissance à 3 enfants ou plus. A priori, ces femmes sont celles qui ont le mieux répondu aux normes prédominantes dans la société de leur enfance, en étant le groupe qui s’est marié en moyenne le plus tôt

Fig. 5.3: Chronogramme familial du nœud 2

cel.enf0 1.0

0.8

0.6

0.4

0.2

0.0

15 19 23 27 31 35 39 43 47

cel.enf1+

mar.enf0 mar.enf1 mar.enf2 mar.enf3+

rup.enf0 rup.enf1 rup.enf2 rup.enf3+

(22.8 ans), en constituant une descendance relativement nombreuse (2.93 enfants par mère) et en se détournant d’une activité lucrative, du moins dans un premier temps.

Pour autant, il s’agit d’un groupe hétérogène du point de vue du niveau d’instruction (fig. 5.4), à l’instar des six femmes qui ont livré un témoignage lors du volet qualitatif et qui se retrouvent dans ce nœud ter-minal (tab. 5.3).

Elles proviennent en effet de milieux sociaux variés et bien que leurs trajectoires répondent à des circonstances et des motivations distinctes, elles évoquent la normalité que constituaient à cette époque le mariage et la maternité pour la vie d’une femme. Marguerite (1921, 5 enfants) qui a suivi une formation supérieure de commerce en France avant de venir s’établir en Valais pour se marier à l’âge de 22 ans, se rappelle notamment :

Marguerite : « J’avais envie de me marier comme toutes les jeunes filles, bien sûr ».

Int : « Et comment vous pouvez décrire le climat social et économique. Ça vous donnait confiance pour avoir des enfants? »

Marguerite : « Oh, je ne sais pas si je me suis posée des questions avec ça. On avait des enfants, c’était normal ».

Fig.  5.4: Femmes appartenant au nœud 2 (pôle familialiste) en fonction du niveau d’instruction (%)

0 5 10 15 20 25

Primaire Secondaire inf. Apprentissage Secondaire

sup. Tertiaire

Jeanne (1922, 6 enfants) issue d’une famille aisée rapporte également l’automaticité existant entre le mariage et la venue des enfants, qui traduit une absence d’alternative à la maternité pour une femme mariée, même si dans son cas elle ne désirait pas forcément devenir mère :

Int : « La première fois que vous avez été enceinte, donc vous avez bien réagi, vous étiez contente ? »

Jeanne : « Ah oui, c’était normal. C’était normal puisque j’étais mariée, c’était pour avoir des enfants, fonder une famille. Mais même si j’avais pas eu d’en-fant, ça m’aurait été égal. Je n’avais pas le besoin d’un enfant vraiment. C’était la filière. Si je n’avais pas eu d’enfant, je ne sais pas ce que j’aurais fait, car je ne savais rien faire, même pas cuire un œuf, toute ma vie, j’ai appris tout sur le tas ».

L’horizon des possibles de ces femmes à l’entrée dans l’âge adulte se limitait donc à la formation d’une famille. Pour certaines, le mariage constituait même une alternative à la pauvreté. Ce fut le cas de Simone (1929, 5 enfants) qui était la 14e enfant d’une famille paysanne pauvre.

Elle se remémore ainsi être «  partie dans les bras du premier venu  » lorsqu’elle se retrouva orpheline à l’âge de 18 ans. Ursula (1936, 3 enfants) justifie également son second mariage pour améliorer sa situa-tion financière qui était très difficile en étant mère seule, malgré son emploi de vendeuse.

«  Oui mais après, financièrement il [son deuxième mari] s’est toujours bien occupé de nous [ego et ses deux enfants]. Je n’aurais sinon, oui parce que… je l’ai vraiment déjà à l’époque, après coup épousé pour des raisons financières.

Parce que j’étais seule avec ces deux enfants, et la pension alimentaire on en recevait pas beaucoup n’est-ce pas ».

Ces femmes ne semblent donc pas avoir fait de choix explicite entre la constitution d’une famille et une autre trajectoire. Que ceci apparaisse comme un parcours normal ou qu’il s’agisse d’un moyen d’améliorer sa condition socioéconomique, ces témoignages traduisent bien le sentiment d’une certaine absence d’alternative. Par ailleurs, cette absence de choix apparaît également dans la façon dont elles parlent de leur maternité.

