• Aucun résultat trouvé

Emploi féminin et famille : deux faces d’une même pièce ?

6. Constitution de la famille et interactions avec les trajectoires

6.1 Emploi féminin et famille : deux faces d’une même pièce ?

Le chapitre précédent a dessiné un panorama nuancé des trajectoires familiales et professionnelles des femmes durant le baby-boom en Suisse.

Malgré la forte standardisation des parcours féminins conforme à la dif-fusion du modèle traditionnel du mariage et de la maternité, l’activité rémunérée n’a pas été absente des trajectoires féminines. Cette analyse exploratoire sur l’ensemble de la période féconde ouvre ainsi des pistes de réflexions quant aux facteurs ayant influencé les comportements familiaux des femmes durant cette période, notamment en ce qui concerne l’interre-lation marquée avec la vie professionnelle.

Les liens existant entre l’emploi féminin et la constitution de la famille ont été théorisés essentiellement à partir du moment où la littéra-ture s’est penchée sur les causes de la seconde transition démographique.

Parmi les nombreuses études qui se sont attelées à comprendre les causes du déclin de la fécondité en œuvre à partir du milieu des années 1960, nombre d’entre elles ont considéré l’activité féminine comme l’une des variables explicatives. Les résultats ont mis au jour une relation inverse entre cette dernière et la fécondité  au niveau individuel  :  une fécondité réduite entraînerait une augmentation de la présence des femmes sur le marché de l’emploi et inversement, un accroissement de l’activité provo-querait une diminution de la fécondité (Bernhardt, 1993; Kempeneers &

Lelièvre, 1991; Kempeneers, 1985). Si l’existence de ce lien est avérée dans la littérature, le sens de la causalité n’est en revanche pas évident (Bernardi, 2003; Brewster & Rindfuss, 2000; Bernhardt, 1993; Felmlee,

1993; Kempeneers, 1985; Cramer, 1980) : les femmes ont-elles réduit leur nombre d’enfants dans le but de travailler davantage ou, au contraire, une descendance moins nombreuse leur a-t-elle permis d’exercer une acti-vité ? A ces causalités inverses s’ajoute également la possible existence d’une influence réciproque entre emploi et fécondité, ou que chacun de ces deux domaines soient influés par une combinaison d’autres facteurs (Huinink & Feldhaus, 2009; Brewster & Rindfuss, 2000).

Dès 1967, Stycos et Weller (1967) ont ainsi supposé que le sens de la causalité dépendait du contexte social et de la disponibilité des moyens contractifs. De cette façon, dans une société comme celle d’après la Seconde Guerre mondiale où les rôles maternel et professionnel étaient présentés comme incompatibles, la présence des femmes sur le marché du travail aurait dépendu de l’accès à des contraceptifs efficaces : leur dis-ponibilité induisant la possibilité pour les femmes de choisir laquelle des deux sphères privilégier alors que leur absence aurait pour conséquence une subordination des carrières professionnelles à la fécondité. Le sens de la causalité a également été envisagé comme évolutif au fil d’une même trajectoire (Cramer, 1980). Dans cette optique, l’arrivée d’un enfant influencerait la trajectoire professionnelle à court terme alors qu’à plus long terme la tendance pourrait s’inverser ; la constitution d’une famille accroissant la charge financière pesant sur les parents ou les femmes res-sentant le besoin de se réaliser en dehors du foyer une fois que les enfants ont grandi, auraient alors pu devenir des incitatifs à une reprise d’emploi (Bernhardt, 1993).

Si les effets négatifs des événements familiaux sur les trajectoires d’ac-tivités sont bien documentés, les désavantages de l’exercice d’un emploi sur la fécondité semblent plus contestés (Bernhardt, 1993). La principale incertitude réside dans le fait que les recherches peinent à démêler l’effet actuel de l’exercice d’un emploi de celui résultant des intentions profes-sionnelles futures. Or ces intentions individuelles sont difficilement mesu-rables et surtout évoluent au fil du temps. Ni Bhrolcháin (1986a, 1986b) a montré par exemple que l’anticipation d’un futur emploi dans l’Angleterre d’après 1945 aurait pu mener certaines mères à un raccourcissement des intervalles intergénésiques.

