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Les explications économiques

1. Le baby-boom : une exception aux causes inexpliquées

1.1 Les explications économiques

A partir des années 1960, ce sont principalement deux théories écono-miques de la fécondité qui ont été développées  : la nouvelle économie de la famille, issue de l’école de Chicago et dont Gary Becker a été l’un des pionniers, et le modèle d’Easterlin, issu de l’école de Pennsylvanie (Doliger, 2008; Macunovich, 2003). Ces deux courants de pensées se sont attelés à expliquer les déterminants de la fécondité en faisant l’hypothèse commune d’une relation positive entre le revenu et le nombre de nais-sances. Cependant, ils se sont opposés sur les mécanismes sous-jacents de cette relation. D’après Becker, la  valeur du temps  est au fondement de l’explication, alors que c’est la notion de revenu relatif qui constitue

le cœur du modèle d’Easterlin (Doliger, 2008; Macunovich, 2003). Tous deux ont en outre essayé de démontrer les mécanismes à l’origine des fluctuations de fécondité en s’appuyant sur les périodes du baby-boom et du baby-bust dans leurs analyses empiriques :

« The challenge of explaining the postwar baby boom and subsequent baby bust became, for a time, the primary testing ground between the rival approaches » (Willis, 1987, p. 71).

Le modèle de Becker repose sur la théorie néoclassique de la consomma-tion (Kyriazis, 1987). Selon cette dernière, le couple cherche à maximi-ser sa fonction d’utilité en allouant ses ressources entre divers biens de consommation en fonction de ses préférences et du revenu à disposition (Becker, 1960). L’enfant est assimilé à un bien dont la consommation va s’accroitre suite à une augmentation de revenu, l’effet revenu l’emportant sur l’effet substitution3. Cependant, cette application de la théorie néo-classique à la fécondité peine à expliquer les évolutions observées durant la première transition de la fécondité (Kyriazis, 1987). Becker (1960;

Becker & Lewis, 1973) a dès lors complété ce modèle en y insérant le concept de qualité de l’enfant (qu’il approxime par la somme des dépenses consacrées à ce dernier) et en postulant que lorsque le revenu des parents augmente, leur demande de qualité s’accroit plus rapidement que leur demande de quantité d’enfants. La notion de qualité de l’enfant est donc

« un facteur clé de la relation inverse entre revenu et nombre d’enfants, telle qu’elle s’établit au cours de la transition de la fécondité » (De Bruijn, 2002, p. 419).

En outre, la valeur du temps différenciée entre hommes et femmes permet d’expliquer les évolutions durant le baby-boom et le baby-bust (Macunovich, 2003). Les femmes assurant traditionnellement l’éducation des enfants, ces derniers sont donc des biens intensifs en temps féminin.

De ce fait, une hausse des salaires féminins devrait entraîner une réduction de la fécondité (l’effet substitution l’emportant sur l’effet revenu) alors que

3 En économie, deux effets contradictoires apparaissent en réaction à une augmen-tation du revenu. D’une part, l’agent économique ayant plus de moyens finan-ciers à disposition va être poussé à consommer davantage (effet revenu). D’autre part, cette augmentation de revenu génère une hausse du coût d’opportunité des activités impliquant une dépense de temps (effet substitution) (Mankiw & Taylor, 2006). L’effet final dépend donc duquel de ces deux effets est dominant.

l’inverse devrait prévaloir lors d’une augmentation des salaires mascu-lins (Doliger, 2008). Juste après la Seconde Guerre mondiale, les revenus salariaux des hommes ont progressé plus rapidement comparé à ceux des femmes, alors que l’inverse a été observé durant les décennies 1960–1970 (Macunovich, 2003) ce qui, dans cette perspective, expliquerait le passage du baby-boom au baby-bust.

Cette approche de la nouvelle économie de la famille a fait l’objet de nombreuses controverses. Une grande partie d’entre elles ont porté sur les postulats relatifs aux modes de prises de décisions des individus, qui sont supposés totalement rationnels, décontextualisés et statiques (Doliger, 2008; De Bruijn, 2002; Kyriazis, 1987). La fonction d’utilité est en effet unique pour le couple, considéré comme une unité homogène prenant ses décisions de fécondité au moment du mariage et ne variant pas au cours du temps.

