• Aucun résultat trouvé

Les discours politiques et l’(in)égalité des genres

4. Les mères des baby-boomers : une socialisation durant

4.4 La réaffirmation des horizons bornés : les élites politiques

4.4.1 Les discours politiques et l’(in)égalité des genres

Le Parti socialiste suisse soutenait depuis le début du 20e siècle l’égalité des droits entre hommes et femmes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’engagement pour le droit de vote des femmes a trouvé un nou-vel élan, porté par le succès des mouvements suffragistes dans différents pays d’Europe environnants. Les droits politiques féminins faisaient partie des revendications du comité d’Olten (Ruffieux, 1974) et la gauche a sou-tenu et lancé différentes initiatives en leur faveur, au cours de la décennie

1920. Entre 1919 et 1921 par exemple, les cantons de Bâle-Ville, Genève, Glaris, Neuchâtel, Saint-Gall et Zürich ont été appelés à se prononcer sur le suffrage féminin. Les refus systématiques ont été justifiés par l’opposi-tion (catholique et ouvrière) à une remise en cause des rôles dits naturels que le suffrage féminin aurait pu induire, et par extension la destruction de la cellule familiale, ciment de la société (CFQF, 2001; B. Studer, 1996).

Durant la décennie suivante, le contexte socioéconomique ambiant péjora non seulement le climat face à cette question politique mais marqua également un tournant quant à la position des partis socialiste et commu-niste au sujet du rôle social de la femme (Schoeni, 2005)62. La gauche de l’échiquier politique, ainsi que les syndicats, s’allièrent à la droite conser-vatrice dans un discours affirmant la division sexuelle de la société et le rôle essentiel de la femme au foyer (Schoeni, 2005). La religion influait en effet ouvertement la politique, notamment par les influences catholiques qui investirent le champ des politiques sociales qui se développèrent peu à peu durant cette période. Bien que les partis chrétiens-démocrates ne disposaient pas d’un poids politique majoritaire (Meuwly, 2010), les prin-cipes de subsidiarité et de proportionnalité ont permis à leur discours sur le couple, la famille, la position de la femme et la fécondité de se faire entendre sur la scène politique (O. Giraud & Lucas, 2009) et de rallier progressivement l’ensemble des partis à leurs visions conservatrices. Ce consensus progressif s’est essentiellement traduit à travers deux questions politiques qui ont marqué l’entre-deux-guerres en Suisse et en Europe : le développement des politiques sociales et familiales ainsi que la lutte contre les doubles salaires dans la fonction publique.

Les politiques qui se développèrent suite aux mouvements sociaux de la fin de la guerre et jusque dans les années 1950 furent de fait empreintes du modèle familial traditionnel (Le Goff, 2005). Les systèmes de compen-sation en cas de chômage ainsi que l’élaboration de l’assurance vieillesse et survivants (AVS) se fondèrent sur le référent patriarcal et la valorisation

62 Notons à ce propos, qu’au niveau international Staline a justement opéré un ren-versement dans la politique familiale mise en œuvre par le parti communiste de l’Union soviétique à cette même période ; passant d’une orientation malthusienne à une autre ouvertement nataliste. Le troisième Code de la famille de 1936 a ainsi interdit l’avortement, auparavant libre et gratuit, et sanctionné les divorces par une augmentation drastique de leur coût (Paul Ariès, 2016 ; Bonvalet, 2015 ; Yvert-Jalu, 1981).

du mariage (CFQF, 2001)63. De même, l’absence d’assurance maternité indique clairement que les politiques ne soutenaient pas le travail féminin (B. Studer, 1997).

En outre, les diverses initiatives pour l’instauration de politiques familiales, notamment pour la création d’allocations familiales, partici-pèrent aussi à réifier la famille (Schoeni, 2012). Ces initiatives, d’abord soutenues par les catholiques-conservateurs, sont rapidement devenues un projet défendu par un large mouvement réunissant une variété d’acteurs politiques et associatifs (Schoeni, 2005). Les allocations familiales étaient envisagées comme nécessaires pour permettre aux familles de subvenir à leurs besoins uniquement avec le salaire de l’époux. Pour les différentes instances qui soutenaient cette initiative, les inégalités sociales étaient dues au nombre d’enfants à charge et une protection économique était nécessaire pour éviter que les mères travaillent pour un salaire d’appoint (Schoeni, 2012).

