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5. Les mères des baby-boomers : quelles conciliations entre sphères

5.4 Discussion

Les résultats obtenus par l’arbre de séquences fondent plusieurs constats.

Tout d’abord, à l’instar des travaux de Kate Fisher (2006, 2000) sur les générations anglaises qui contribuèrent à la dernière phase de la première transition de la fécondité et de ceux de Caroline Rusterholz (2017) sur les

Tab. 5.6: Eléments sélectionnés des trajectoires de femmes interviewées incluses dans les nœuds 12 et 13

Nœud 12 Nœud 13

Ego Monique Jacqueline Marie Elisabeth Carmen Denise Année de

naissance 1932 1929 1920 1930 1931 1932

Résidence

du père Inconnue Armée Inconnue Directeur entreprise

cohortes suisses qui amorcèrent le baby-bust, les femmes de notre échan-tillon à l’origine du baby-boom n’évoquent en aucun cas avoir consciem-ment planifié la taille de leur descendance. Une attitude d’acceptation envers les grossesses qui sont survenues se dessine ainsi de manière géné-ralisée parmi les répondantes. La méconnaissance et la fiabilité relative des moyens de contraception induites essentiellement par le tabou entourant ce sujet (chapitre 4) ont sans doute concouru à cette conduite. La diversité est alors limitée : si certaines de nos répondantes ont envisagé chacune de leurs grossesses de façon positive, d’autres ne les ont pas toutes désirées et s’en sont plutôt accommodées, « faisant avec » (nous développerons plus amplement cet aspect dans le chapitre 6).

Par ailleurs, la cohorte de naissance n’apparaît pas parmi les fac-teurs significativement discriminants au sein de l’arbre. L’absence de cette variable plaide donc pour une certaine homogénéité générationnelle dans le déroulement des trajectoires familiales et professionnelles des mères des baby-boomers en Suisse et réfute l’hypothèse d’une évolution des valeurs au fil des cohortes de mères.

Toutefois, à l’intérieur de cet ensemble générationnel homogène se trouve une forte hétérogénéité sociale des parcours individuels, qui conduit à identifier pas moins de sept nœuds terminaux significativement différents. Parmi les sous-populations ainsi définies, nous retrouvons trois groupes majoritaires qui réunissent de façon cumulée 64% de l’échantil-lon analysé et quatre moins importants qui regroupe chacun entre 8% et 10% de l’effectif total (fig. 5.8).

Fig. 5.8: Fréquence d’appartenance à chacun des nœuds terminaux de l’arbre de séquences

nœud 2 9% nœud 5

8%

nœud 6 10%

nœud 9 9%

nœud 10 18%

nœud 12 21%

nœud 13 25%

Plus spécifiquement, au premier niveau de l’arbre se détache d’emblée un groupe de femmes, hétérogène du point de vue du niveau d’instruction, qui n’est pas entré sur le marché de l’emploi à la fin de leurs études, et qui se distingue à la fois par des transitions précoces au mariage et à la maternité, une fécondité importante, une quasi absence de célibat définitif et un taux d’activité inférieur aux autres groupes. Cette première scission de l’arbre supporte ainsi l’idée d’une certaine polarisation entre un pôle minoritaire, mais socialement diversifié, répondant de façon précoce aux valeurs fami-lialistes (nœud 2, 9% de l’échantillon), et un pôle professionnel majoritaire qui se décompose lui-même en six sous-groupes (nœuds 5, 6, 9, 10, 12 et 13), parmi lesquels les normes et valeurs familialistes ne sont cependant pas absentes, comme le montrent les témoignages des femmes qui ont appartenu à chacun d’eux.

Dans ce pôle professionnel, les femmes qui ont obtenu un diplôme pro-fessionnel supérieur ou universitaire se caractérisent par la formation tardive de familles de taille réduite et s’opposent donc sur ces points à leurs consœurs qui ont eu une éducation moindre (comme le chapitre 3 l’avait montré sur les données du recensement de 2000). Toutefois, en révélant la diversité des tra-jectoires, l’observation des niveaux inférieurs de l’arbre permet de nuancer cette opposition devenue classique dans les études suisses et internationales qui portent sur la deuxième transition démographique (Schumacher et al., 2006; Wanner & Fei, 2005).