La théorie d’Easterlin s’oppose à celle de Becker et des tenants de la  nouvelle économie de la famille précisément en modélisant la fécondité dans un cadre dynamique. Deux composantes sont au cœur de ce modèle : la structure par âge (la taille relative des cohortes) et le revenu relatif du couple (Easterlin, 1987, 1978). Selon lui, les jeunes hommes appartenant à une génération relativement nombreuse ont à faire à un mécanisme d’encombrement au moment de l’entrée sur le marché de l’emploi, qui a pour conséquence de réduire leur salaire et plus généra-lement d’affecter négativement leurs conditions de travail4. Cet engorge-ment influence les comporteengorge-ments féconds des jeunes adultes à travers son impact sur le revenu relatif des couples. En outre, Easterlin reconnaît l’existence d’un processus de socialisation économique qui va influencer les préférences des individus lorsqu’ils grandissent (Doliger, 2008). Le niveau de vie qu’ils ont expérimenté au sein du foyer parental est l’élément clé de cette socialisation et représente un idéal qu’ils vont vouloir repro-duire en déployant leur propre trajectoire. Par conséquent, le revenu relatif d’un couple est défini par le rapport entre les possibilités de gains sur le marché de l’emploi (mesurées par le revenu actuel de l’époux et influen-cées par la structure par âge) et les aspirations matérielles (mesurées par les revenus passés des parents). Dans cette perspective, une progression

4 Easterlin postule qu’étant donné la différence d’expérience entre les jeunes hommes et les plus âgés, le degré de substituabilité entre ces groupes est quasi-ment nul (Easterlin, 1978).

du revenu relatif engendrerait une augmentation de la fécondité puisque le couple dépasserait ses ambitions économiques et serait donc en mesure de donner naissance à des enfants supplémentaires tout en maintenant ses aspirations matérielles.

Ces deux concepts – taille de la cohorte et revenu relatif – permettent alors à Easterlin d’avancer une explication des évolutions observées durant le baby-boom et le baby-bust. Selon lui, les individus qui ont grandi durant la Grande Dépression ont connu des niveaux de vie relativement modestes et, par conséquent, ont eu de faibles aspirations matérielles une fois arrivés à l’âge adulte. En outre, ces mêmes personnes étant relative-ment peu nombreuses par rapport aux cohortes précédentes (en raison de la faible fécondité des années 1920) ; ils ont connu une insertion facilitée et des conditions favorables sur le marché de l’emploi. Ceci d’autant plus que leur entrée dans la vie active coïncida avec la reprise économique d’après-guerre. Ces deux effets ont donc conjointement conduit les jeunes adultes à augmenter leur demande d’enfants et provoqué le baby-boom.

Inversement, la génération abondante des baby-boomers a peiné à s’insé-rer dans la vie professionnelle, ce qui l’a empêchée de réaliser facilement ses aspirations matérielles et a donc réduit sa fécondité, provoquant le baby-bust. Easterlin soutient ainsi que la fécondité suit les cycles écono-miques et que de grandes cohortes donnent naissance à de petites et vice versa. De cette façon, sa modélisation représente «  la seule théorie de génération entièrement développée en démographie » (De Bruijn, 2002, p. 422).

Par ailleurs, pour soutenir son argumentation, Easterlin démontre éga-lement que les mécanismes décrits ci-dessus influencent la participation des femmes au marché de l’emploi (Easterlin, 1987, 1978). Contrairement aux hommes, les femmes occupent des emplois qu’il décrit comme étant

« sans carrière ». De ce fait, le degré de substituabilité entre les femmes jeunes et âgées est élevé. Ainsi, lorsqu’une cohorte peu nombreuse arrive sur le marché de l’emploi, les femmes appartenant à cette dernière inter-rompent leur activité pour donner naissance à leur descendance et sont remplacées par des femmes de cohortes plus âgées dont les enfants sont déjà grands. Ce développement complète ainsi le lien classique entre fécondité et activité féminine en démontrant qu’une grande partie des changements de comportements peut s’expliquer par des variations de revenu relatif (Doliger, 2008).