Les différents débats n’ont pas débouché sur une législation nationale sur les allocations familiales64, notamment à cause des réticences du patro-nat qui s’est opposé à une intervention étatique jugée comme une entrave au libéralisme. Néanmoins, ils ont suscité une valorisation sans précédent dans l’espace politique de la famille, qui s’affirmait explicitement comme un élément central dont il fallait tenir compte dans l’élaboration des poli-tiques sociales (Schoeni, 2012). Cette prescription culmina d’ailleurs en 1942, lorsque le parti catholique conservateur déposa l’initiative popu-laire « Pour la famille », dont l’un des objectifs était d’inscrire dans la Constitution le caractère fondateur de la cellule familiale pour l’organisa-tion de la société helvétique (Grossenbacher, 2004).

Par ailleurs, il faut souligner que cette promotion politique de la famille et par extension de la maternité, qui comme nous l’avons vu, pas-sait également par l’instauration d’initiatives symboliques comme la Fête de mères (De Luca, 2005a), s’inscrivait dans un climat de déclin géné-ralisé de la natalité dans tous les pays occidentaux. Bien que la priorité

63 L’assurance chômage n’est pas obligatoire avant 1982. Auparavant, les indemnités en cas de perte d’emploi étaient la plupart du temps octroyées par des caisses de chô-mage syndicales. Or, les femmes ne bénéficiaient de fait pas des mêmes accès que les hommes aux syndicats (Togni, 2015 ; Natchkova & Schoeni, 2005).

64 En revanche, elles furent instaurées dans le secteur public et diverses initiatives privées virent le jour au cours de ces deux décennies.

politique en Suisse s’ancrait plus sur le relèvement de la famille que sur celui de la natalité, des considérations natalistes entraient parfois dans le débat politique (Schoeni, 2012). Le recul de la natalité en œuvre ne resta en effet pas sans provoquer quelques inquiétudes et était perçu comme une composante de la crise de la famille (Praz, 2005). Les commentaires des statistiques de population du Bureau fédéral de la Statistique durant cette période furent particulièrement éloquents en associant la fécondité élevée à une qualité collective, signe d’une société saine (Praz, 2005).

La convergence de tous les membres de l’échiquier politique vers la promotion accrue des valeurs et devoirs sociaux associés à la maternité a donc instauré une pression familialiste et nataliste qui a renforcé l’antago-nisme existant entre femme et emploi.

Ceci étant, malgré la diffusion progressive de l’idéal bourgeois de la famille et la remise en cause de l’emploi féminin qu’il véhicule, les femmes ont toujours travaillé et le monde ouvrier n’a d’ailleurs jamais été exclusivement masculin (Natchkova & Schoeni, 2005; Jobin, 1995).

Les caractéristiques de la main-d’œuvre féminine ont d’ailleurs joué un rôle clé dans le développement de l’industrie suisse en permettant au patronat d’engager une force de travail plus flexible et moins coûteuse65 (Natchkova & Schoeni, 2005). Cependant, ce salariat féminin fut toléré dans la mesure où la situation économique du pays était relativement saine et qu’il concernait des employées dont le salaire était nécessaire à la survie du ménage66. D’ailleurs, les syndicats ne soutenaient pas l’activité lucra-tive féminine qu’ils associaient à une concurrence déloyale qui privait les hommes d’emploi et qui concourait à faire diminuer les salaires de ces der-niers. Les syndicats invoquaient également les dangers du milieu ouvrier qui pouvaient affaiblir la santé et la moralité des femmes et se répercuter directement sur le bien-être familial (Jobin, 1995). Le travail des femmes au début du 20e siècle était donc envisagé comme « utile et nécessaire mais à titre précaire pour procurer au patronat un avantage financier et pour sauvegarder la hiérarchie sociale » (Natchkova & Schoeni, 2005, p. 27).

65 Les ouvrières gagnaient en moyenne 70% de moins que leurs homologues mas-culins (Natchkova & Schoeni, 2005).

66 L’Arrêté fédéral du 14 juillet 1942 a d’ailleurs exclu les femmes mariées de toute affiliation à une caisse de chômage si le revenu de leurs époux était jugé suffisant (Togni, 2015). Cette disposition sera supprimée en 1951.

Cependant, dès les années 1920 et de façon encore plus marquée dans les années 1930, l’essor du secteur tertiaire « a offert » de nouvelles oppor-tunités d’emploi pour les femmes. Mais contrairement aux ouvrières, cette insertion dans les services était beaucoup plus visible car les postes occu-pés par ces femmes (guichetières, employées de bureau, administratrices, etc.) les amenaient à côtoyer l’espace public aux yeux de tous (Schoeni, 2005). Elles incarnaient dès lors un stéréotype de femmes émancipées, jeunes et séduisantes, soit un modèle jugé comme moralement déca-dent, dont la dactylographe fut l’effigie (Schoeni, 2005). La survenue de ce phénomène a alors concordé avec une amplification des controverses liées à l’emploi féminin, qui s’est incarnée en une polémique virulente visant les doubles salaires dans la fonction publique (Schoeni, 2012, 2005;