Parmi les femmes aux niveaux de formation les plus élevés, celles qui ont été socialisées dans un contexte rural (nœud 5) apparaissent avoir répliqué dans leurs vies adultes l’incompatibilité stricte affirmée par les discours de leur jeunesse entre vie familiale et professionnelle. Elles se caractérisent principalement par deux traits opposés, le célibat définitif ou une fécondité égale ou supérieure à trois enfants. En revanche les tra-jectoires semblent plus variées parmi celles qui sont issues d’un milieu plus urbain (nœud 6) et dont la descendance modale s’est centrée princi-palement autour de deux enfants. Les témoignages issus de ce groupe de femmes sont d’ailleurs les seuls à révéler ne pas avoir fait de la maternité une priorité, même après leur mariage, et avoir plutôt aspiré à une carrière professionnelle, bien souvent synonyme d’autonomie. Le calcul de l’in-dice de complexité (Gabadinho et al., 2010) confirme statistiquement la différence entre ces femmes de formation tertiaire puisque la complexité

des trajectoires familiales est significativement81 inférieure pour celles qui ont été socialisées dans un contexte rural (fig. 5.9), ce qui traduit globa-lement un nombre plus restreint de transitions entre les états ainsi qu’une entropie plus faible dans les séquences.

Le contexte de socialisation apporte donc une nuance importante pour caractériser les trajectoires de ces femmes au diplôme tertiaire ayant exercé un premier emploi. Si celles qui ont grandi dans un contexte rural présentent bien les taux de célibat définitif et d’infécondité les plus impor-tants de tous les nœuds terminaux de l’arbre, les mères appartenant à ce groupe n’en restent pas moins parmi les plus fécondes (2,77 enfants par mère), répondant par-là fortement aux normes promulguées durant leur jeunesse. Au contraire, leurs homologues originaires d’un contexte plus urbain ont répondu aux attentes maternelles de façon plus diffuse, l’infé-condité étant moins répandue dans ce groupe, mais de manière nettement moins soutenue puisque les mères ont engendré une descendance moyenne de 2.3 enfants, ce qui les situe parmi les moins fécondes de l’arbre.

81 Une régression de l’indice sur le milieu de résidence durant l’enfance a été menée et résulte en un coefficient égal à -0.0295 (p-valeur = 0.0247) pour les femmes issues d’un contexte rural.

Fig. 5.9: Distribution des indices de complexité des séquences familiales des nœuds 5 et 6

Noeud 5 Noeud 6

0.30 0.25 0.20 0.15

Indice de complexi

0.10 0.05 0.00

Les paramètres de nuptialité et de fécondité du nœud 6 ressemblent en outre fortement à ceux qui caractérisent le nœud 12 (tab. 5.1), soit l’en-semble qui réunit les femmes dont le diplôme n’est pas tertiaire82 mais qui ont exercé un emploi qualifié à leur entrée sur le marché du travail et qui, elles aussi, ont été socialisées dans un contexte urbain ou étranger.

On retrouve ici un groupe important de femmes (21% de l’échantillon) d’origine urbaine marqué par une prépondérance des descendances finales égales à deux enfants, qui s’oppose au nœud 13 (25% de l’échantillon), d’origine plus rurale et dont la descendance modale égale ou dépasse trois enfants.

Le milieu géographique de socialisation est donc une variable de différenciation majeure pour les trajectoires des femmes d’instruction tertiaire comme pour celles d’occupation qualifiée dans le pôle profes-sionnel. Si de manière générale la fécondité des mères est indéniablement élevée dans chacun des quatre groupes décrits ci-dessus, une socialisation villageoise a eu un effet d’autant plus important sur les comportements familiaux à l’âge adulte. Les incitations maternelles et fécondes relayées par les institutions dès l’enfance de ces femmes (chapitre 4) ont donc eut plus d’impact lorsqu’elles étaient couplées à un contrôle social important, caractéristique des communautés rurales. Le témoignage d’Yvette (1936, 2 enfants) illustre d’ailleurs ce clivage. Elle avait passé son enfance en Egypte et en Italie et avait reçu de fortes valeurs d’indépendance de ses parents. Elle se rappelle ainsi avoir été marquée par les normes en vigueur à son arrivée en Valais au début de sa vie d’adulte : « Quand je suis arri-vée ici, je trouvais que les femmes étaient arriérées ». Elle relate avoir été traitée de féministe et de communiste : « Alors je disais si être féministe c’est dire : « oui j’existe » alors ok je suis féministe. Et si avoir le sens de la justice, c’est vouloir que tout le monde soit égal, ait à manger, alors oui je suis communiste ».

