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CHAPITRE 1 er Les premiers signes de mécontentement mélanésien

I. La période d’avant-guerre

Il est important d’étudier la question de la main-d’œuvre aux Nouvelles-Hébrides, car il s’agit d’un thème qui a perturbé l’archipel pour une bonne partie de son existence. Dès la fin du dix-neuvième siècle, les Nouvelles-Hébrides ont constitué un réservoir de main-d’œuvre dans lequel « les Français ont puisé modestement pour leurs besoins limités en Nouvelle-Calédonie

178 Jusqu’en 1959, pratiquement aucune dépense n’a été faite ni par la France, ni par la Grande-Bretagne en ce qui

concerne l’enseignement aux Nouvelles-Hébrides. Jusqu’à cette date, l’enseignement était presque exclusivement l’œuvre des missionnaires. Voir Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala

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à la grande différence des Britanniques qui en raison des nombreuses demandes de travailleurs faites par Queensland en Australie, les Samoa et les îles Fidji, y ont puisé abondamment »179.

Cela dit, dès le début du vingtième siècle, ce recrutement a connu un ralentissement : la population mélanésienne des Nouvelles-Hébrides fut décimée par des maladies (lèpre, tuberculose, syphilis)180 et leur paresse et peur vis-à-vis des blancs a rendu le recrutement des

travailleurs aux Nouvelles-Hébrides presque impossible181. Des tentatives de recruter de la

main-d’œuvre mélanésienne provenant d’autres îles de l’archipel furent aussi vaines182. Il y avait

aussi une conséquence plus grave liée à l’indisponibilité des travailleurs mélanésiens pour le travail : sans effectifs, toutes tentatives de développement de l’économie des Nouvelles- Hébrides furent suspendues. Il est intéressant de noter que dans la Convention du 20 octobre 1906, vingt-six articles sur soixante-huit étaient consacrés à la question du recrutement183. Face

à la dépopulation fulgurante de certaines îles, le recrutement ne pouvait être désormais effectué

179 Déjà en 1889, 20 000 Mélanésiens originaires des Nouvelles-Hébrides œuvraient sur les exploitations du

Queensland et des îles Fidji. Voir ANOM, archives rapatriées, Nouvelles-Hébrides, série G34, rapport sur la main- d’œuvre aux Nouvelles-Hébrides, auteur et date non indiqués.

180 Selon Keith Woodward, au début du vingtième siècle, la population mélanésienne aux Nouvelles-Hébrides était

à son plus bas niveau : entre 40 000 et 50 000 personnes. Voir Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala Gavman, op. cit., p. 17.

181 ANOM, archives rapatriées, Nouvelles-Hébrides, série G34, rapport sur la main-d’œuvre aux Nouvelles-

Hébrides, auteur et date non indiqués.

182 À cet égard, les Français ont recruté un plus grand nombre d’ouvriers mélanésiens que les Britanniques pour

leurs plantations dans l’archipel. Malgré le fait d’avoir recruté beaucoup de Mélanésiens pour leurs projets en Australie et aux Fidji, selon la loi relative à la protection des îles pacifiques britanniques de 1872 et 1875 (UK Pacific Islands Protection Act of 1872 and 1875), le recrutement par des colons britanniques d’ouvriers mélanésiens pour le travail dans l’archipel fut strictement interdit à moins que le Haut-Commissaire a délivré des permis de recrutement, chose qu’il a rarement fait. Par conséquent, il n’est guère surprenant qu’en février 1865, des colons britanniques de Tanna ont déposé une demande officielle auprès du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie exigeant l’annexion complète des Nouvelles-Hébrides par la France. Voir Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala Gavman, op. cit., p. 20.

183 ANOM, Fonds ministériels, 3ecol/37/11, Philippe Mermet, Résultats économiques du condominium franco-

que par une personne munie d’un permis de recrutement valable pour un an184. De plus, les

contrats étaient d’une durée de trois ans au maximum et chaque travailleur était obligé d’être muni d’un livret individuel d’engagement où étaient mentionnées les formalités de l’engagement185. En bref, ces mesures ont mis fin au régime du recrutement forcé qui existait

auparavant.