B. Studer, 1997).

Les fonctionnaires mariées représentaient pour l’ensemble de la classe politique suisse67 et pour de larges pans de l’opinion publique une injustice sociale, à la fois à cause de leur état civil et de leur statut socioécono-mique. Leur position dans la société s’opposait non seulement à l’idéal de la femme au foyer, mais aussi à la vision de l’emploi féminin qui devait trouver sa raison d’être dans la pauvreté du ménage pour être toléré. Or le revenu des époux fonctionnaires était jugé suffisant et suscita de l’animo-sité en cette période de crise (Schoeni, 2012, 2005). En Suisse, les discours stigmatisant l’activité lucrative féminine furent soutenus par l’ensemble des partis politiques et fortement relayés dans les médias (Schoeni, 2012).

De ce fait, la loi fédérale sur le statut des fonctionnaires entrée en vigueur le 1er janvier 1928 stipulait, sans avoir caractère d’obligation, que le mariage était un juste motif de licenciement pour les femmes68 (Schoeni, 2012, 2005). Une série de mesures politiques ont également vu le jour à partir de 1932 dans tous les cantons afin de restreindre l’emploi féminin dans les administrations cantonales et communales (voir Schoeni, 2005 pour un recensement exhaustif de ces mesures) et ont parfois perduré durant plusieurs décennies.

67 Cette offensive contre l’emploi des femmes dans les services publics fut généralisée en Occident. On retrouva notamment cette polémique en Allemagne, en Italie, en Autriche, aux Pays-Bas, en Estonie, en Bulgarie, en Belgique, en Grande-Bretagne, au Canada, aux Etats-Unis ou encore en Australie (Schoeni, 2012).

68 Cet alinéa ne sera abrogé qu’en 2008 (Chancellerie fédérale, 2016).

Le parcours professionnel d’Elisabeth (1930, 2 enfants) par exemple a été infléchi par de telles restrictions lorsqu’elle a été contrainte de quitter son poste de secrétaire au service de santé publique de Bâle au milieu des années 1950 :

« J’ai travaillé au service de santé public, le métier de mes rêves, quelque chose de médical et c’était très intéressant. Mais après j’ai rencontré mon mari [lui aussi fonctionnaire] et ils m’ont dit : « ah vous voulez vous marier ? Oui donc au revoir, l’Etat n’embauche pas de femmes mariées ». Voilà. Et après je devais partir. Tout le monde était au bord des larmes parce que j’étais engagée et ça me plaisait tellement et je trouvais vraiment très intéressant. Et après voilà j’étais à la maison, j’ai eu deux enfants et j’étais à la maison. C’est à dire j’avais ce privilège que le salaire [de mon mari] suffisait, ce n’est plus toujours le cas aujourd’hui ».

Les politiques ne se sont pas toujours traduites par des mesures aussi concrètes et leur contenu variait d’un canton à l’autre, mais elles témoignent de la controverse générale en œuvre sur l’ensemble du territoire à cette époque ; controverse d’ailleurs « comprise » par certaines femmes comme le suggère le témoignage ci-dessus.

Paradoxalement, le nombre de couples effectivement employés dans le secteur public était très faible. L’ampleur de la polémique face à la réalité était donc disproportionnée et faisait plutôt figure d’une réaffir-mation forte des discours contre la légitimité de l’emploi féminin, quel qu’il soit (Schoeni, 2012, 2005). L’offensive était en effet essentiellement symbolique face à « la crainte diffuse d’une indifférenciation sexuée dans le monde du travail et de ses conséquences potentielles sur la sphère pri-vée » (Schoeni, 2012, p. 15). La progression des femmes sur le marché de l’emploi faisait figure de menace pour l’ordre social, dans un contexte de crise économique qui mettait à mal l’identité masculine (Schoeni, 2005) et remettait en cause la figure paternelle d’autorité à la base de l’organisation familiale (Elder, 1999 [1974]). Cependant, ses répercussions sur l’acti-vité féminine étaient concrètes. De tels discours signifiaient ainsi à toutes les femmes leur précarité et leur infériorité par rapport aux hommes sur le marché de l’emploi et servaient à segmenter les positions masculines et féminines dans le secteur tertiaire. Ils limitaient la participation des femmes aux postes subalternes et justifiaient un déclassement salarial en argumentant que leurs fonctions n’étaient que des extensions de leurs qua-lités naturelles (B. Studer, 1997). Cette ségrégation politique et législative sur le marché de l’emploi est ainsi venue renforcer celle à l’œuvre via le

système scolaire sexué afin d’éliminer toute concurrence pour les hommes (Head-König & Mottu-Weber, 1999).

4.4.2 L’esprit des lois et la pression institutionnelle : la femme adulte,