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Chapitre  3   – Vers une approche interactionnelle des récits dans l’entretien d’embauche:

3.4   Principes méthodologiques et processus analytique 51

3.4.4   Observations préliminaires 54

Sur la base des retranscriptions, le chercheur procède aux premières observations en adoptant classiquement un regard non-motivé (unmotivated looking, voir Hopper, 1988 ; Psathas, 1995, Schegloff, 1996b) sur les données. Cela signifie que le chercheur ‘découvre’ son objet d’étude à travers les données elles-mêmes, et que ce sont donc les données qui déterminent ce que l’on va observer (Mazeland, 2006). C’est du moins ce que l’AC affirme, bien que ce ne soit largement pas toujours le cas. En effet, l’objet de l’étude – par exemple l’usage de ‘ben’ en début de tour – peut aussi bien être déterminé à l’avance, et être observé ensuite dans le corpus de données disponibles.

Ainsi, l’observation des données naturelles authentiques permet de repérer les usages récurrents des membres dans leurs interactions les uns avec les autres (Drew, Chatwin & Collins, 2001). Les observations s’effectuent en respectant trois grands principes : le principe de primauté de l’action (3.4.4.1), le principe d’ordre (3.4.4.2), et le principe de séquentialité et de temporalité (3.4.4.3).

3.4.4.1  Le  principe  de  primauté  de  l’action  

Lorsque l’on observe un phénomène interactionnel, l’action est toujours prééminente par rapport au contenu. En effet, puisque parler équivaut à agir, l’AC s’intéresse en premier lieu à l’action. Cela signifie que l’on va se concentrer sur la manière dont cela a été dit, plutôt que sur ce qui a été dit. Ainsi, l’analyse conversationnelle vise à observer les activités langagières accomplies dans le déroulement de l’interaction, indépendamment de leur contenu

propositionnel. En effet, si les contenus sont variables à l’infini, les façons de les implémenter dans la conversation font partie d’un savoir commun, dont les participants déploient les mécanismes collectivement et de manière mutuellement reconnaissable. Par exemple, lorsqu’un participant produit un récit dans une conversation, l’attention du conversationnaliste ne porte pas sur ce que raconte l’histoire, mais sur la manière dont le locuteur gère les différents défis inhérents à la production d’un récit conversationnel – comme par exemple l’ouverture, le climax et la clôture du récit. Le centre d’intérêt de l’analyse conversationnelle peut ainsi se résumer à la question suivante : quelles actions les participants accomplissent-ils en disant ce qu’ils disent, et en le disant de la façon dont ils le disent ? (Schegloff, Koshik, Jacoby & Olsher, 2002).

3.4.4.2  Le  principe  d’ordre  

Malgré l’impression que l’on peut en avoir au premier abord, la conversation est loin d’être aussi chaotique et désordonnée qu’elle semble l’être. Au contraire, la conversation est un système extrêmement ordonné, et est accomplie de manière méthodique et systématique par l’ensemble des participants, qui s’engagent dans un travail constant de coordination, de synchronisation, de maintien et d’ajustement de leurs perspectives (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974). L’ordre est ubiquitaire et présent dans toute conversation, indépendamment de son contexte d’émergence – que ce soit dans une conversation bipartite ou multipartite, dans une conversation de tous les jours ou dans une situation institutionnelle, etc. – et ce malgré le fait que rien de ce qui est dit, ni l’ordre dans lequel cela est dit, n’est prédéfini à l’avance (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974). L’observation d’un caractère ordonné de la conversation – par exemple dans la construction et la distribution des tours de parole entre les différents locuteurs – par les participants manifeste que la création et le maintien d’un ordre social est une préoccupation constante des membres d’un groupe social.

3.4.4.3  Le  principe  de  séquentialité  et  de  temporalité  

L’AC s’inscrit dans une dimension temporelle et séquentielle. L’objet de l’AC ne consiste pas à aborder des formes linguistiques indépendantes, de manière décontextualisée, mais observe les unités de construction du tour de parole en fonction de leur placement séquentiel, c’est-à-dire en tenant compte à la fois des tours précédents et des tours suivants dans le

déroulement de la conversation. Chaque tour de parole prend donc son sens de manière séquentielle. La conversation se déploie ainsi à la fois de manière prospective et rétrospective (Garfinkel, 1967), puisque le sens de chaque tour de parole découle des précédents et projette simultanément des indices sur la manière dont les interlocuteurs doivent interpréter le tour de parole et ajuster leur conduite dans le tour suivant. En observant le prochain tour, on peut voir comment le locuteur interprète et comprend le tour qui précède. Ce mécanisme est désigné par le terme de next-turn proof procedure et consiste à observer comment les « locuteurs démontrent dans leurs ‘prochains’ tours séquentiels une compréhension de ce en quoi le tour ‘précédent’ consistait » (Hutchby & Wooffitt, 1999 : 15). Le contexte séquentiel de l’interaction occupe donc un rôle majeur dans l’organisation de la conversation. Les interactants organisent en effet leur conduite de manière à la rendre cohérente par rapport aux actions précédentes, et à projeter des actions pertinentes pour la suite de la conversation. Le contexte est ainsi créé localement par l’ensemble des participants, qui le reconfigurent en permanence pour s’adapter à l’occasion de sa production. Tout comme l’ordre des unités conversationnelles et de la distribution de la parole, le contexte interactif n’est jamais prédéfini à l’avance ; de cette manière, on peut dire que l’organisation de la conversation est indépendante du contexte social (context free) dans lequel elle apparaît, mais qu’elle est sensible au contexte verbal (context sensitive) de son émergence (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974). Cela signifie que les productions verbales des locuteurs tiennent compte du tour de parole précédent, et projettent elles aussi des contingences sur le tour suivant, et ainsi de suite.