Il fallait donc chercher ailleurs pour trouver cette main-d’œuvre indispensable. C’est l’Indochine qui a répondu à l’appel186. Depuis ses tout débuts en 1920 où seulement 150

Indochinois sont arrivés aux Nouvelles-Hébrides187, cette immigration augmenta rapidement.

Déjà en 1929, 5 515 Indochinois sont arrivés dans l’archipel188. Au total, en 1929, il y avait

environ 6 000 ouvriers indochinois aux Nouvelles-Hébrides, y compris 1 200 femmes et 1 000 enfants189. Certaines conditions en Indochine ont aussi agi comme facteurs de répulsion incitant

ces ouvriers à chercher un meilleur avenir loin de leur pays d’origine : famine, pauvreté, insécurité, chômage190. D’habitude, ces ouvriers étaient employés dans les nombreuses

plantations françaises de l’archipel191. Pendant la crise des années 1930 à 1936 qui a provoqué

184 Ibid. 185 Ibid., p. 71.

186 Initialement, c’est la maison Ballande qui a négocié avec le gouvernement général de l’Indochine pour assurer

la venue des premiers ouvriers indochinois. C’est aussi la maison Ballande qui transportait les ouvriers indochinois de l’Indochine aux Nouvelles-Hébrides. Voir Peggy Roudaut, op. cit., pp. 40-43.

187 ANOM, archives rapatriées, Nouvelles-Hébrides, série G34, rapport sur la main-d’œuvre aux Nouvelles-

Hébrides, auteur et date non indiqués.

188 ANOM, Fonds ministériels, 3ecol/37/11, Philippe Mermet, Résultats économiques du condominium franco-

britannique des Nouvelles-Hébrides, 1939, p. 72.

189 Naomi Calnitsky, « The Tonkinese Labour Traffic to the Colonial New Hebrides : The Role of French Inter-

Colonial Webs », communication orale lors du colloque Indian Ocean World Centre, Université McGill, hiver 2016,

http://www.academia.edu/20370598/_The_Tonkinese_Labour_Traffic_to_the_Colonial_New_Hebrides_The_Ro le_of_French_Inter-Colonial_Webs_, consultée le 5 octobre, 2017.

190 Peggy Roudaut, op. cit., p. 44.

191 Keith Woodward démontre que la présence des Indochinois n’était pas sans problèmes. En 1931, six ouvriers

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une chute dans les exportations néo-hébridaises de 50 millions de francs à moins de 10 millions, le principal problème de la main-d’œuvre était son coût192. Malgré cela, la présence

des ouvriers indochinois, quoique dans une mesure plus modeste193, a continué.

La crise des années 1930 a néanmoins altéré le colonialisme français aux Nouvelles- Hébrides. Tandis que jusqu’en 1929 les colons ne firent jamais appel aux finances de l’État, la situation change durant les années 1930194. Avec la crise, les colons s’endettèrent195. Pour

couronner le tout, la période 1930-1932 fut marquée par de nombreux cyclones violents : dix- sept furent comptabilisés196. La plupart des compagnies françaises créées pendant les

années 1920 (pour n’en nommer que quelques-unes, il y avait : la Compagnie immobilière des Nouvelles-Hébrides fondée en 1924, la Compagnie agricole et minière des Nouvelles-Hébrides

comme le seul cas où la guillotine fut utilisée aux Nouvelles-Hébrides. Voir Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala Gavman, op. cit., p. 40.

192 Le prix de revient d’un ouvrier indochinois était passé de 700 francs en 1920 à 3 200 francs en 1930. Voir Peggy

Roudaut, op. cit., p. 94.

193 En 1931-1933, beaucoup de travailleurs se trouvaient en fin de contrat et rentraient normalement en Indochine.

En 1935, il ne restait plus que 600 Indochinois. Après la fin de la crise, les convois importateurs de main-d’œuvre indochinoise devinrent à nouveau habituels. Voir Ibid., pp. 95 et 120 et Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala Gavman, op. cit., p. 40.