Ce second courant de pensée a cependant également été critiqué par de nombreux auteurs. La principale controverse mise en avant est sans doute son manque de solidité sur le plan empirique. De nombreuses recherches ont été développées afin de démontrer la validité de l’hypothèse Easterlin dans d’autres contextes que celui des Etats-Unis. Macunovich (1998) recense près de 185 articles et livres testant cette hypothèse et les conclu-sions sont mitigées. Même si, d’après elle, une grande part de ces études ne mesure pas le revenu relatif de manière adéquate, la contradiction des résultats obtenus dans ces recherches démontre que la question n’est pas clairement tranchée5. En outre, même si Easterlin reconnaît, au contraire de Becker, que les conditions socioéconomiques jouent un rôle dans la détermination des préférences (Kyriazis, 1987), ces dernières sont figées dans l’enfance et l’adolescence et n’évoluent pas avec les expériences ultérieures (De Bruijn, 2002). Par ailleurs, Easterlin considère que le rôle des femmes est passif puisqu’elles s’adaptent aux comportements de leur époux et, comme Becker, il postule que le ménage est une unité homogène dont les aspirations et les préférences sont déterminées par l’époux.

L’école de Chicago et celle de Pennsylvanie ont offert les deux prin-cipales théories économiques de la fécondité en général et des origines du baby-boom (et du baby-bust) en particulier (Bailey & Collins, 2011).

Les recherches qui ont suivi se sont inscrites comme des extensions de ces Écoles de pensée (Doliger, 2008). Elles attribuent un rôle central à l’em-ploi féminin pour expliquer de telles fluctuations de la fécondité.

Butz et Ward (1979), de l’Ecole de Chicago, ont postulé que la fécondité réagit à l’évolution des salaires féminins comparés aux salaires masculins. Les enfants étant, comme pour Becker, plus intensifs en temps féminin, une augmentation des salaires conduirait les femmes à substituer les enfants par l’emploi. Les résultats de leurs analyses empiriques sur les Etats-Unis ont montré que le baby-boom pouvait s’expliquer par un salaire relatif des femmes peu élevé, au contraire de celui des hommes qui aug-mentait à cette période. Ceci a donc généré un effet de revenu positif sur la fécondité. Mais à partir des années 1960, le salaire relatif des femmes

5 La récente étude de Hill (2015) qui se base sur des données microéconomiques pour construire la mesure du revenu relatif démontre que l’hypothèse d’Easterlin se vérifie (le revenu relatif influant sur les comportements féconds aux Etats-Unis durant le milieu du 20e siècle) mais ne permet d’expliquer que 12% des variations observées durant le baby-boom américain.

augmenta, tout comme leur taux d’activité, ce qui contrebalança l’effet revenu par un effet substitution plus important et aurait donc provoqué le baby-bust. Contrairement à Easterlin (1987), ces auteurs affirment que la fécondité varie de façon contre-cyclique et non pro-cyclique : en période de prospérité, les femmes ont un incitatif fort à entrer sur le marché de l’emploi ce qui réduit la fécondité. Les couples auront donc tendance à faire plus d’enfants en période de récession, lorsque les salaires féminins sont bas. Cependant, même s’il explique bien les données sur lequel il s’appuie, ce modèle donne des résultats très mitigé lorsqu’il est appliqué à d’autres périodes (Joshi & David, 2002).

Ces dernières années s’observe une résurgence d’articles publiés dans des revues économiques et consacrés à cette thématique. Nombre d’entre eux attribuent la survenance du baby-boom à une diminution du coût des enfants et se rapprochent ainsi du compromis entre qualité et quantité modélisé par Becker (1960).

Greenwood, Seshadri et Vandenbroucke (2005) ont soutenu que la diffusion de l’électricité et de l’électroménager a réduit le temps néces-saire aux travaux ménagers pesant sur les femmes. Le coût des enfants s’en serait trouvé diminué et les femmes auraient augmenté leur fécondité, générant le baby-boom. Cette hypothèse a été réfutée par Bailey et Collins (2011), dont les analyses indiquent un lien négatif ou inexistant entre le niveau de fécondité et la diffusion de l’électroménager. Ces auteurs ont mis également en avant la survenue concordante d’un baby-boom parmi la communauté Amish, alors que ce groupe refuse toute forme de modernité et n’a donc guère eu recours aux avancées de la technologie domestique.

