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Chapitre  6   – Ouvertures de récits 113

6.3   Taxonomie des ouvertures de récits 115

6.3.1   Ouvertures de récits initiées par le candidat 116

Le cas des ouvertures de récits initiées par le candidat lui-même est quasi inexistant dans notre corpus de données. Il correspond aux récits racontés en première position (Schegloff, 1997), c’est-à-dire des récits qui n’ont pas été sollicités par le co-participant. Dans cette situation, le locuteur qui s’apprête à raconter une histoire s’assure par avance d’obtenir l’alignement du destinataire, par exemple au moyen d’une préface (story preface, cf. Hellermann, 2008 ; Mandelbaum, 2013 ; Sacks, 1974a, 1987). L’exemple suivant illustre l’unique cas que nous avons recensé dans notre corpus de données où l’ouverture du récit est initiée par le candidat. Le jeune candidat (CA) postule pour une place d’apprentissage d’automaticien dans l’entreprise privée 3. Le recruteur (RE) menant l’entretien est un chef de ligne et formateur d’apprentis.

Extrait 8 – « Malentendu en math » (E24)

1 (0.5)

2 RE: .h comment ça roule à:: l'école.

3 (0.5)

4 CA: eu:h ça va bien?

5 (0.3)

6 CA: >je me suis bien< rattrapé parce qu'en début d'année j'avais

7 quatre point et demi négatifs,

8 RE: ((claquement de langue)) d'accord?

9 CA: et euh enfin c'était un peu à cause d'un malentendu, (0.4) j'ai

10 eu:- >si vous voulez que je vous explique<.

11 RE: oui?

12 CA: be:n c'était en mathématiques j'étais absent pendant >deux

13 jours parce que j'étais malade<, (0.7) et pis y avait le- y

14 avait eu le weekend juste avant, (0.3) enfin just- euh a- après

15 que je sois malade, (0.4) et pis j'avais pas reçu euh >enfin<

16 mo:n (0.7) un ami m'avait pas amené me:s (0.7) mes affaires

17 pour réviser euh le test de math qu'y avait le jour où je

18 revenais et puis (1.1) j'ai- j'avais pas prévu de prendre une

20 .h (0.2) j'ai dû le faire et j'ai fait deux et demi, (0.8) bon

21 ensuite j'ai remonté: là j'ai fait cinq et demi: quatre et

22 demi cinq, (0.3) °donc euh° ça a monté, (0.5) °pis euh° (0.2)

23 maintenant ça va mieux j'ai plus que un demi point.

24 RE: d'accord.

Dans cet extrait, le recruteur interroge le candidat sur sa scolarité (« comment ça roule à l’école », l. 2). Le candidat commence par produire une seconde partie de paire minimale « ça va bien » (l. 4). Interactionnellement parlant, ce type de question requiert une réponse plus développée qu’une simple seconde partie de paire adjacente. La pause de 0.3 seconde (l. 5), qui n’est pas traitée par le recruteur comme une place pertinente pour le changement de locuteur, corrobore cela. Sur le plan de la compétence interactionnelle, il s’agit pour le jeune candidat de discriminer si la question demande d’occuper le floor. Le récit est l’une des formes qui permettent une production longue et une réponse plus développée. Le candidat expose alors des détails sur son parcours scolaire : « je me suis bien rattrapé » (l. 6) ; « en début d’année j’avais quatre points et demi négatifs » (l. 6-7). L’extension de la réponse du candidat est traitée comme pertinente par le recruteur, qui produit un continuateur « d’accord » (l. 8). A ce stade de la conversation, il y a deux informations contradictoires concernant la scolarité du jeune homme : « ça va bien » (l. 4) et « j’avais quatre points et demi négatifs » (l. 6-7). Le candidat explique que « c’était un peu à cause d’un malentendu » (l. 9), et après une pause de 0.4 seconde (l. 9) où le recruteur ne reprend pas le tour de parole, produit le début d’un premier élément « j’ai eu » (l. 9-10), potentiellement assimilable à une amorce de récit étant donné l’utilisation d’un verbe au passé composé. Ce début d’énoncé est caractérisé par un allongement vocalique sur « eu » (l. 10), qui peut être le signe d’une hésitation du candidat à produire un récit à ce moment-là de l’interaction. L’énoncé est ensuite auto-interrompu, et le candidat ajoute « si vous voulez que je vous explique » (l. 10). Ce tour de parole a valeur de préface, puisque le candidat va explicitement demander à son co-participant l’autorisation de produire une explication pour justifier la raison pour laquelle il a commencé l’année avec quatre points et demi négatifs. Le recruteur produit un go-ahead signal « oui » (l. 11), qui manifeste à la fois qu’il a compris que le candidat s’apprête à raconter le récit de son redressement de situation, et qu’il valide la demande exprimée par la préface en se positionnant comme destinataire du récit qui va être produit. On constate en effet qu’à partir de la ligne 11, le système d’alternance des tours de parole est suspendu, puisque le recruteur – le destinataire – n’intervient plus jusqu’à la complétude du récit. De cette manière, grâce à la production d’une préface, le candidat effectue le travail

interactionnel nécessaire de préparation du floor conversationnel préalable à la production d’un récit.

Ici, le récit est instrumentalisé par le candidat comme moyen d’expliquer au recruteur que sa situation scolaire problématique d’avoir « quatre points et demi négatifs » (l. 7) n’était pas provoquée par sa faute mais « à cause d’un malentendu » (l. 9), et de démontrer qu’il s’est « bien rattrapé » (l. 6). Cette explication, sous la forme d’un récit, constitue une ressource utile pour le candidat afin de se décharger de la responsabilité d’une aussi mauvaise moyenne, en fournir une excuse et se présenter sous un aspect un peu plus valorisant. Le fait d’introduire son récit par une préface permet au candidat à la fois de tester la pertinence de produire un récit à ce moment-là auprès du recruteur, et de sécuriser son tour de parole afin de produire les multiples unités nécessaires à l’explication de ce malentendu. La préface constitue ainsi une stratégie efficace, car le fait de demander à son interlocuteur « vous voulez que je vous explique ? » suscitera préférentiellement un alignement de la part de ce dernier, sous la forme d’un go-ahead signal.

Toutefois, cette technique d’ouverture de récit demeure largement minoritaire dans des interactions en contexte d’entretien d’embauche. Cela s’explique potentiellement par la réticence des candidats à produire des récits, d’autant plus lorsqu’ils n’ont pas été sollicités par le recruteur. Dans la grande majorité des cas, dans nos données, les récits produits au cours d’un entretien d’embauche sont racontés en seconde position, et donc invités par la question posée par le recruteur. Le formatage de la question peut ainsi constituer un contexte séquentiel favorable à l’initiation d’un récit d’expérience personnelle. Les deux sous-sections présentent les deux types d’ouverture de récit les plus fréquents dans notre corpus de données, et qui découlent tous les deux plus ou moins de la question posée en amont par le recruteur. La première catégorie d’ouverture découlant d’une question est initiée par le recruteur (point 6.3.2), et la seconde émerge de la réponse produite par le candidat (point 6.3.3).