194ANOM, Fonds ministériels, 3ecol/37/11, Philippe Mermet, Résultats économiques du condominium franco-

britannique des Nouvelles-Hébrides, 1939, p. 43.

195 Obligés de payer une main-d’œuvre fort onéreuse qui les empêchait de rembourser les dettes accumulées face à

la chute des prix des produits coloniaux, en février 1931, le gouvernement français fit adopter une loi qui devait sauver à la fois la colonisation individuelle et le commerce français; cette loi autorisait le ministre des Finances et le ministre des Colonies à passer, avec le Crédit National, des conventions pour des prêts à des exploitations agricoles, commerciales ou industrielles. Voir Ibid. Une convention intervint le 26 mars 1931 entre le gouvernement et le Crédit National. Voir Ibid. Le Crédit National donnait 40 millions destinés à la consolidation des dettes des exploitations industrielle et agricole, sur cette somme, 5 millions, pouvaient être affectés à la remise en état et à l’entretien des plantations. Voir ANOM, archives rapatriées, série G10, rapport succinct sur la colonisation, le commerce et le crédit aux Nouvelles-Hébrides, signature illisible, date non indiquée.

196 Les cyclones causaient de graves dégâts sur les cultures, notamment les cocotiers, les cacaoyers et les caféiers.

Cette situation malheureuse a aussi contribué à la crise économique des années 1930. Voir Peggy Roudaut, op. cit., p. 94.

fondée en 1926, et la Compagnie cotonnière de Vaté fondée en 1927) périclitèrent197. Malgré

les difficultés, la SFNH subsistait. L’État secourut sous forme d’autorisation d’un emprunt à la charge du budget local français des Nouvelles-Hébrides; le capital de la SFNH 8 millions est porté à près de 29 millions de francs198. En 1935, la SFNH a encore une fois bénéficié de l’aide

du gouvernement français199. À la veille de la Seconde Guerre mondiale et malgré la vente d’un

nombre considérable de ses terrains, la SFNH possédait encore 332 108 hectares de terres200.

En ce qui concerne le gouvernement français, en 1936 et en pleine crise économique, il revendiquait 657 149 hectares, les cocotiers représentant la principale culture201.

Les cocotiers ont permis de récolter le coprah qui était obtenu en séchant la pulpe de la noix de coco. Il s’agissait d’une matière première précieuse pour la préparation de divers produits tels que le savon et la margarine202. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le

coprah constituait l’exportation la plus importante du condominium. Cela dit, la production coloniale diminuait en même temps qu’augmentaient les besoins de la France métropolitaine et au moment où la guerre a commencé, la belle époque de la production de cette denrée semblait bien révolue203. Ce phénomène était dû à une baisse des cours du coprah qui a fait en sorte que

les planteurs « ne prenaient plus souvent la peine de faire la récolte ni d’entretenir la

197 Ces compagnies ont souvent disparu ou étaient absorbées par la SFNH. Voir ANOM, Fonds ministériels,

3ecol/37/11, Philippe Mermet, Résultats économiques du condominium franco-britannique des Nouvelles- Hébrides, 1939, p. 43.

198 Cet emprunt se montait à 10 000 000 de francs. Voir Ibid., p. 36.

199 Il est important de noter que le gouvernement n’a pas alloué cette aide à la SFNH sans condition. Après avoir

reçu 8 300 000 francs de Paris, la SFNH devait entre autres : « céder en toute propriété 160 403 hectares de ses terrains, renoncer à la partie des terrains bordant le rivage dont elle conservait la propriété, renoncer au droit d’exploiter des mines sur ses terrains, renoncer à ses droits sur le maintien d’une zone étendue de trois milles et transformer ses actions en titres nominatifs ». Voir Ibid., p. 37.