En résumé, à l’influence mutuelle existant entre les trajectoires profes-sionnelles et fécondes s’ajoute une interrelation entre les intentions indivi-duelles propres à ces deux types de trajectoires. En outre, en considérant la dimension temporelle dans laquelle s’inscrit l’individu, il est évident que

les aspirations et les comportements s’influencent également mutuelle-ment (Brewster & Rindfuss, 2000) : les intentions actuelles impactant les comportements futurs et inversement, les attitudes présentes pouvant ame-ner à une réévaluation des aspirations futures. D’après Bernhardt (1993), cette modélisation dynamique (fig. 6.1) fait apparaître « une causalité cir-culaire cumulative » (p. 35) entre ces domaines au niveau individuel. En tout état de cause, ces réflexions quant à l’interrelation entre vies active et féconde des femmes plaident pour le recours à des données indivi-duelles longitudinales et pour considérer ces sphères conjointement ainsi que dans leurs dynamiques temporelles (Barrère-Maurisson & Marchand, 2009; Brewster & Rindfuss, 2000; Bernhardt, 1993; Kempeneers &

Lelièvre, 1991).

En outre, la conciliation ou l’incompatibilité entre ces deux sphères est largement déterminée par le contexte institutionnel et culturel dans lequel se trouvent les individus, notamment les structures genrées régissant la société (Le Goff, 2005; van der Lippe & van Dijk, 2002; Bernhardt, 1993) qui délimitent les opportunités et les contraintes individuelles. De cette façon « on gagnerait à considérer les systèmes de valeurs auxquels croient

Fig. 6.1: Modélisation de l’influence dynamique existant entre les trajectoires profession-nelles et fécondes au niveau individuel, adapté de Bernardt (1993)

Intentions professionnelles

Intentions fécondes

Trajectoire professionnelle

Trajectoire féconde

Contexte culturel et institutionnel

les femmes et les hommes et qui orientent leurs actions professionnelles et familiales et leurs interactions » (De Singly, 2013, p. 83).

Le contexte suisse de la première moitié du 20e siècle se positionnait à l’encontre d’une conciliation aisée entre les rôles de mère de famille et de tra-vailleuse (O. Giraud & Lucas, 2009; Bertozzi, Bonoli, & Gay-des-Combes, 2005; chapitre 4), l’organisation de la société reposant fortement sur une double standardisation des parcours de vie des individus en fonction de leur sexe (Krüger & Levy, 2001). Néanmoins, comme le chapitre précédent l’a indiqué, l’ensemble des femmes n’a pas répondu pleinement à ces attentes sociales. De même, parmi celles qui ont vécu le parcours familial féminin

« type », des nuances émergent.

Afin de progresser dans la compréhension de cette hétérogénéité des parcours durant le baby-boom, ce chapitre se concentre sur les femmes dont la trajectoire familiale correspond à ce modèle traditionnel «  type  », soit celles qui se sont mariées et ont constitué l’ensemble de leur descendance au sein de cette première union. Cette focale nous permettra d’éclairer deux questionnements inhérents aux différentiels de fécondité durant le baby-boom. Premièrement, nous verrons quels facteurs ont influencé chacune des étapes de la constitution familiale de ces femmes afin d’appréhender l’hété-rogénéité de la fécondité maritale. Deuxièmement, nous verrons dans quelle mesure elles ont également répondu aux attentes sociales dans leurs trajec-toires professionnelles. Leur engagement dans la sphère familiale les a-t-il de fait exclues définitivement d’une activité lucrative ?

Après avoir décrit la diversité des trajectoires familiales et fécondes vécues par les femmes mariées de l’échantillon VLV, ce chapitre mobilisera dans un second temps des méthodes d’analyses biographiques afin de se pen-cher plus en détail sur les phénomènes déterminant les étapes de la consti-tution familiale ainsi que certains événements de la vie active. Au vu des résultats, une digression quant à la survenue d’accidents contraceptifs au sein des mariages sera également effectuée.

6.2 La diversité des trajectoires familiales et professionnelles et