Alors que certaines ont désiré leurs grossesses et les ont perçues de façon positives, d’autres admettent ne pas avoir voulu une descendance aussi nombreuse. Cependant, le tabou qui entourait la contraception et la

80 21.3% d’entre elles ont connu un divorce ou un veuvage au cours de leur vie féconde.

planification des naissances durant cette période a participé à représenter la maternité sans autre option possible. Ainsi, tout comme Jeanne relate avoir « accepté volontiers » la naissance de ses six enfants sans forcément avoir désiré devenir mère, Simone déclare quant à elle ne pas avoir pu faire autrement par manque de connaissance sur les moyens de contraception :

« Non, mais alors ça on n’a pas commandé, on les a accepté, voilà. Parce qu’on n’avait déjà pas d’argent, pas de la place, de petites maisons, une chambre, une chambre et demie, alors ce serait bête de chercher à avoir beaucoup d’enfants.

Mais il n’y avait rien, c’était la vie comme ça. […] Moi, si on m’avait dit com-bien tu veux, j’aurais pas dit 5. J’aurais dit 2 avec ce que j’avais pour… mais j’ai pris ce qui est venu. Mais ce serait maintenant ce serait différent ».

En somme, ces femmes ont répliqué dans leurs propres trajectoires les normes traditionnelles qui les entouraient durant leur socialisation, en fon-dant une famille et en se détournant du marché de l’emploi. Toutefois, pour certaines cette inactivité ne fut pas permanente puisqu’en fin de tra-jectoire, environ la moitié de celles appartenant au nœud 2 de l’arbre ont effectué un retour en emploi (fig.  5.2). Les témoignages montrent à ce propos la concomitance entre la survenue d’une rupture conjugale et cette reprise d’activité. Les femmes veuves ou divorcées ont ainsi «  dévié  » d’une trajectoire familiale exclusive pour pallier à l’absence de l’époux pourvoyeur de fonds.

Toutefois, seule une minorité de ces femmes80 ont dû faire face à de tels événements. Nous supposons donc que cette application du modèle traditionnel, participant à la division sexuelle de la société, se soit peu à peu relâchée au fil du temps pour certaines d’entre elles. Le parcours emprunté par Janine (1935, 2 enfants) illustre le changement qui a pu survenir dans la vie de certaines femmes. Elle se remémore, elle aussi, la normalité du mariage et de la maternité :

« J’avais pas d’idées particulières sur le mariage vous voyez, je… les enfants, puis après petit à petit bien on évolue. Mais là pof j’avais pas de, pour moi, c’était presque normal vous voyez ? [Rire] ».

Consciente des normes, Janine s’en est d’ailleurs servie pour épouser l’homme de son choix puisque le couple a fait en sorte qu’elle tombe enceinte hors-mariage, afin que sa belle-mère soit mise devant le fait

accompli et ne puisse s’opposer à leur union. Toutefois, au fil du temps, elle a ressenti l’envie de s’impliquer plus activement dans la société, à la manière des mouvements de jeunesse qu’elle avait côtoyés durant son enfance.

« […] parce qu’on était mère au foyer et puis c’était normal, on se posait pas de question « ah je suis mère au foyer, je peux pas bosser », c’était normal hein ?!

Oui et puis après ?! Après quelques années bien-sûr euh on se disait : « mais mon dieu tous les jours au parc ! » ça commence un peu à nous… à nous gon-fler. Et puis euh on commence à faire un peu de bénévolat, vous voyez ? Moi j’étais avec euh Terre des hommes ».

Puis Janine décida de reprendre des études à l’âge de 32 ans pour devenir assistante sociale, et elle s’est engagée en parallèle dans un parti politique où elle a fait carrière.

Ce premier groupe s’oppose ainsi du point de vue des facteurs objec-tifs aux femmes qui sont entrées sur le marché de l’emploi à la fin de leurs études (nœud 3), sans pour autant que subjectivement, dans le matériau qualitatif, n’émerge une adhésion enthousiaste à des normes familialistes, qui semblent plutôt s’être imposées à elles sans provoquer leur révolte.

Leurs homologues du nœud 3 se sont quant à elles mariées en moyenne plus tardivement (25.4 ans au lieu de 22.8 ans) et ont été moins nom-breuses à avoir eu une descendance de 3 enfants ou plus (32%). Les trajec-toires des femmes de notre échantillon tendent donc à opposer au premier niveau de l’arbre un pôle que nous pouvons nommer « familial » à un pôle dit « professionnel ».

Cependant, l’observation des niveaux inférieurs indique que ce second groupe (le nœud 3) est divisé en plusieurs sous-populations qu’il s’agit d’analyser plus en détail pour bien comprendre la diversité des tra-jectoires qu’il réunit.