200 Ibid. 201 Ibid., p. 46. 202 Ibid., p. 55. 203 Ibid.

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plantation »204. Par conséquent, les cours du coprah qui étaient en 1937 de 2 550 francs la tonne

avaient, en novembre 1938, baissé de 32 %205. Cette tendance à la baisse, entamée dès la fin des

années 1920, est aussi reflétée en examinant la valeur des exportations de la colonie. En 1934, les exportations se montaient à 6 189 013 francs, soit une baisse de 43 166 577 francs par rapport à 1927206. Elles n’étaient plus que le huitième de ce qu’elles étaient en 1928207. Malgré un

certain redressement constaté dès 1938 (les exportations pour l’année 1938 se montaient à 20 315 661 francs), seulement 11 448 tonnes de coprah ont été exportées en 1938208. À la veille de

la Seconde Guerre mondiale, il faut dire que le commerce des Nouvelles-Hébrides commençait tout juste à se remettre après une grave crise économique.

Cela dit, aux Nouvelles-Hébrides, les Français avaient amassé de plus importants intérêts économiques que les Britanniques. Initialement, les Britanniques espéraient pouvoir établir une colonie de peuplement à Havannah Harbour sur la côte ouest de Vaté209. Pour plusieurs raisons

(la prévalence du paludisme, un climat défavorable ainsi que le désintérêt du gouvernement britannique), Havannah Harbour a connu une existence éphémère210. À partir du début du

vingtième siècle, les colons français étaient plus nombreux que leurs homologues britanniques.

204 Ibid. Pendant les années 1930 à 1934, plusieurs plantations furent aussi abandonnées. La productivité a aussi

été amoindrie à cause des erreurs humaines. Le problème est que les planteurs avaient entrepris sur le même sol des cultures mixtes, c’est-à-dire qu’ils avaient d’abord planté des cocotiers et en attendant les huit ou neuf années requises à la croissance de l’arbre pour produire du coprah, ils avaient ajouté des caféiers et cacaoyers qui, étant des cultures annuelles, ont épuisé la terre. Voir Peggy Roudaut, op. cit., p. 92.

205ANOM, Fonds ministériels, 3ecol/37/11, Philippe Mermet, Résultats économiques du condominium franco-

britannique des Nouvelles-Hébrides, 1939, p. 56.

206 Ibid., p. 91.

207 La chute des prix pour le coprah était plus grave que pour les autres produits exportés (cacao, coton, café). En

1934, on payait pour le coprah 266 francs la tonne alors que quelques années avant il valait dix fois plus. Voir Ibid., p. 92. En 1934, seulement 9 638 tonnes de coprah ont été exportées. Voir Ibid., p. 91.

208 Le redressement est évident en constatant qu’en 1934, seulement 6 939 tonnes de coprah ont été exportées. Le

chiffre de 11 448 tonnes pour 1938, malgré son infériorité par rapport à l’année 1937, était bien supérieur aux années précédentes. Voir Ibid., p. 94.

209 Woodward, « Historical Note », dans Bresnihan et Woodward, ed., Tufala Gavman, op. cit., p. 19. 210 Ibid.

En 1920, il y avait 656 sujets français dans l’archipel et seulement 272 ressortissants britanniques; dès 1939, les Français étaient dix fois plus nombreux que les Britanniques211.

Selon Robert Aldrich, avant la Seconde Guerre mondiale, la France était responsable de 90 % des exportations néo-hébridaises et elle était à l’origine du deux tiers des importations212. En

examinant l’année 1938 de plus près, le commerce général (importations et exportations confondues) s’élevait à 39 407 000 francs213. De cette statistique, la part de la France était de 34

117 462 francs tandis que celle de la Grande-Bretagne était de 5 505 198 francs214. En ce qui

concerne les importations pour l’année 1938, elles se sont élevées à 19 092 000 francs215. En ce

qui concerne la part de chaque métropole, la France accaparait 14 224 000 francs alors que la Grande-Bretagne assumait 5 194 000 francs216. Dans le domaine de la navigation, la France

avait aussi le dessus par rapport aux Britanniques. En 1938, cinquante-huit navires sont entrés dans les ports néo-hébridais. Tandis que trente-quatre de ces navires étaient français, seulement quatorze appartenaient aux Britanniques217. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, c’est la

France qui avait le dessus par rapport aux Britanniques dans plusieurs aspects concernant les Nouvelles-Hébrides.