Pour autant, les trajectoires professionnelles des femmes appartenant à ces quatre groupes plaident en faveur d’un relâchement du contexte hostile face à l’emploi féminin qualifié au cours du temps, puisqu’elles furent nombreuses à avoir recommencé à exercer une activité en fin de vie féconde. S’il est vrai qu’historiquement, une femme qui se retrouve seule et travaille après une rupture tend à être assimilée à l’image de la

82 97% d’entre elles ont accompli un apprentissage ou une formation secondaire supérieure

« mère courage » qui se sacrifie pour nourrir et éduquer ses enfants (Oris

& Ochiai, 2002), force est de constater que les reprises d’activité ont été plus fréquentes que les ruptures. Ceci suggère donc une évolution des mentalités des mères des baby-boomers durant leur parcours de vie, au moment où les enfants ont atteint l’adolescence, elles ont été nombreuses à éprouver le besoin de donner un autre sens à leur vie.

Enfin, les valeurs religieuses affirmées en 2011–2012 constituent un facteur significatif de distinction pour les femmes dont le premier emploi ne requérait pas de qualification particulière83. De cette façon, celles qui possèdent des convictions religieuses marquées au moment de l’enquête (nœud 10) ont eu des trajectoires significativement différentes.

Cette sous-population qui réunit 18% des répondantes s’avère être la plus féconde avec près de trois enfants par mère, contrairement à leurs homolo-gues moins croyantes dont les descendances ont été plus variées (fig. 5.10).

Les résultats mis en évidence par la démarche holiste entreprise dans ce chapitre démontrent donc l’existence de comportements familiaux et professionnels diversifiés durant le baby-boom. En même temps, même si chacun des sept nœuds terminaux possède des spécificités qui lui sont propres, force est de constater que des marqueurs de la socialisation de

83 85% d’entre elles n’ont accompli que l’école obligatoire.

Fig. 5.10: Descendances finales des femmes des nœuds 9 et 10

0%

5%

10%

15%

20%

25%

30%

35%

40%

45%

50%

Nœud 9 Nœud 10

0 enfant 1 enfant 2 enfants 3+ enfants

l’entre-deux-guerres se retrouvent dans chacun d’eux, tant du point de vue des facteurs objectifs, comme nous venons de le souligner, que des souvenirs subjectifs issus des témoignages qualitatifs. Ces derniers montrent avant tout la normalité que représentaient le mariage et la maternité pour la vie d’une femme. Cet aspect apparaît en effet de manière diffuse, tant pour des femmes qui ne se rappellent pas avoir envisagé une autre alternative à la formation d’une famille, que dans les pressions rapportées par celles qui ont tardé ou qui n’ont pas suivi ce parcours féminin socialement valorisé.

Chacune de ces femmes a connu, à un moment ou un autre de son parcours de vie, un événement leur rappelant quelle place elles devaient tenir dans la société.

Cette diffusion du modèle familial traditionnel se traduit également dans le discours des femmes interrogées par une incompatibilité vécue et ressentie entre famille et emploi, qui s’est manifestée la plupart du temps par une interruption d’activité au moment du mariage ou, pour celles dont l’époux était indépendant, par l’exercice d’un travail au sein de l’entre-prise de ce dernier ; ce qui s’apparentait ainsi plus à un soutien familial qu’à une activité rémunérée sur le marché et était donc toléré (Head-König

& Mottu-Weber, 1999; Jobin, 1995). Des répondantes (de formation éle-vée) ont pour leur part privilégié leur carrière en se détournant d’une vie familiale qu’elles associaient explicitement à une perte d’indépendance.

Alors que d’autres issues de milieux plus pauvres ont envisagé leur union comme une alternative à un emploi non qualifié, voire à la pauvreté.