En outre, le sens de la causalité pourrait être inverse, l’augmentation du nombre d’enfants provoquant la diffusion d’appareils ménagers (Albanesi

& Olivetti, 2014). Murphy, Simon et Tamura (2008) ont proposé, quant à eux, de relier la densité de la population au baby-boom survenu aux Etats-Unis. L’augmentation de la suburbanisation et des habitations individuelles aurait réduit la densité de la population et, dans un premier temps, le coût de l’espace, ce qui par extension aurait fait chuter le coût des enfants. En s’appuyant sur les données des différents états américains, ils montrent également qu’il existe des disparités régionales dans l’ampleur du baby-boom qui répondent au trade-off proposé par Becker entre quantité et qua-lité. En effet, les régions qui ont connu une progression importante de la fécondité sont celles dont la hausse concomitante du niveau d’éducation des enfants a été relativement faible, l’inverse étant également vrai. Dans

le même ordre d’idées, Hill (2014) a développé une explication reliant la croissance de l’offre de logement aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale à l’augmentation de la nuptialité observée à cette époque. Il en déduit que ce phénomène contribue à expliquer 10% de la hausse de la fécondité observée entre 1930 et 1950.

Albanesi et Olivetti (2014), de leur côté, associent le baby-boom et le baby-bust américains à une diminution de la mortalité et de la morbidité maternelles, qu’elles interprètent également comme une variation du coût des enfants. En effet, pour les femmes qui auraient connu ces progrès sani-taires durant leur vie féconde, ceci aurait eu pour conséquence non seulement d’augmenter leur désir d’enfants, mais aussi le capital humain investi en eux.

La diminution de la mortalité maternelle des années 1930 aurait donc résulté en une croissance temporaire de la fécondité (le baby-boom). Toutefois à plus long-terme, les cohortes plus jeunes qui auraient bénéficié de cette instruc-tion prolongée auraient diminué leur descendance (le baby-bust) en raison du coût d’opportunité plus important d’un enfant supplémentaire pour ces femmes au capital humain élevé. Quant à Zhao (2014) qui attribue également le baby-boom à une diminution du coût des naissances, il la relie à une aug-mentation du taux d’imposition sur le revenu après la Seconde Guerre mon-diale, synonyme de diminution des salaires nets et donc d’un abaissement des coûts d’opportunité des enfants.

Enfin, toujours dans le même ordre d’idée, Bellou et Cardia (2015) montrent que la Grande Dépression a poussé un nombre important de femmes mariées âgées entre 20 et 34 ans en 1930 (qu’ils nomment la cohorte-D) à entrer sur le marché du travail. Elles sont restées en emploi ou ont réintégré le marché du travail durant les décennies suivantes lorsque l’économie est repartie à la hausse. Cette entrée massive a eu pour consé-quence de diminuer les opportunités d’emploi des femmes (surtout des jeunes) ainsi que les salaires féminins et a contribué à réduire le coût d’op-portunité des naissances en amoindrissant l’effet substitution induit par l’emploi. En parallèle, ces décennies de croissance économique (fin 1940 et 1950) ont vu le revenu des hommes augmenter. De ce fait, tout comme pour Butz et Ward (1979), ces deux effets conjugués auraient provoqué un effet revenu positif sur la fécondité conduisant au baby-boom6. Doepke,

6 L’article de Bellou et Cardia (2015) se distingue de celui de Butz et Ward (1979) dans l’explication des mécanismes sous-jacents aux évolutions de la fécondité.

Alors que l’économie a un impact direct selon Butz and Ward (1979), Bellou et

Hazan et Maoz (2015) proposent d’ailleurs une explication similaire mais en attribuant la cause principale non pas à l’effet de la Grande Dépression mais à celui de la Seconde Guerre mondiale sur l’emploi féminin. D’après eux, le conflit a eu un effet asymétrique sur la demande d’emploi féminin.

Les femmes en âge de travailler furent appelées à remplacer les hommes mobilisés et ont ainsi acquis de l’expérience. Dans cette optique, les femmes des cohortes plus jeunes ont alors subi une vive concurrence sur le marché du travail à la fin de la guerre, à la fois de la part des hommes de retour de mobilisation et de la part des femmes plus âgées et expérimen-tées. Cet effet d’encombrement les aurait donc poussées à investir dans une vie familiale plutôt que professionnelle. Ces auteurs reconnaissent toutefois que leur apport ne suffit pas à expliquer l’ensemble du phéno-mène7 ; ils suggèrent la présence d’externalités sociales, sans toutefois les identifier.