Toutefois, comme évoqué précédemment, l’évolution des trajectoires professionnelles au cours du temps montre dans chacun des nœuds termi-naux une augmentation du taux d’activité en fin de vie féconde. Si certains témoignages ont souligné l’obligation d’une reprise à la suite d’un divorce ou d’un veuvage, l’ensemble ne peut être imputé à une telle situation.

D’ailleurs certaines racontent avoir recommencé une activité, voire repris des études dans le but d’un retour en emploi, une fois leur « devoir » fami-lial accompli, lorsque les enfants avaient grandi84. Ces situations, même si elles sont spécifiques, plaident donc en faveur d’un relâchement des normes hostiles vis-à-vis de l’emploi qualifié des épouses et des mères de famille au cours du temps. Tout comme ce qui a pu être démontré dans le

84 Elles ont à cet égard bénéficié des opportunités des mutations du marché du tra-vail suisse alors en situation de quasi plein emploi (Oris, Gabriel, Ritschard, &

Kliegel, 2017).

cas de la France et du Québec (Bonvalet, Olazabal, & Oris, 2015; Bonvalet et al., 2011), nous pouvons supposer à cet égard, qu’en Suisse aussi, les mères des baby-boomers ont été les initiatrices de dynamiques que leurs filles ont consolidées et normalisées ensuite, en l’occurrence ici le retour des femmes sur le marché du travail (Le Goff, 2005).

La lecture et le jugement de la société actuelle vis-à-vis de la place de la femme que nous donnent nos répondantes, montre d’ailleurs une évolution des valeurs partagées par certaines d’entre elles, qui jugent l’émancipation féminine de façon positive et sont « contentes » que leurs filles puissent travailler et être indépendantes économiquement. Si les trajectoires de ces dernières sont à approcher d’un processus de socia-lisation de transformation ou de conversion (Darmon, 2010), d’autres témoignent au contraire d’un ancrage profond dans les normes de la société de l’entre-deux-guerres à l’instar de ce que peut résulter d’une socialisation de renforcement (Darmon, 2010). Certaines estiment en effet que « les femmes sont peut-être trop indépendantes » (Madeleine, 1925, 0 enfant) ou qu’« aujourd’hui une femme ne tolère plus qu’on lui dise com-ment ça marche et elle quitte [son conjoint] » (Rosmarie, 1934, 2 enfants), ce qui se traduit par l’augmentation des divorces. Pour d’autres, «  il y a trop de femmes qui travaillent, elles devraient plus s’occuper de leurs enfants » (Jacqueline, 1929, 4 enfants). L’hétérogénéité de ces discours montre à nouveau la diversité des valeurs partagées ainsi que leur progres-sion dans la société ou chez un individu qui peut être empreint d’ambiva-lence : « Parce que c’est clair que l’homme et la femme sont égaux. C’est la même dignité. Mais ils sont différents, ils ont des rôles différents, il n’y a rien à faire ! » (Jeanne, 1922, 6 enfants).

Les normes et les valeurs promouvant la division sexuelle comme organisation sociale ont donc bien transcendé les strates sociales et influé sur les parcours de vie adultes des générations de femmes à l’origine du baby-boom en Suisse. Ces valeurs se sont souvent imposées à ces der-nières sans qu’elles n’en aient réellement conscience. Toutefois, l’ap-proche méthodologique mixte adoptée ici nous a permis de montrer que certains parcours qui semblaient suivre la destinée féminine promulguée par les institutions de leur jeunesse ont caché en réalité plus un accommo-dement aux normes qu’un conformisme total. La pluralité des trajectoires des femmes durant le baby-boom en Suisse confirme avec force l’hétéro-généité de ce phénomène. Cette analyse exploratoire sur l’ensemble de la période féconde ouvre ainsi des pistes de réflexions quant aux facteurs

ayant influencé les comportements familiaux des femmes durant cette période, notamment en ce qui concerne l’interrelation marquée avec la vie professionnelle. L’étape suivante est de progresser dans la compréhension des différentiels de fécondité durant cette période en interrogeant plus en profondeur cet entrelacement entre famille et emploi, en analysant non plus les trajectoires dans leur ensemble, mais les événements particuliers qui les constituent.

6. Constitution de la famille et interactions avec les